Mohamed El Mounir, fonctionnaire international, a récemment publié et lancé avec Abderrahman El Yessa, un appel à la jeunesse mauritanienne pour se mobiliser et prendre part au processus de changement en cours. Cet appel a suscité une vague d’espoir, dans la mesure où il apparaît comme le signe annonciateur du renouvellement tant attendu de l’offre politique dans notre pays. Mohamed El Mounir est de passage à Nouakchott et nous l’avons rencontré pour lui poser quelques questions sur cette initiative et sur la situation politique du pays, à la veille d’une échéance électorale déterminante.
Le Calame : Vous avez récemment lancé, avec Abderrahman El Yessa, un appel à la jeunesse, pourquoi la jeunesse?
Mohamed El Mounir : Effectivement, nous avons lancé un appel à la jeunesse mauritanienne, car elle représente à nos yeux à la fois un défi et une opportunité pour le pays : Un défi parce qu’elle a des attentes de plus en plus pressantes auxquelles il faudrait apporter des réponses satisfaisantes. Il en va de la cohésion sociale du pays. La jeunesse constitue 60% de la population, mais elle reste exclue des processus de prise de décision. De ce fait, les jeunes se perçoivent comme victimes d’une exclusion multiforme, aggravée par le chômage, les disparités régionales et les inégalités de genre, avec un chômage élevé des diplômés, le tout sur fond de tentation de l’émigration ou de l’extrémisme violent. Pour autant, la jeunesse représente aussi une opportunité, car elle pourrait constituer un vecteur de changement, si son dynamisme et sa force de créativité sont encouragés et canalisés dans la bonne direction. En ce sens, il faudrait l’encourager à se mobiliser et à prendre l’initiative pour créer une dynamique de changement.
Vous avez soumis un certain nombre de propositions de réforme, quel en est l’objectif ?
Depuis un an, nous travaillons sur une vision stratégique de l’avenir du pays, à partir d’un diagnostic de la situation actuelle, sur la base duquel nous avons formulé des propositions concrètes pour sortir le pays de la crise. Aujourd’hui, nous soumettons ces propositions, qui seront développées dans les semaines à venir, à l’attention des acteurs et, surtout, des candidats à la présidentielle, que nous interpellons à ce sujet. Nous sommes prêts à appuyer ceux qui se reconnaissent dans les grandes lignes d’un tel projet. La première étape était cet appel pour sensibiliser et mobiliser les citoyens et, en particulier, les jeunes. La deuxième serait d’aller un peu plus loin, avec des propositions en termes de priorités et de solutions. A cet effet, nous avons prévu de décliner cette stratégie en un plan d’action répondant aux préoccupations et aux attentes des populations, afin de redonner l’espoir aux jeunes pour qu’ils contribuent au changement dans le pays. La troisième étape serait, après les présidentielles, de contribuer au renouvellement de la scène et de l’offre politiques, selon des modalités à définir ultérieurement, dans un cadre plus large.
Quelles sont les priorités sur lesquelles vous essayez d’interpeller la classe politique et les candidats ?
En termes de méthodologie, nous pensons qu’il faudrait rompre avec l’approche consistant à vouloir traiter de manière simultanée tous les défis, sans se fixer de priorités. Il est bien connu qu’en Mauritanie nous avons plusieurs défis devant être traités de manière prioritaire, notamment au regard des indicateurs désastreux dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de l’Etat de droit. Concernant l’éducation, nous devons redéfinir l’offre de formation, au niveau secondaire et universitaire, améliorer la qualité de l’enseignement, et pas seulement au niveau des filières d’excellence, et revoir l’allocation budgétaire de manière significative. Il faudrait également accorder la priorité à la jeunesse, à travers une vision claire, en veillant à l’associer à sa formulation. Il s’agit d’impliquer les jeunes dans les processus de développement à différents niveaux, en les outillant des capacités requises, en termes de formation initiale et continue, en développant les opportunités d’emploi, sans négliger les dimensions liées à l’épanouissement culturel et aux loisirs. De manière plus générale, nous avons identifié 3 grandes priorités nationales, à savoir la lutte contre la corruption, la promotion de l’emploi et le renforcement de la cohésion sociale, qui constituent les conditions préalables pour reconstruire la Mauritanie de demain.
La lutte contre la corruption n’était-elle pas un slogan d’Ould AbdelAziz ?
