Quand Paul Marty prend ses aises avec un pan de notre Histoire : Hamid Ben Alhoussein réagit

Hamid Ben Alhoussein, décédé le 14 février dernier, était un intellectuel accompli, de très grande culture, mais surtout de très grande modestie et discrétion. En septembre 2011, il avait adressé une  lettre à un de ses amis (Marc Vaution, Agrégé de Lettres) qui traite des écrits de Paul  Marty à propos des relations des Ahel Cheikh Sidi Ali ben Najib avec les Kountas.

Le Calame publie cette lettre, en sa mémoire et comme témoignage même très court sur un point particulier de notre Histoire.

 

 

Cher Marc,

Quand je t’ai écrit ma dernière lettre, je venais de lire ce que Paul Marty a dit de ma fraction « les Hel Cheikh Sidi Ali » et ça m’avait fichu une de ces colères contre tout ce qui s’appelle « historien » que j’étais incapable de porter un jugement serein. Je retire donc ma diatribe contre tes amis les historiens ; mais je continue à dire et à croire qu’on ne peut rien écrire de valable si l’on n’aborde pas ces questions avec de la bienveillance (mieux encore, de la sympathie). Qui dit : « Histoire », dit des hommes, de la chair, du sang ; et l’on ne peut, quoi qu’on veuille, faire fi de ses propres sentiments et écrire comme si l’on était un robot insensible. Et puis, il y a le problème des sources. Quel historien peut nous assurer que ses sources sont inattaquables ou, du moins, qu’il a fait l’effort de puiser aux sources les plus fiables ?

Paul Marty a écrit quatre gros tomes sur nos régions et seulement 117 lignes, en tout et  pour tout, sur notre famille (il parle de mon grand-père maternel  Seddigh Ben Mohamed, l’éponyme de mon fils) et il trouve pourtant l’occasion de truffer ces quelques lignes de contradictions et de faussetés. Et voilà une des sources les plus consultées chaque fois qu’il s’agit de nos régions.

Il écrit à la page 136 du Tome 1 : « Sidi Ali est l’ancêtre de la petite fraction des Ahel Sidi Ali qui vit aux environs de Tombouctou, en marge des Kounta et sous leur entière dépendance morale et religieuse. » ; et à la page 303: «  Le Cheikh Sidi Ali est toujours l’objet d’une grande vénération chez les Kounta pour avoir donné l’initiation quadri’a à leur ancêtre le grand Sidi –L- Mokhtar et pour avoir été le professeur qui l’a formé et mis sur la voie ». Il se contredit allègrement et avec un sans-gêne complet. Tout cela parce qu’il part d’une thèse qui veut que les Kountas (qui, à ses dires, ont beaucoup aidé l’administration coloniale) furent les chefs religieux de tout le Soudan. Ce qui n’est pas totalement faux, du moins jusqu’à notre arrivée à la fin du 17è siècle. Depuis, nous sommes les chefs religieux des Kountas, de leurs nombreux talibés aussi bien que de dizaines  d’autres fractions et tribus y compris la grande tribu des Kel Antessar  dont l’ancêtre fut l’élève de Cheikh Sidi Ali au même titre que cheikh Sidi Elmokhtar et à la même époque.

Mensonge gratuit

Au Tome 2,  page 29, on lit : « Le cheikh Ceddiq ould Mohamed, chef des Ahel Sidi Ali est né à Ourzid dans l’Azaouad. Il est d’origine chérifienne (…) et se rattache au Cheikh Sidi Ali Ben Najib qui fut le maître, l’initiateur et le professeur de  Cheikh Sidi  Mokhtar Al kabir des Kounta (…) À ce titre, Cheikh Ceddiq est en excellents termes avec les Kounta. Il entretient de non moins bons rapports avec les Berabich (…) Ses rapports avec les Touareg (…) sont excellents. Il a hérité auprès d’eux de la grande influence dont jouissait son père Mohamed ould Bokhari, qui a été, au siècle dernier [19è s.], un marabout des plus réputés et dont on prenait conseil avant toute entreprise. »

Comment, après cela, peut-on écrire que nous vivons « en marge des Kounta  et sous leur entière dépendance morale et religieuse » ?

