Cher candidat,
les présidentielles 2019 sont à nos portes et vous êtes sans doute en train d’élaborer votre Programme électoral. Vos conseillers les plus proches et vos soutiens les plus fermes proposeront, sûrement de bonne foi et suite à une fine analyse de la situation, leurs priorités parmi les paradigmes de développement, qui constitueront la charpente de ce programme. Ils choisiront les mêmes thématiques du prêt-à-porter politique qui ont été suggérées, également en priorité, à vos prédécesseurs et qui seront reprises par tous les programmes électoraux de vos actuels adversaires, candidats aux présidentielles.
Vos conseillers et soutiens vous diront qu’un programme électoral n’a rien de littéraire et s’écrit en cinq minutes. C’est un ensemble de promesses, diront-ils, couvrant les problèmes prioritaires du développement. Ces promesses, ils ne le diront jamais, sont souvent creuses, mais auront toujours des parfums tendres et des reflets séduisants, enveloppant de charmes l’esprit de l’électeur et apprivoisant les critères de son choix. Par contre, certains vous glisseront à l’oreille que la politique n’est pas seulement l’art du possible, mais aussi une rhétorique de séduction et une sorte de compromis fugace entre les exigences de vos ambitions et les aspirations de ceux qui peuvent vous aider à les réaliser. Ces discrets directeurs de conscience ajouteront qu’il suffit de faire miroiter votre bonne connaissance de la géographie de nos sentiments d’électeurs et vos capacités à faire baisser la température de nos ennuis. Plus tard, diront-ils, si vous n’avez pas les moyens ou l’envie d’honorer vos promesses, il est facile de les couvrir d’un voile compact de silence pour les ensevelir définitivement sous la poussière anonyme du passé. Vous êtes sûrs que rien ne subsistera dans la mémoire fragile de l’électeur.
Cher candidat,
Son Excellence mon futur Président de la République (je l’espère), votre modeste électeur, que je suis, ose vous donner un conseil gratuit : ces conseillers et soutiens fidèles ne les écoutez pas ! Ne vous fiez pas à leurs ordres de priorités, même s’ils sont sincères et vraiment sûrs de ce qu’ils disent !
Vos conseillers et soutiens vous diront aussi que votre programme électoral aura un grand éclat pourvu que vous utilisiez trois techniques simples :
- Pour lubrifier l’engrenage des maux sociaux, il est « prioritaire » de séduire ou de suborner l’électorat pauvre et analphabète en commençant par dire que notre système éducatif est en faillite et que notre système de santé continue à cultiver la médiocrité… Ils vous inciteront à proposer en priorité des réformes profondes en matière d’accès aux services sociaux de base : soins de santé primaires, éducation, formation, eau potable, électricité, assainissement, habitat décent, transport public, emploi, etc.
- Pour relever les défis socioéconomiques et assurer le fonctionnement, la santé financière et la viabilité économique de votre futur système, vous devez inclure, toujours en priorité, des thématiques classiques comme la gouvernance, la justice, les droits humains, les infrastructures, l’agriculture, l’élevage, la pêche, l’industrie, l’environnement, l’énergie, les mines, les hydrocarbures, etc.
- Enfin, pour vous attirer les voix des puissances étrangères devenues, un peu partout dans le monde, des électrices de fait voire de droit, la priorité des priorités est de proposer des activités phares liées aux idées dont l’air du temps est si imprégné. Vous pouvez rajouter, alors, la lutte contre le terrorisme, les changements climatiques, le renforcement de la démocratie, les ODD, la transparence des industries extractives, l’amélioration du climat des affaires et les réformes juridiques incitatives pour les investisseurs étrangers, ou encore une Croissance Accélérée et une Prospérité Partagée, etc.
Très cher candidat, ces conseillers et soutiens, ne les écoutez surtout pas… Ne prêtez aucune attention à ce qui leur semble si prioritaire, même si en réalité ils ne disent que la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, du moins celle qui saute aux yeux des plus sincères parmi eux.
Aussi étonnant que cela puisse vous paraitre cher candidat, je vous en supplie ne prenez pas pour priorités les vingt premières priorités dictées par vos conseillers et soutiens. Tout simplement, parce que, durant des décennies, leurs «priorités» ont été plus prioritaires pour les successifs candidats qui vous ont procédés : les entrants (parfois sans taper à la porte), les sortants (de gré ou de force) et les rentrants pour un énième mandat. Tous vos prédécesseurs ont engagé des réformes et alloué des budgets faramineux pour mettre en œuvre ces priorités et juguler les problèmes, qui en ont fait de « véritables priorités » de développement. Mais, vains, selon toute apparence, ont été les efforts entrepris et les dépenses engagées, car ces « priorités » persistent et reviennent toujours, malgré tous les ajustements structurels et des milliards de milliards partis en fumée. C’est d’ailleurs pourquoi, vos conseillers et soutiens, suite à leur analyse de la situation, ne retiennent à leur tour que ces mêmes priorités.