Ce thème a été malheureusement galvaudé du fait de son instrumentalisation par le pouvoir, comme ce fut le cas dans d’autres pays autoritaires, à des fins politiques pour neutraliser des concurrents. Ould Abd El Aziz en avait fait son cheval de bataille, en 2009, contre les fameux « roumouz el vessad », dont il s’est longtemps accommodé durant l’ère Taya. Mais très vite les Mauritaniens qui ne sont pas dupes ont compris que c’était juste une stratégie électorale, qui n’excluait pas, bien au contraire, le pillage méthodique des richesses du pays, ce qui explique les fortunes météoriques qui se sont constituées en un temps record dans l’entourage, y compris immédiat, du chef de l’État.
Pour autant, la priorité absolue demeure la lutte contre la corruption, compte tenu de l’ampleur qu’elle a prise, sous diverses formes, durant la décennie passée, à travers notamment les marchés de gré à gré, les projets de convenance, la dilapidation des ressources et des biens publics, l’enrichissement sans cause, le trafic d’influence, et j’en passe, et de son impact désastreux sur les perspectives de développement. Sans moralisation de la vie publique, il ne peut y avoir de développement. Les candidats à la présidentielle doivent être interpellés sur ce thème et se prononcer sur la fin de l’impunité, à travers la poursuite des corrupteurs et des corrompus, en dehors de toute instrumentalisation ou chasse aux sorcières. Deux sujets méritent, en particulier, un audit rigoureux, à savoir le surendettement du pays et la faillite des entreprises publiques, durant les dernières années. Il faudrait imposer la redevabilité des responsables publics, en mettant un terme à l’impunité. La moralisation implique également la mise en place d’institutions fortes et indépendantes, afin de remplacer les coquilles vides qui existent actuellement. En ce sens, il faudrait rendre obligatoire l’audition parlementaire publique de tous les responsables d’institutions importantes avant leur nomination effective. C’est le meilleur moyen de choisir des personnes propres et compétentes.
Quelle est votre approche au niveau de l’emploi, considéré comme une priorité ?
Comme vous le savez, le pays soufre de l’un des taux de chômage les plus élevés au monde. La croissance économique profite essentiellement aux secteurs non productifs, et aux secteurs qui ne génèrent pas ou pas suffisamment d’emplois. Le niveau record de chômage s’explique en partie par l’absence d’une stratégie nationale claire et volontariste, en la matière, y compris, par exemple, des dispositifs incitatifs. La politique fiscale, par exemple, se résume à surtaxer et à collecter l’impôt pour compenser le manque à gagner résultant de la chute du prix du fer et des autres matières premières exportées. Les entraves très fortes imposées au secteur privé, ainsi que la politique fiscale agressive, dont le ministre des finances actuel s’est fait le chantre, dissuadent tout investisseur potentiel, y compris les investisseurs nationaux. Il n’y a pas non plus de dispositifs incitatifs pour convaincre les investisseurs et les hommes d’affaires de créer des emplois. Nous devons surtaxer certains secteurs et alléger la taxation d’autres, selon leur contribution éventuelle à l’emploi. De même, l’État doit donner l’exemple et investir dans les travaux à haute intensité de main d’œuvre dans les secteurs prioritaires, afin de résorber une partie du chômage. Par ailleurs, le chômage spécifique des diplômés appelle à une mise en adéquation de l’offre de formation aux besoins du marché, en investissant massivement dans l’enseignement professionnel et technique, sur la base d’une étude des secteurs porteurs et des besoins prospectifs du marché.
Quand vous dites cohésion sociale vous voulez parler de la question de l’esclavage et du passif humanitaire ?
Tout à fait, ces deux dimensions constituent des défis pour la cohésion nationale qu’il convient de traiter de manière urgente. Nous avons atteint un point où la cohésion sociale et l’unité nationale sont remises en cause. Dans ces conditions, nous avons besoin d’y répondre de manière forte, en rompant avec les slogans creux et les « calmants », tels que le dosage dans les nominations aux emplois publics. Ce n’est pas parce qu’on nomme un premier ministre hartani qu’on règle le problème de l’esclavage et ce n’est pas en désignant un vice-président halpularen qu’on peut résorber le passif humanitaire. Au niveau de l’esclavage, la loi doit être appliquée dans toute sa rigueur et des sanctions, y compris des peines de prison ferme, doivent être appliquées, afin de montrer qu’il ne saurait y avoir de complaisance en la matière. Mais traiter la question de l’esclavage, c’est aussi et surtout traiter sa dimension économique, à travers des mesures de discrimination positive. C’est ce qui peut contribuer à changer la vie de la grande majorité des haratine qui constituent 80% des pauvres dans le pays. Il faut donc une politique ciblée, mais aussi significative. En ce sens, nous appelons à consacrer 10% du budget national, soit 30 à 40 milliards par an et 150 à 200 milliards sur 5 ans, pour l’insertion et l’intégration des populations touchées par ce phénomène, qui vivent dans des poches de pauvreté, aussi bien en milieu rural que dans les périphéries des grandes villes.