Au Tome 1, page 136 toujours, il écrit : « Par la suite, Sidi Ali fit de nombreux voyages de commerce entre Teghazza et son campement ».  On se demande auprès de qui Paul Marty a recueilli de tels renseignements. Jamais, Cheikh Sidi Ali qui (soit dit en passant) fut le premier garçon de la lignée né dans l’Azaouad (c‘est pourquoi nous portons son nom), jamais Cheikh Sidi Ali ni ses descendants  et ce, jusqu’à aujourd’hui, n’ont fait du commerce. Voilà donc ce qu’on peut appeler sans s’embarrasser de circonlocutions : un mensonge gratuit.

À propos de Seddigh encore, Paul Marty dit (pp. 29-30 Tome 2) : « Sa filiation jusqu’à son glorieux ancêtre Ali Ben Najib dont les hauts faits et vertus sont narrés dans le Kitab At-Taraïf et  qui mourut en 1757, s’établit ainsi : Ceddiq ould Mohamed ould Bokhari ould Tahar ould Sidi Ali Ben Mohamed Ben Choaïb. Il est naturellement qadri et moqaddem de cette voie pour sa fraction. Il n’a pas hérité directement cette affiliation  de son glorieux ancêtre Ali ould Najib mais la tient par hérédité de son arrière grand-père Tahar qui reçut l’ouird de Cheikh Sidi Mokhtar Al Kabir, élève de son père Ali. »

La filiation correcte la voici: Seddigh Ben Mohamed Ben Alboukhari Ben Mohamed Ben Mohamed Tahar Ben Cheikh Sidi Ali Ben Nagib Ben Mohamed Iknane Ben Mohamed Ben Chouaïb.

Les noms en gras ont été omis par l’auteur. Toute la prose qui suit et son luxe de détails est inexacte: Seddigh n’est pas le moqaddem  de sa fraction, il est moqaddem tout court. Mohamed Tahar (et non Tahar), arrière-arrière-grand-père (et non arrière-grand-père) de Seddigh n’a pas reçu l’ouird de Cheikh Sidi Elmoukhtar  qui fut son promotionnaire, mais de son père, Cheikh Sidi Ali Ben Nagib, directement. C’est d’ailleurs lui qui remplaça son père à la tête de la fraction, alors en voie de constitution. À sa mort, son fils Mohamed Elmoukhtar  reçut de Cheikh Sidi Elmoukhtar Al kabir des Kountas une lettre de condoléances (dont j’ai une copie) et qui clôt définitivement ce débat (si débat il y a) de la prééminence entre les Hel Cheikh Sidi Ali et les Kountas. En voici un extrait :

« Gloire  à Dieu (…) ; ceci de la part de l’esclave de son Maître [Dieu]:  El Moukhtar Ben Ahmed Ben Abi Bakrine [Cheikh Sidi El Moukhtar Alkabir] à ceux qui (plus que tous autres) sont qualifiés pour lui prodiguer des conseils et qui sont les dépositaires de ses secrets, je veux dire les enfants de notre maître et  de notre guide, le Cheikh touché par la grâce divine et le savant immortel, notre maître Ali Ben Nagib ; et parmi eux, je m’adresse aux enfants de notre frère Mohamed Tahar :  le sieur Mohamed El Moukhtar  et le sieur Mohamed El Moustapha. Que Dieu répande  sa baraka sur eux tous. Qu’ils soient pour les cœurs des mourides [adeptes] comme le printemps ;  que les ambassades ne cessent de venir à eux et de baiser avec considération et révérence leurs mains. Mille bénédictions de Dieu et sa miséricorde et sa baraka sur vous (…) Après, depuis qu’il nous devient difficile de vous rendre visite et que notre lieu de séjour nous tient éloigné de votre campement béni, nous avons fait suppléer la noirceur de l’encre sur le papier à la présence physique des yeux et du corps etc… »

