Dans un contexte social tendu, la jeunesse trouve refuge dans la foi et dans la musique. La Mauritanie, c’est du pur racisme ! Tout le monde le sait, mais personne n’en parle, c’est interdit ! » Ibrahim, Abdallah, Mohamed, Amadou et Ahmed, à peine 20 ans, sont assis en rond sur des chaises bancales installées dans la rue devant la maison de la tante d’Ibrahim, autour d’une petite bouteille de gaz posée sur la terre battue.
Amis depuis l’enfance, ils ont donné un nom à leur joyeuse bande : Free like a bird (« libres comme un oiseau »). Ici, à Basra, quartier périphérique de Nouakchott, loin des avenues cossues du centre-ville de la capitale, aucune rue n’est goudronnée, et toutes les habitations semblent bâties sur du sable.
L’électricité subit des coupures fréquentes, et l’eau s’achète à des gamins qui l’apportent sur des charrettes tirées par des ânes. C’est Ahmed qui fait le thé et Abdallah qui parle, alternant le français et le peul (appelé pulaar en Mauritanie). À quelques mètres, des enfants jouent au football, pieds nus dans la poussière. « En haut, il y a les Beïdhane, les Maures blancs. C’est eux qui ont tout. Ensuite, nous, les Négro-Africains [il montre avec son index la peau de son avant-bras]. Et, encore en dessous, il y a les Haratine. Ils sont maures eux aussi, ils parlent la même langue que les Beïdhane, mais ils sont noirs comme nous [il refait le geste de l’index]. En fait, ce sont les anciens esclaves des Beïdhane, et aujourd’hui ils sont encore plus méprisés que nous. »
Tandis qu’Ahmed s’applique à lever très haut la théière, afin d’oxygéner le liquide brûlant en le versant dans de minuscules verres, Amadou poursuit : « Les Maures, blancs ou noirs, parlent le hassanya [l’arabe de cette partie du Sahara]. Nous, on parle le wolof, le pulaar et le soninké. Et, en plus, le français. Tu as compris ? » Oui, nous avons compris, d’autant que, depuis trois jours, c’est au moins la dixième fois que nous avons droit à la même explication. Avec toujours ce même geste de l’index confirmant que la pigmentation de la peau et, au-delà, l’appartenance à l’un de ces trois groupes tournent ici à l’obsession.
Étrange pays que la Mauritanie ! Un territoire vaste — presque deux fois la France —, à cheval entre le Maghreb — le pays fait d’ailleurs partie de l’Union du Maghreb arabe (UMA) — et l’Afrique subsaharienne, désertique à 95 % — c’est surtout cette image de dunes à l’infini et de méharées qui circule en Occident —, avec à peine quatre millions d’habitants, dont les deux tiers ont moins de 26 ans. Une population très réduite, et pourtant tellement fractionnée ! Fractionnée par la langue et la couleur de peau, mais aussi, à l’intérieur du groupe dominant des Maures blancs, hiérarchisée entre descendants de grandes familles de guerriers ou de marabouts (saints et savants locaux) et de tribus moins prestigieuses, voire de castes « honteuses », comme celles des maallemine (forgerons) ou des griots. Le nombre de mariages mixtes est très faible, et certaines histoires d’amour pourraient servir de scénario aux films sentimentalo-larmoyants de Bollywood — un cinéma dont les Mauritaniens sont très friands.
Quelle est la proportion des uns et des autres ? Impossible de le savoir, aucune étude statistique n’ayant été effectuée depuis les années 1960. En 2011, à la faveur de la mise en place du passeport biométrique, tous les citoyens durent se présenter à l’administration afin de prouver leur « mauritanité ». Cela déclencha d’importantes protestations, les Négro-Africains accusant le pouvoir de chercher à leur dénier leur nationalité (1). Le sujet demeure extrêmement délicat dans ce pays où, depuis l’indépendance, en 1960, la quasi-totalité des pouvoirs politiques, militaires, économiques et même intellectuels sont détenus par les Maures blancs. Pour tenter de masquer cette iniquité, le pouvoir disqualifie comme « raciste » toute distinction entre Beïdhane et Haratine, faisant ainsi apparaître la proportion de Maures dans la population bien supérieure à celle des Négro-Africains — ce qui est assurément vrai, sauf que, parmi les Maures, les Haratine sont beaucoup plus nombreux.