Et au niveau du passif humanitaire ?
Au niveau du passif humanitaire, les droits des victimes sont imprescriptibles, quel que soit le temps passé et la cohésion nationale sortirait renforcée, 30 ans après les exactions commises en 1990/91, si des mesures courageuses sont prises pour résorber ce passif, dans le cadre d’un processus de justice transitionnelle qui s’inscrirait dans une logique de réconciliation nationale. Il ne saurait y avoir de réconciliation que sur la base de la vérité, de la justice et de la réparation. Ces trois dimensions doivent aller de pair et aucune ne saurait suffire sans les autres. A cet effet, nous invitons tous les Mauritaniens et les candidats à l’élection présidentielle, en particulier, à s’engager dans un tel processus. On n’est peut-être pas comptables des erreurs héritées du passé, mais nous sommes responsables de comment en traiter les conséquences, aujourd’hui et demain.
Quelle est votre analyse de la situation politique du pays ?
La situation politique actuelle est assez atypique. Nous avons un parti-État, qui au lieu d’être en ordre de bataille, est en veilleuse, à la veille d’une échéance électorale cruciale. Une opposition traversée par des courants alternatifs et qui n’arrive pas à s’accorder sur une candidature unique. Un parlement discrédité par la tentative de nombreux députés de couvrir la violation de la constitution à travers un troisième mandat. Un président quasi absent et dont le silence suscite de plus en plus d’interrogations, surtout dans un climat lourd de révélations sur son affairisme supposé. Un candidat du pouvoir qui ne suscite pas beaucoup d’enthousiasme, y compris au sein du parti au pouvoir et qui donne l’impression d’avancer à reculons, comme s’il n’était pas convaincu par sa propre candidature.
Par ailleurs, le contexte politique est plein d’ambiguïtés. Nous assistons un peu à une fin de règne, avec des fuites de toutes parts, beaucoup de rumeurs, des suspicions de blanchiment d’argent, d’enrichissement rapide de l’entourage immédiat du chef de l’État. Je pense que Ould Abdel Aziz a mal négocié son départ ; il donne l’impression de quelqu’un qui ne contrôle plus la situation, qui n’assiste plus aux rencontres internationales et apparaît en retrait. Tout ça se traduit par une visibilité minimaliste, lui qui était omniprésent et agressif dans son discours. C’est clair qu’il a perdu de son assurance et de son aura et c’est tant mieux pour le pays, qui aura enfin l’opportunité de connaitre une alternance démocratique.
Qu’est-ce que vous pensez de la candidature de Ould Ghazouani ?
Ould Ghazouani semble jouir d’une bonne réputation au sein de l’armée. D’après ceux qui le connaissent, il a un contact convivial et une capacité d’écoute. En tout cas, il donne une image moins arrogante qu’Ould AbdelAziz. Est-ce sa réalité ? Il est trop tôt pour le dire. Par ailleurs, sa crédibilité reste tributaire de sa capacité à s’affranchir de la tutelle de son mentor, Ould Abdel Aziz et de son héritage. Pour beaucoup, il demeure également le candidat de la continuité de la décennie Ould AbdelAziz et aura beaucoup de mal à s’en défaire.
Quel est l’homme providentiel dont le pays a besoin ?
Le pays a besoin d’un homme qui rassure, un homme humble qui n’est pas méprisant et qui ne dresse pas les mauritaniens les uns contre les autres ; un homme qui fédère et réunit, sans exclusive ; un homme qui exige l’allégeance aux institutions et non à sa personne. Un homme intègre, qui n’est pas porté sur l’argent, et dont la priorité n’est pas de s’enrichir ou d’enrichir les siens ; un président pour tous et non un président pour son clan et ses clientèles. Un président qui écoute et ne s’écoute pas parler ; un homme qui va réconcilier les mauritaniens et renforcer l’unité nationale et la cohésion sociale, bâtir un socle de valeurs communes fondées sur la citoyenneté. En réalité, aucun homme ne saurait relever un tel defi ; tout au plus sera-t-il un chef d’orchestre, s’il sait bâtir des institutions fortes. Au fond, le pays n’a pas besoin d’homme providentiel, mais plutôt d’institutions fortes, crédibles et impersonnelles. Telle est la priorité pour les années à venir.