Cher candidat,
Sur ces vingt premières priorités, votre modeste électeur, qui n’a malheureusement qu’une seule voix, ose vous proposer ici trois petites priorités plus prioritaires à ses yeux d’électeur déçu que toutes les autres. Trois thématiques seulement, mais vraiment prioritaires cette fois ! D’abord parce qu’elles sont transversales et incluent le reste des secteurs de développent. Ensuite, parce qu’elles conditionnent la réussite de toute politique ou stratégie visant à développer les différents domaines de la vie socioéconomique. Enfin parce qu’il s’avère que leur négligence est la racine du mal et que leur promotion est une condition sine-qua-non du développement durable de notre pays. Il s’agit, cher candidat, de trois thématiques ou plutôt trois concepts «vagues» souvent maltraités ou évoquées de manière triviale dans les politiques publiques : l’éducation citoyenne (avant l’éducation tout court), la cohésion sociale et la primauté du droit. Si ces trois petites priorités stratégiques ne sont pas placées au centre de l’agenda politique national tous les autres efforts de développement resteront vains et les investissements qui leurs sont consentis dilapidés sans résultats. Si elles ne sont pas prises en compte dans les programmes du gouvernement, sérieusement et de toute urgence, notre avenir risque d’en être compromis. La sphère de pauvreté fera tâche d’huile. Le marasme s’accentuera et la fracture sociale aussi. S’en suivront les tensions et les clivages sociaux, la perte de la raison et des repères moraux, mais aussi l’épuisement de l’autorité de l’Etat. Suis-je pessimiste ? Peut-être. Certes, il ne m’appartient pas de donner des leçons et je n’ai pas la moindre habilitation à ce sujet, mais il faut tirer la sonnette d’alarme !
Permettez-moi, Monsieur le futur Président (je l’espère toujours), de m’expliquer en quelques lignes, même si je l’ai déjà fait plus amplement dans une stratégie nationale de communication adoptée en Conseil des Ministres et publiée en partie par Horizons et dans un article intitulé « pour une allégeance à la Mauritanie et non à la tribu ou à l’ethnie » paru dans les colonnes du même quotidien et dans d’autres journaux en ligne.
Cher candidat,
Notre société a connu depuis quelques décennies des mutations profondes qui n’ont pas été accompagnées par un effort de changement des mentalités et d’éducation citoyenne. Dans notre Etat naissant, le civisme n’a pas suffisamment pris racine et le réveil de reflexes communautaristes a atténué l’ardeur de notre sentiment d’appartenance nationale. Le processus de démocratisation, au lieu de susciter l’émergence d’une culture civique et démocratique, a ravivé des pratiques surannées bâties sur des représentations socioculturelles archaïques, où la prépondérance du facteur tribal, ethnique ou de caste est perceptible. La citoyenneté est restée précaire et, de plus en plus, l’intérêt personnel ou sectaire prime sur l’intérêt supérieur de la Nation.
Aujourd’hui, plusieurs formes d’incivisme continuent à entacher nos comportements citoyens : non-respect de la chose publique, mauvaise gestion, transgression des lois, faux et usage de faux, aliénation du domaine public, fraude fiscale, laxisme, absentéisme, déficience de la conscience professionnelle, etc. Dans certains milieux, nous assistons passivement à une nouvelle perception des valeurs qui nourrit la tendance à faire de la richesse illicite, de la corruption, de la violation des législations, de l’abus de pouvoir, du népotisme et du clientélisme des qualités et des attributs du parfait citoyen. Le savoir, l’éducation, la probité, l’amour de la patrie, etc. sont relégués au second rang dans une perspective de renversement de l’échelle des valeurs ancestrales des Mauritaniens. Peut-on espérer, cher candidat, un développement durable dans ce contexte où l’attachement à la patrie et à son édification font défaut ? Comment les réformes seront mises en œuvre ? Comment seront les budgets gérés, les marchés adjugés, les biens publics acquis et préservés, les infrastructures réalisées selon les normes de qualité, les ressources humaines formées, les droits préservés, la justice sociale rétablie, les personnes qui doivent s’en occuper choisies et désignées, etc.?
Cher candidat,
Prenons à titre d’exemple deux secteurs vitaux pour tous et théoriquement « intouchables » mais souffrant dramatiquement de l’absence de civisme et de respect des valeurs citoyennes et humaines : l’éducation et la santé. Selon Kant, « l’ordre républicain et l’éducation se conditionnent réciproquement ». En sommes-nous conscients ou tout simplement négligents lorsqu’il s’agit de l’intérêt général ? Pouvons-nous sans civisme revaloriser la diffusion du savoir et la profession de l’éducateur ? Saurons-nous, sans civisme, consentir à nos enseignants une bonne qualification professionnelle et une motivation salariale raisonnable pour exiger, conformément à notre et à leur devoir civique, qu’ils s’acquittent pleinement de leur mission ? Cher candidat, nos médecins sont formés et nos centres de santé relativement équipés, mais peut-on s’attendre à l’amélioration de la couverture sanitaire en étendue et en qualité, alors qu’à titre d’exemple et pour ne dire que cela, l’incivisme infeste les secteurs pharmaceutique et de l’agroalimentaire à travers la contrefaçon des médicaments, le ré-étiquetage et la vente de produits périmés ou avariés ?