Première tournée du thé à la menthe d’Ahmed, avalée en une gorgée comme un verre de vodka. « En fait, les Haratine et nous vivons la même discrimination, déclare Ibrahim. On peut avoir tous les diplômes qu’on veut, quand on passe les concours [ceux de la fonction publique, les plus prisés, car ils garantissent un emploi stable], ce n’est jamais nous qui avons le poste, c’est toujours un Beïdhani [singulier de Beïdhane]. » Silence. Nous n’insistons pas sur le fait que ces jeunes des quartiers pauvres de Nouakchott possèdent en réalité peu de diplômes. La plupart sont passés par l’école publique, dans des classes de soixante-dix à cent élèves, ce qui produit un pourcentage d’échecs scolaires faramineux. Selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), en 2012, le taux d’alphabétisation ne dépassait pas 60 %, et le nombre de bacheliers reste inférieur à 5 % chez les 20 ans et plus. Les familles beïdhane, elles, envoient leurs enfants dans l’enseignement privé, d’un coût élevé : entre 800 et 4 000 ouguiyas (entre 20 et 100 euros) par mois et par enfant, quand les masses mauritaniennes survivent tant bien que mal avec l’équivalent de 100 ou 200 euros mensuels.
« Nous vivons un nouvel esclavage »
Malgré cette réserve, et en dépit de l’interdiction faite aux chercheurs d’étudier ce sujet, une constatation visuelle s’impose : dans chaque administration, une fois dépassé le niveau des subalternes, seuls demeurent des Beïdhane. Quant aux nombreuses boutiques du centre-ville, elles appartiennent presque exclusivement à des Beïdhane, de même que toutes les banques et toutes les entreprises. « Et, dans l’armée, institution qui constitue l’ossature du régime, les postes de généraux sont détenus en quasi-totalité par des Maures blancs », complète la sociologue Amel Daddah.
Cette inégalité serait-elle particulièrement marquée à Nouakchott, qui rassemble un quart de la population et où se concentrent tous les maux du pays — analphabétisme, chômage des jeunes, inégalités, pauvreté ? Pas du tout. À Aleg, ville de dix mille habitants située à 250 kilomètres à l’est de la capitale, sur la « route de l’espoir », qui mène au Mali, le gérant d’une auberge nous confie, après nous avoir fait jurer de ne révéler ni son nom ni même son prénom, par « peur de représailles » : « Moi, je suis un Maure noir, un Hartani [singulier de Haratine]. Ici, l’esclavage à l’ancienne a peut-être à peu près disparu, mais nous vivons un nouvel esclavage ! Vous voyez les terres alentours ? Elles appartiennent toutes à des Beïdhane, mais ils ne les travaillent jamais. Ceux qui travaillent, ce sont les Noirs. Et le patron rémunère son employé quand ça lui plaît. » Criminalisé en 2007, l’esclavage est ici un phénomène très ancien. Il continue d’exister, principalement dans les campements de brousse. Selon le Global Slavery Index 2018 (2), il concerne 90 000 personnes, ce qui place la Mauritanie en sixième position des pays où le problème est le plus grave (3).