Facteur de paix et de stabilité

La cause est entendue. Je te fais grâce du reste de ce qu’a écrit Paul Marty ; c’est à l’avenant de ce qui précède. Il ne semble même pas avoir réalisé que Mohamed Ahmed Ben Mohamed Ben Alboukhari dont il parle (Tome1, pp. 303-304) est le grand-frère de Seddigh.  Comment saurait-il que c’est lui (Mohamed Ahmed) qui a dissuadé (en sa qualité de chef religieux suprême) la plupart des tribus de l’Azaouad de s’opposer par les armes aux troupes françaises, arguant de la disproportion des forces en présence [canons et fusils d’un côté et armes blanches de l’autre] ? Que c’est encore lui qui mit fin à la dissidence Kounta menée par le Cheikh Sidi Mohamed Ben Sidi Amar (Tome 1, p.144) lorsqu’il se rendit compte que cette dissidence a été surtout prétexte aux tribus alliées de cette aile Kounta à commettre des exactions  et des crimes contre les tribus censées avoir fait la paix avec les Toubabs ? Comment saurait-il que c’est, si l’on peut dire, « à l’usage », que Mohamed Ahmed se rendit compte qu’il ne pouvait pas vivre avec des colons qui n’ont aucune humanité ni morale et qu’il le fit savoir à tous et dit son intention de partir en « hégire » au Maroc avec toute sa famille et les familles de ses frères y compris Seddigh?  Ce qui amena la dissidence du chef Bérabich Sidi Mohamed Ould M’Hammed qui semble avoir préoccupé tant Paul Marty. Au Maroc, il fut reçu avec tous les honneurs par le Chef des A’rib, qui l’hébergea  gratuitement à M’Hamîd Elghezlâne  (non loin de l’actuel Warzazate)  et mit sa domesticité à son service. Son petit-frère Seddigh n’est revenu à Tombouctou que bien plus tard.

Voilà la raison de mon coup de sang contre Paul Marty et pourquoi je l’ai mis, lui et tous ceux qui  prennent ses écrits pour vérité du Coran, dans le même sac.

Et tout cela parce que nos ancêtres n’ont jamais voulu écrire quoi que ce soit concernant leur propre histoire. Pour eux, leur fonction sur cette terre, c’est d’enseigner et d’être un facteur de paix et de stabilité. La récompense, ils l’espèrent dans l’au-delà, « au jour, comme dit le Coran, où ni richesses ni postérité ne seront d’aucun secours, à moins qu’on ne vienne à Dieu avec un cœur pur »

Leur seul souhait était de rester  hors de l’histoire événementielle.  Le refus des ancêtres de tirer une quelconque gloriole d’avantages octroyés en fait par Dieu, et qui ne doivent jamais être considérés comme un acquis ou une « valeur intrinsèque » de l’individu, est tel qu’il a déteint sur nous tous. Il  y a une dizaine d’années, un étudiant d’une université d’Arabie Saoudite a écrit à un parent (Hamaha  Ben Mahmoud) pour demander des documents sur Cheikh Sidi Ali qu’il voulait mettre au premier plan dans une thèse qu’il préparait. Mohamed Ahmed m’a demandé mon avis. Je lui ai dit que ce serait aller à l’encontre de la volonté affichée et maintes fois répétée de nos grands ulémas qui veulent que nos ancêtres dorment en paix, comme ils ont vécu, en paix avec leur conscience et avec les hommes. Hamaha n’a pas répondu à la requête de l’étudiant car c’était aussi son avis.

Mais les temps ont changé et les plumitifs de tous bords de même que les internautes se sont donnés le mot pour « confectionner » à tout un chacun une « histoire » à leur façon.  Va sur Internet et écris « Cheikh Sidi Ali » et tu verras des dizaines de notices et d’articles (surtout de Mauritaniens et d’Européens) qui tous, en général, se veulent élogieux, mais tous également pleins d’erreurs et de fantaisies.

Aussi, me suis-je laissé convaincre par des frères et aussi des tlamîd Kountas (justement), qui viennent de temps en temps me rendre visite, de la nécessité d’écrire définitivement l’histoire de la tribu. C’est ce à quoi je compte m’atteler, s’il plaît à Dieu, dès que j’aurai fini un travail déjà  entamé sur la langue songhoïe de Tombouctou.

 

 

Mon article (pour parler d’autre chose) sur le livre de Salem Ould Elhadje « TOMBOUCTOU » a paru intégralement dans le principal journal de l’opposition au Mali, « Les Echos », le 22 Juin. Il a permis à Salem de vendre la totalité des exemplaires  en sa possession. Je m’en réjouis pour lui parce que son livre, à part les faiblesses que j’ai relevées, est ce qu’il ya de  plus remarquable, écrit récemment par un Tombouctien sur Tombouctou.

Comme je l’ai dit plus haut, j’ai entrepris, en complément de mon article, et pour étayer ma thèse relative à la formation de la langue songhoïe de Tombouctou, la rédaction d’un dictionnaire des emprunts faits à l’arabe (classique ou dialectal) par cette langue. Je me fais aider par mes enfants qui sont tous plurilingues. J’en suis déjà à plus de cinq cents mots, compte non tenu des dérivations.

Au plaisir de te lire. Amicalement,

Hamid Ben Alhousseïn