Passons à la cohésion sociale, ce concept politique indispensable à la justice sociale et essentiel à la réalisation des trois valeurs fondamentales : les droits de l’homme, la démocratie et l’Etat de droit. Nous savons que la société mauritanienne pluriethnique et multiculturelle, est héritière d’un système de castes et de tribus, marqué par des rapports de forces inégaux de différents ordres sociaux, favorisant des pratiques esclavagistes et discriminatoires multiformes. Bien que cette structuration sociale primitive n’ait pas empêché nos ancêtres de partager le consentement et le désir de vivre en communauté, les survivances postindépendance de discriminations ont quelques fois secoué la cohabitation pacifique. Malgré l’esprit fédérateur de l’Islam, elles continuent à menacer sérieusement l’unité nationale. Nourries par les préjugés sociaux et des mentalités surannées, ces pratiques, qui ne sont heureusement plus intériorisées ni acceptées socialement, ne cessent de favoriser les replis communautaristes, l’amertume et les contenus haineux dans un contexte marqué par l’indigence, les inégalités et l’érosion du système traditionnel de solidarité sociale. Aussi, empêchent-elles la pleine participation et la collaboration de tous les citoyens à l’édification nationale. Dans cette situation explosive, peut-on espérer, cher candidat, un développement durable sans mettre le renforcement de la cohésion sociale au centre des préoccupations politiques ? Est-il possible d’édifier une nation sans l’existence d’une société unie dans sa diversité et additionnant ses forces pour bâtir un avenir sûr ? Avons-nous le devoir civique de prendre conscience de l’être collectif que constitue ou doit constituer l’ensemble de nos citoyens sans distinctions de couleur ni de statut social à la naissance ? Devons-nous éviter la déchirure du tissu social, qui s’oppose à l’émergence d’une communauté d’idées et d’intérêts, respectant ses différences et conjuguant ses effort pour faire face aux rigueurs des conditions de survie ? Nous devons tirer les leçons de l’histoire et de l’expérience des nations : les politiques de cohésion sociale du Conseil de l’Europe (bien avant l’UE) ont joué depuis la fin de la seconde guerre mondiale un rôle important dans le développement de ce continent, qui s’est distingué du reste du monde par cette option.
Venons-en fin à la primauté du droit ; ce principe essentiel du respect des normes juridiques qui fait que personne ne peut se soustraire aux lois, que ce soit l’individu ou la puissance publique. Cher candidat, nous avons engagé plusieurs réformes qui ont généré un arsenal juridique impressionnant. Sans doute, il nécessite des améliorations, mais il est plus urgent qu’il soit respecté par le citoyen (administrateur et administré) et appliqué par la force publique dans l’équité et l’impartialité. Nous savons que dans notre société le respect de la loi n’est plus une valeur républicaine, depuis que tordre le cou aux procédures à des fins personnelles, s’arroger les droits d’autrui, protéger un proche contre la loi ou se faire justice soi-même, au mépris des textes en vigueur, ont perdu leur connotation péjorative. La formule «nul n’est au-dessus de la loi» n’a plus de sens chez nous, dans un contexte parqué par le laxisme et l’impunité. Les citoyens moyens et les responsables publics n’exercent pas toujours leurs fonctions ou leurs droits selon les balises définies par les normes juridiques. Combien de fois a-t-on vu des tentatives de sape du pouvoir de la justice et de la puissance de l’Etat par des citoyens ou des groupes de pression s’opposant par la force, malgré les voies de recours, à l’application d’un acte administratif ou d’un texte juridique affectant, incriminant ou sanctionnant un protégé ou un protecteur, ou donnant la primauté des droit humains sur un droit coutumier sectaire, primitif et arbitraire, etc. Le non-respect des Codes de la route, de l’impôt, des marchés publics, du commerce, du travail, de l’urbanisme, pour ne citer que ceux-là, est devenu monnaie courante. Bref, les sens interdits juridiques sont pris d’assaut, les feux rouges sociaux et politiques brûlés, les frontières de l’acceptable dépassées…
Cher candidat,
Peut-on garantir la justice sociale, l’indépendance de la justice, le respect des droits de l’homme et l’instauration d’un véritable Etat de droit sans le respect et l’application de la loi ? Faut-il espérer un développement durable, alors que les normes qui régissent et protègent ses bienfaits et ses résultats attendus sont transgressées et bafouées dans l’impunité ?
Dans ce XXIème siècle, toute politique publique est vouée à l’échec, si elle n’a pas le soutien de citoyens attachés à leur patrie, débarrassés de préjugés sociaux, cohésifs dans leur diversité culturelle, respectueux des textes qu’ils ont adoptés, avertis sur leurs droits mais également prompts à assumer leurs devoirs civiques. Cher candidat, si nous restons sur la même trajectoire, c’est le sous-développement éternel que nous avons devant les yeux. Il ne sert à rien de se voiler la face, à l’horizon c’est la déchéance totale… la descente vers l’enfer des nations !