À Kaédi, petite ville encore plus à l’est, Hossein, Mokhtar et Salem font tourner un modeste atelier de réparation d’automobiles. Les deux premiers sont haalpulaaren (pulaarophones), le troisième hartani (arabophone). Ils tiennent le même discours : « Ici, la justice, c’est zéro virgule zéro ! Toute la justice, c’est pour les Maures blancs. Si tu rencontres le moindre problème avec un Maure blanc et que vous allez au commissariat, c’est toi qui as des problèmes. Le Maure blanc rentre tranquillement chez lui, et toi tu restes au poste. »
Retour chez les « oiseaux libres » de Nouakchott. Deuxième tournée de thé, encore plus sucrée. Mohamed, qui n’avait rien dit jusqu’à présent, s’emporte brusquement. « La police, elle nous terrorise ! À partir de 22 heures, si tu traînes un peu dehors, tu as toutes les chances de te faire embarquer, juste parce que tu es noir. Ils disent que c’est pour lutter contre les étrangers sans papiers, mais, en fait, ils ne visent que nous ! Et si tu parles de tes droits de citoyen, ils te tabassent direct. » Amadou ajoute : « La seule façon de t’en sortir, c’est de leur filer de l’argent. Pour 4 000 ouguiyas (4) [10 euros], ils te relâchent. Mais où je les trouve, les 4 000 ? Alors je passe la nuit en cellule. » Ont-ils vraiment l’occasion de sortir, ces jeunes des quartiers périphériques, alors que la ville — comme le reste du pays — ne compte aucun bar, aucun cinéma, aucun théâtre, aucune salle de concert et aucune bibliothèque ? Quelque soixante ans après le départ du colonisateur français, le seul lieu en Mauritanie à proposer une offre culturelle régulière est l’Institut français, à Nouakchott. Quelques stades, parcs et anciens cinémas sont parfois mis à disposition pour des concerts de musique traditionnelle ou de hip-hop.
« De temps en temps, on loue un appartement à plusieurs pour la nuit, raconte Abdallah. On installe une sono, on fait un peu de pub sur Facebook, et là, c’est la grosse fête ! Tu peux être sûr que plein de Beïdhane rappliquent, et plein de filles aussi. À peine entrées, elles retirent leur voile, et tout le monde s’éclate. » Avec, comme boissons, seulement du thé et des sodas ?, demandons-nous naïvement. L’alcool est en effet rigoureusement interdit dans cette République islamique de Mauritanie (de son nom officiel) dont la Constitution proclame dans son préambule que l’islam est la seule source du droit. Abdallah éclate de rire. Mais, avant même qu’il nous révèle ce qu’il en est réellement, tout le monde s’est déjà levé. « Ne bouge pas, on revient ! » Il est 17 heures ; c’est l’heure du asr, la troisième prière de la journée, et tous se précipitent à la mosquée. Moins de dix minutes plus tard, les voilà de retour. « Bon, maintenant, je t’explique. Ici, tout est interdit, mais si tu as de l’argent, tout est possible : l’alcool, les prostituées, le hash, tout. Sans que ça empêche personne d’aller à la mosquée ! »
De tous les pays de l’UMA, la Mauritanie est celui où la pratique de l’islam est la plus poussée. « L’islam est présent dans notre vie comme l’eau que nous buvons ou l’air que nous respirons », affirme Mohamed Fall Ould Bah, directeur du Centre d’études et de recherches sur l’Ouest saharien (Ceros). Le rituel des cinq prières rythme la vie quotidienne des hommes, qui, dès l’appel du muezzin, descendent de leur véhicule et s’agenouillent sur les trottoirs ou se dirigent vers la mosquée la plus proche. Depuis une vingtaine d’années, le nombre de lieux de culte a augmenté de façon vertigineuse grâce aux pétrodollars des monarchies du Golfe. Selon le politiste Zekeria Ould Ahmed Salem, il y en avait 7 650 en 2010 dans tout le pays, dont 4 000 à Nouakchott (5). Ce chiffre doit être bien plus important aujourd’hui, même si aucune donnée n’est disponible non plus sur ce sujet.