L’héritage d’Aziz est-il un atout ou une tare pour Ghazouani ?
Il est clair que ce qui se passe actuellement est une tentative de succession qui se met en place mais rien n’est garanti, pour autant, car le régime de Ould Abd El Aziz est très impopulaire. Les espoirs qu’il avait suscités en 2009, ont laissé la place à beaucoup de ressentiment et de rejet, avec cette sensation chez les mauritaniens d’avoir été floués et manipulés, le tout aggravé par le pillage des ressources du pays. C’est surtout un style de gouvernement fondé sur le mépris, l’improvisation et l’arrogance que les mauritaniens rejettent massivement. Il y a eu une croissance, mais qui a bénéficié essentiellement à ceux qui étaient déjà riches, en tout cas beaucoup moins à ceux qui sont dans le besoin. L’impopularité d’Ould Abdel Aziz est accentuée par un certain nombre de ses lieutenants, qui sont détestés pour leur arrogance. Lui-même est relativement distant, très hautain et n’inspire ni la confiance ni l’adhésion. Dans ces conditions, Ould Ghazouani n’est pas dans une situation confortable, car il doit clairement prendre ses distances par rapport à l’héritage pour espérer gagner la confiance des mauritaniens, ce qui ne semble pas être le cas aujourd’hui.
Est-ce que, à votre avis, la page du règne de Aziz est tournée ?
Cette page est bien tournée, même si l’intéressé a l’intention de se maintenir dans le jeu politique, notamment à travers l’UPR ou ses réseaux au sein de l’armée ou des affaires. Toutefois, est-ce que la page va être tournée à l’avantage de Ghazouani ? Est-ce que le soutien du futur ex-chef de l’État lui facilitera ou compliquera la tache ? Les réticences de Ghazouani à se présenter sous les couleurs de l’UPR, tout en ouvrant la porte à tous ceux qui souhaitent le soutenir, traduisent un choix lucide, compte tenu de tels risques.
Qu’est-ce que vous pensez de la candidature de Sidi Mohamed Ould Boubacar ?
Il jouit d’une excellente réputation d’intégrité et de compétence, avec une très bonne connaissance des dossiers. Il rassure la population, les milieux d’affaires, la communauté internationale et même l’institution militaire. Politiquement, il est en mesure d’incarner le changement souhaité par les mauritaniens. En tout cas, il contribue, d’ores et déjà, au renouvellement de l’offre et de la classe politique, même s’il a servi les régimes précédents. Concernant l’élection présidentielle, il apparaît comme un concurrent sérieux et crédible, capable d’aller au second tour et de rivaliser avec le candidat du régime, même sans l’appui de l’opposition, dont certaines formations, naguère importantes, n’ont plus vraiment de base populaire, compte tenu de leurs échecs répétés et de leurs erreurs stratégiques.
Est-ce qu’à votre avis il existe une réelle opportunité de changement de régime dans le contexte actuel ?
Il y a toujours une opportunité pour un changement, contrairement au scenario de la succession, qui semblait écrit. Toutefois, les chances d’aboutissement d’un tel changement sont tributaires de plusieurs facteurs. Tout dépend, notamment, de la capacité du candidat du changement à se mettre au travail dès à présent et à entamer la mobilisation sur le terrain. De plus, il devrait disposer des ressources nécessaires, une campagne électorale supposant des ressources conséquentes, surtout dans un pays vaste comme le nôtre. Enfin, le candidat doit avoir un positionnement clair, pour incarner le changement, non pas en cherchant à rassurer les hommes d’affaires et les notables, mais à aller à se présenter comme le porte-parole des jeunes, des femmes, des pauvres, des exclus et des citoyens assoiffés de changement.
Un dernier mot ?
Je réitère notre appel à la jeunesse mauritanienne pour se mobiliser et prendre son destin en main, en s’inscrivant massivement sur les listes électorales, en rejetant le clientélisme, en faisant campagne et en votant pour le candidat du changement et de la rupture avec le régime en place. Il existe une réelle opportunité pour le changement que nous devons exploiter.
Propos recueillis par AOC