« Il s’agit d’opérations commerciales, souligne Ould Bah. Des hommes d’affaires mauritaniens prennent contact avec des musulmans du Golfe qui ont de mauvaises actions sur la conscience. Pour se faire pardonner devant Dieu, ces milliardaires font l’aumône de quelques milliers de dollars destinés à la construction d’une mosquée pour les pauvres de Mauritanie. » Sur place, personne n’est dupe des arnaques auxquelles donnent lieu ces repentirs. « Vous voyez cette mosquée ?, lance Mamadou de la vitrine de sa boutique de couture, dans le quartier Arafat, l’un des plus importants de Nouakchott. Elle a coûté 5 millions d’ouguiyas [12 500 euros]. Mais l’homme qui l’a fait construire a récolté au moins 10 millions aux Émirats… »
La plupart des enfants mauritaniens, garçons et filles, commencent leur scolarité par l’apprentissage par cœur du Coran, dans une des très nombreuses mahadir (écoles religieuses traditionnelles) qui font la fierté du pays. Pour beaucoup, il s’agit d’un des rares livres qu’ils liront de leur vie. « Je peux vous assurer qu’aucun de mes élèves de licence n’a jamais lu un seul roman en entier ! », se lamente Idoumou Mohamed Lemine Abass, professeur de littérature à l’université de Nouakchott. Dans les discussions, deux expressions reviennent sans cesse : « Nous sommes tous des musulmans » et « Dans le Coran, il est dit que… ». Elles servent en général à donner une explication « rationnelle » à chacun de vos actes, ainsi qu’à tout ce qui vous arrive.
Remarquable absence du terrorisme
Ahmed, 25 ans, vit à Dar Naïm, un autre quartier misérable de Nouakchott. Malgré un « niveau bac + 3 », il désespère de trouver un emploi. En attendant, il survit en donnant des cours à domicile, payés 150 ouguiyas (3,75 euros) l’heure : « Comme je n’ai pas d’appui, je ne trouve aucun emploi. Mais j’ai la conviction que si Dieu le voulait, personne ne pourrait m’empêcher d’obtenir un poste. En Mauritanie, nous sommes musulmans, nous pensons que c’est Dieu qui décide de notre sort. Si on ne pensait pas cela, ce serait la guerre ! Dieu nous aide à nous calmer. » Son sentiment religieux — sa plainte — répond à celui de Mokhtar, mécanicien à Kaédi : « Ici, on voit tous les jours des fils de Beïdhane au volant d’une Toyota V8 à 18 millions [45 000 euros]. Alors que nous, on peut travailler trente ans, on n’arrivera même pas à se payer un pneu de cette voiture ! Mais je me dis : “C’est Dieu qui me donne ce que je mange, il m’aide à supporter ce que je vois, il m’aide à supporter ma condition misérable.” Pourquoi est-ce que je ne vais pas moi-même voler ? À cause de la religion. »
Arrosée par l’argent du Qatar, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, qui, en plus de financer des mosquées, offrent des bourses aux jeunes imams pour qu’ils viennent se former chez eux, la Mauritanie est, aux yeux de certains, en train de s’enfoncer dans une inquiétante régression. « Dans les quartiers périphériques, les associations financées par les pays du Golfe viennent en aide aux pauvres et, en échange, elles demandent aux femmes de porter le niqab [voile intégral] ! », s’insurge l’éditorialiste Mariem Mint Derwich, l’une des rares personnalités, de même que sa cousine Mekfoula Mint Brahim, à oser contester publiquement cette « bigoterie ostentatoire » à l’œuvre dans leur pays. Très actives sur Facebook, toutes deux sont issues d’une grande famille de guerriers, ce qui les rend plus visibles et leur fournit en même temps une forme de protection. « L’Arabie saoudite est en train de s’ouvrir, pendant que nous devenons le musée du wahhabisme canal historique ! », ironise Mint Derwich. Le journaliste Moussa Ould Ahmed ajoute que, « dans le même temps, on assiste à une démission totale des intellectuels devant ce populisme religieux encouragé par les hommes au pouvoir, malgré leurs discours vantant un islam modéré ».
C’est dans ce contexte qu’un ingénieur de 31 ans, Mohamed Ould Mkhaïtir, a été condamné à mort en 2014 pour apostasie (article 306 du code pénal). Son crime ? Avoir proposé sur son mur Facebook une comparaison entre le racisme subi aujourd’hui en Mauritanie par la caste des maallemine — dont il est issu — et d’éventuelles positions discriminantes du prophète Muhammad, qui pardonnait à certains de ses ennemis et refusait le pardon à d’autres. Quelques semaines après la publication de ces réflexions, fin 2013, l’affaire s’emballe. Des dizaines de milliers de manifestants emplissent les rues de Nouakchott et de Nouadhibou aux cris de « À mort Mkhaïtir ! ». La peine est finalement commuée en deux années de prison, sans pour autant que l’ingénieur, qui en a déjà effectué trois, soit libéré. Il croupit toujours dans une geôle secrète de Nouadhibou, totalement coupé du monde.
Aujourd’hui, alors que la tension est retombée, nombreux sont ceux qui continuent de réclamer sa tête. « Il a insulté le prophète, il doit mourir ! », affirme ainsi d’un ton serein Mme Fatimatou Hamady, présidente d’une association nationale de parents d’élèves, qui admet, comme tous nos interlocuteurs, ne jamais avoir lu le texte incriminé. M. Salek Ba, vieil avocat au barreau de Nouakchott, s’enflamme : « Jamais je ne pourrais être l’avocat d’un type comme Mkhaïtir ! Avant d’être juriste, je suis musulman ! Je crois plus à l’islam qu’à la justice. » À l’époque, seuls deux avocats, Mme Fatimata MBaye et M. Mohamed Ould Moine, avaient osé prendre la défense de l’ingénieur, ce qui leur avait valu insultes et menaces de mort. Dans les quartiers pauvres, certains font remarquer : « C’est parce qu’il est un maallem [singulier de maallemine] qu’il a subi tout cela. Beaucoup de Beïdhane des grandes familles disent bien pire [sur la religion musulmane], et il ne leur arrive rien. » D’autres, et ils sont nombreux, s’indignent au contraire de la non-application de la loi : « Ici, on nous dit que la Constitution est basée sur la charia, mais on ne l’applique pas ! », déplore Salem, le mécanicien de Kaédi, en faisant référence au recours à l’amputation en guise de châtiment. « Parce que, si on l’appliquait, les Maures blancs perdraient tous leurs mains ! Les gens de l’État, c’est tous des voleurs qui volent le peuple. Moi, je suis pour couper la main des voleurs ! Comme ça, plus personne ne volera. » Reconnu en 2007, le Rassemblement national pour la réforme et le développement (RNRD-Tawassoul, mot qui désigne le fait de se rapprocher de Dieu par divers moyens), parti islamiste affilié aux Frères musulmans égyptiens et considéré comme modéré, peine cependant à mobiliser les masses dans ce pays où aucun parti, même ceux issus des mouvements marxistes des années 1970, ne se prononce pour l’abolition de la charia comme source du droit.
Obsession de la religion, wahhabisme rampant, revendication de la charia, inégalités sociales exacerbées… À première vue, tous les ingrédients semblent réunis pour faire de la Mauritanie un creuset du terrorisme islamiste. Or il n’en est rien, et ce cas force à réexaminer toute représentation schématique des pays musulmans. Depuis 2014, le G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) lutte contre les groupes djihadistes de la région avec le soutien de l’armée française et l’aide financière de l’Union européenne, des États-Unis et de l’Arabie saoudite ; la Mauritanie y apparaît comme le pays le plus paisible. Entre 2007 et 2009, quelques attentats, revendiqués par Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), y ont été perpétrés — notamment l’assassinat de quatre touristes français près d’Aleg, en décembre 2007, qui avait provoqué l’annulation du rallye Paris-Dakar. Mais ensuite, plus rien, ou presque.
Comment expliquer ce calme qui règne depuis dix ans, d’autant que la Mauritanie partage plus de deux mille kilomètres de frontière avec le dangereux Mali ? À cette question chacun apporte sa réponse, sans qu’il soit vraiment possible d’en juger la pertinence. Pour certains, l’armée aurait fourni d’énormes efforts de modernisation, aidée financièrement par l’Union européenne — certains suggèrent d’ailleurs que le gouvernement a exagéré la menace islamiste afin d’obtenir des fonds de Bruxelles, toujours prêt à de grosses dépenses dès qu’il s’agit de « lutte contre le terrorisme » ou de « programme de déradicalisation ». D’autres, plus nombreux, évoquent des accords secrets entre le gouvernement et les djihadistes installés au Mali, qui recevraient des valises de dollars en échange de leur non-ingérence. « J’ai du mal à croire à un tel accord financier, rétorque Ould Bah. Pour moi, il s’agit plutôt de moutaraka, sorte de pacte de non-agression qui existe dans l’islam : vous nous laissez tranquilles, on vous laisse tranquilles. »
La présence à Nouakchott de l’ancien mufti d’Oussama Ben Laden, M. Abou Hafs, confortablement installé dans une belle villa du centre-ville, pourrait aussi constituer un élément d’explication. Pour l’avocat Ould Moine, « la séquestration de Mkhaïtir fait peut-être partie du deal entre Al-Qaida et le gouvernement. En tous les cas, pour Al-Qaida, la Mauritanie est une terre amie ». D’autres, enfin, font remarquer que de nombreux responsables mauritaniens possèdent des liens de sang, par leur tribu, avec des combattants maliens, et même algériens. « Nous appartenons avant tout à une tribu, pas à un État, nous explique un notable maure. La frontière entre le Mali et la Mauritanie est une création coloniale, elle ne nous concerne pas. Les gens d’Al-Qaida, c’est ma tribu, ce sont mes cousins. » Parmi ces tribus, celle des Reguibat, d’origine berbère, mais aujourd’hui arabophones, illustre bien la complexité des rapports de solidarité entre les populations de l’ouest du Sahara et du Sahel.
Retour à Basra, avec les « oiseaux libres ». Troisième et dernière tournée de thé, la plus douce au palais, afin de « favoriser les échanges ». La pratique religieuse et cette tradition du thé à la menthe servi en trois fois constituent les deux plus importants éléments partagés par l’ensemble des Mauritaniens. Abdallah reprend : « En vérité, nous ne sommes pas libres du tout. Notre seule liberté, c’est le rap. » Depuis une bonne quinzaine d’années, le hip-hop a en effet pris une importance considérable au sein de la jeunesse. Aujourd’hui, chaque quartier de Nouakchott possède plusieurs studios d’enregistrement, certains constitués en labels avec des musiciens sous contrat. « Le rap permet de véhiculer un message, de parler de la misère de ta vie. C’est le seul moyen de te libérer du poids qui est en toi », explique M. El Hajj Adama Fall, directeur de Zik Melo, un studio réputé de Basra. « Pour 5 000 ouguiyas [12,50 euros], tu payes deux heures de studio, et tu ajoutes à nouveau 5 000 pour le beatmaker [concepteur rythmique], explique Lola Eva, une des rares rappeuses mauritaniennes. Pour 10 000 [25 euros], tu peux enregistrer un titre. »
Dans la vie de tous les jours, Lola Eva travaille sous son vrai nom, Hawa Malam Coma, à former des adultes à l’informatique pour le compte d’une société koweïtienne. Jeune mère de famille, elle gagne 5 000 ouguiyas (125 euros) par mois. « Avant, je travaillais comme secrétaire dans une petite entreprise tenue par un Maure blanc. Mais eux, quand ils te donnent un emploi, ils pensent que tu leur appartiens. Très vite, mon directeur m’a fait comprendre que, si je voulais garder ma place, il fallait que je couche avec lui. Alors j’ai démissionné. » Être femme et, en plus, rappeuse : un vrai combat pour cette artiste, qui ne s’en sort que parce que son mari la soutient « à 100 % ». « Ici, quand tu dis “rappeuse”, les gens pensent : fille ratée, qui se drogue, qui n’est pas présentable, qui couche avec n’importe qui. Les garçons, eux, c’est l’image du voyou… »
Ce que confirme Señor CHK, jeune Beïdhani issu d’une famille modeste ayant grandi à Dar Naïm : « Quand ma mère a appris que je faisais du rap, elle m’a fait jurer d’arrêter ! Alors, j’ai changé mon blase [nom d’artiste] et j’ai retiré ma photo de ma chaîne YouTube. Ici, y a grave d’injustice ! Tous les postes élevés sont réservés aux gens des grandes familles. Mes idoles, c’est le groupe Ewlad Leblad. Eux, ce sont des vrais ! Ils clashent le président. » Ewlad Leblad (« les enfants du pays », en arabe) a été le premier groupe rap à succès composé de Maures blancs. Peut-être justement parce que maures et chantant en hassanya, ils se sont vite attiré les foudres du régime, qui les a poussés à l’exil.
Pas le droit de prononcer le mot « racisme »
« Avec le rap, on peut à peu près tout dire, explique Monza (Limam Kane de son vrai nom), ancien rappeur aujourd’hui directeur de studio et organisateur depuis treize ans du festival Assalamalekoum. Mais il existe cependant quelques interdits. Par exemple, tu n’as pas le droit de prononcer le mot “racisme”, ni de parler de l’esclavage, puisque, officiellement, ça n’existe plus en Mauritanie [il rit]. Si tu veux dénoncer l’accaparement des richesses du pays par une poignée de corrompus, tu peux le faire, mais sans désigner précisément le président de la République. » Une limite, justement, qu’Ewlad Leblad a osé franchir. En mars 2019, deux blogueurs réputés ont été arrêtés pour avoir fait écho à une information circulant dans les médias émiratis selon laquelle la police avait saisi dans une banque de Dubaï 2 milliards de dollars appartenant au président mauritanien.
Les chanteurs maures, blancs ou noirs, sont relativement rares sur cette scène hip-hop largement dominée par les Négro-Africains. Car, là encore, la société est divisée, et chacun a sa musique. Pour les Maures blancs, celle des griots, une musique traditionnelle écoutée sous la tente par les grandes familles, dont chacune, il y a quelques années encore, « possédait » son propre griot ; pour les Haratine, le medh, chant religieux, ou le redh, plus dansant. Et pour les Négro-Africains, donc, le rap. Chez les griots comme chez les musiciens haratine, on reste très prudent dans les sujets abordés. « Dans mes chansons, explique en français Noura Mint Seymali, la chanteuse griotte la plus connue internationalement, je parle parfois de l’amour, ce qui peut être un peu choquant. J’ai même un texte sur le cancer du sein, qui est un sujet tabou ici, de sorte que beaucoup de femmes en meurent. Mais il y a d’autres sujets, par exemple le mariage entre une Mauresque [femme maure blanche] et un griot ou un Hartani. C’est un sujet qui me touche, mais, si je chante là-dessus, ça va provoquer un grand scandale, et je risque d’avoir des problèmes. Alors je préfère ne pas en parler. »
Chez les « oiseaux » de Basra, c’est Abdallah le vrai artiste, et lui n’a peur de rien. « Mon nom de scène est AB. J’ai déjà une dizaine de morceaux. Ils sont tous là [il montre son téléphone portable à l’écran fendillé]. Je dois monter les images, et après je mets tout sur YouTube ! » La nuit tombe. Avant que l’on se quitte, le jeune rappeur entonne devant ses amis un de ses textes, écrit en français : « Ils nous mentent / Ils nous tuent / Ils nous haïssent en faisant semblant qu’ils nous aiment / Ils disent être des musulmans / Mais ils continuent d’verser le sang / Ils coffrent des innocents / Ils nous interdisent de vivre notre vie / Mais qui sont-ils… ? / Mais qui sont ces Maures blancs… ? »
Pierre Daum
Journaliste.
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(1) Cf. Rémi Carayol, « Mauritanie : la colère noire », Jeune Afrique, Paris, 25 novembre 2011.
(2) Index publié par la fondation Walk Free, en coopération avec l’Organisation internationale du travail (OIT) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), Nedlands (Australie) – Genève – Le Grand-Saconnex (Suisse).
(3) Lire Amel Daddah, « Mauritanie, les héritiers de l’esclavage », Le Monde diplomatique, novembre 1998.
(4) Il parle en anciens ouguiyas, comme tout le monde dans les conversations. Les nouveaux ouguiyas ont été mis en circulation le 1er janvier 2018, au taux de un pour dix.
(5) Zekeria Ould Ahmed Salem, « Les mutations paradoxales de l’islamisme en Mauritanie », Cahiers d’études africaines, no 206-207, Paris, 2012.
Source : LE MONDE diplomatique (France)