Lettre à Michel Onfray sur les relations tumultueuses entre l’Occident et l’Orient (2) /Par Ahmedou Ould Moustapha

Les croisades et le ‘’Brins Arnat’’

Apparemment, les évènements de 1096 allaient lui donner raison, quarante ans après sa mort : ce fut le début des croisades, successivement menées au nom de la chrétienneté contre l’Islam. Or les chrétiens d’Orient en seront les premières victimes, parce que les croisés, venus de loin, étaient plus soucieux de razzier tout ce qui se trouvait sur leur chemin que de libérer Jérusalem. Le sort des juifs n’en sera pas moins cruel, et toute la région sera ainsi plongée dans une violence déchaînée.

La  méfiance que le poète Al Maari avait si souvent exprimée à l’encontre des ‘’habitants de la terre’’, avec une si puissante lucidité, trouvera là sa plus effroyable illustration. Car après leur prise de Jérusalem et de quelques autres territoires, notamment Antioche (Antalya en Turquie) et Tripoli (aujourd’hui ville Libanaise), les croisés finirent par se transformer en bandes de pillards incontrôlables.

On se souvient du prince Renaud de Châtillon dont le titre et le prénom  avaient été arabisés par les chroniqueurs arabes en Brins Arnat, un homme brutal, cynique et arrogant. Arrivé en Orient en 1147 avec cette mentalité déjà anachronique et qui a toujours guidé l’impérialisme occidental : la folie de l’or hier et la soif du pétrole aujourd’hui, même si c’est au prix ‘’du sang coulant à flots’’.

Brins Arnat symbolisera pour les musulmans et les chrétiens d’Orient toute la malfaisance des croisés, si bien que Salah Dine Al Ayoubi (dit Saladin) jurera de le tuer de ses propres mains. Les historiens occidentaux ont officiellement retenu que le prince Renaud de Chatillon serait mort au cours d’une bataille en 1187, à Hattine, près du Lac de Tibériade (en Jordanie actuelle).

Mais les chroniqueurs arabes rapportent qu’il avait été fait prisonnier au cours de cette même bataille – victorieusement menée par Salah Dine contre les croisés, permettant ainsi aux musulmans de reconquérir Jérusalem ainsi que d’autres territoires – et qu’il serait donc mort, non pas à Hattine mais à Alep, après une longue captivité qui fut allégée, bien avant sa mort, en résidence surveillée par le sultan Noureddine Zenki, celui là même qui nomma Salah Dine gouverneur d’Egypte et fils d’Atabek Zenki qui, lui, était sultan de Mossoul…(1)

Quoi qu’il en soit, après la reconquête de Jérusalem par Salah Dine, les croisés ne conserveront plus que Tyr, Antalya ou, si l’on préfère, Antioche et quelques contrées de moindre importance avant d’être définitivement expulsés de leur dernier bastion, en 1291, par le sultan Khalil  Qalaoun qui mettra ainsi fin à deux siècles de leur présence.

Mais bien avant cet épilogue, il y eut l’histoire sanglante et significative du Brins Arnat qui mérite que l’on s’y attarde un peu :

En effet, aussitôt après la mort de Raymon de Poitiers, seigneur d’Antioche, Renaud, fils d’un pauvre seigneur de Châtillon, selon une de ses biographies, mais plutôt fils caché d’Henri 1er selon une autre source, parviendra à séduire la veuve du défunt seigneur puis à l’épouser, devenant ainsi le maître de la principauté d’Antioche. Et très vite, il commit des exactions qui le rendirent odieux, aussi bien à ses voisins arabes et ses coreligionnaires de la Byzance qu’à ses propres sujets.

Ainsi, sous un prétexte fallacieux, il décida un jour de lancer un raid punitif contre l’ile Byzantine de Chypre et demanda au patriarche d’Antioche de financer l’expédition, un peu comme le président Donald Trump qui veut construire un mur de séparation entre les Etats Unis et le Mexique avec l’intention de faire financer l’ouvrage par le gouvernement mexicain, à l’instar de son projet de faire financer la présence des bases militaires américaines au Moyen Orient par les pays arabes du Golfe.

Mais comme le prélat n’était pas pressé et se montrait même un peu récalcitrant, alors le prince Renaud décida de le jeter en prison et de le torturer puis, après avoir enduit ses blessures de miel, l’enchaîna et l’exposa au soleil durant toute une journée, laissant des milliers d’insectes s’acharner sur son corps.

Après quoi, il finira bien par obtenir ce qu’il voulait : le patriarche ouvrit les caisses en invitant ses pairs à faire de même et le prince Renaud débarqua sur les côtes de Chypre, écrasant sans difficulté tout ce qui lui résistait, lâchant ses hommes sur l’ile qui ne s’en remettra jamais :  « Du nord au sud, tous les champs cultivés ont été systématiquement ravagés, tous les troupeaux massacrés, les palais, les églises, et les couvents ont été pillés tandis que tout ce qui ne pouvait pas être emporté était démoli ou incendié. Les femmes étaient violées, les enfants égorgés, les hommes valides ont été emmenés en otage et les invalides décapités. Avant de repartir, Renaud de Châtillon ordonna encore de rassembler tous les prêtres et les moines grecs, à qui il a fait couper le nez avant de les envoyer, mutilés, à Constantinople »(2) .

Aussi, pour se faire seigneur du Jourdain et d’Hébron, en Palestine, il s’attaqua à ces deux contrées avec la même cruauté contres ses propres congénères et coreligionnaires, c’est-à-dire des croisés comme lui.

Une piraterie de grande envergure

Précisons que toute cette barbarie fut l’œuvre de chrétiens contre… d’autres chrétiens et que le prince Renaud de Châtillon et ses troupes firent là ce que les conquérants chrétiens  ont toujours fait là où leurs armées pénètrent en vainqueurs, depuis Constantin, leur premier empereur (mort en 337), qui avait imposé le christianisme à Rome, bien qu’il ait toujours vécu, dans les faits, en païen, c’est-à-dire en adepte du culte de Mithra (alors religion des peuples Parthes, indo-persans), puisqu’il ne reçut son baptême de conversion au  christianisme que sur son lit de mort, ce qui explique peut être qu’il fut aussi cruel en ce qu’il mît à mort son propre fils et sa femme.

Ces armées occidentales feront donc pareil partout durant les siècles suivants, notamment pendant toute l’ère coloniale et aujourd’hui encore à travers leurs interventions militaires en pays musulmans.

Cela dit, les croisés partirent de l’Occident pour combattre l’Islam et défendre la chrétienneté, mais les destructions effroyables qu’ils commettront auront un impact cataclysmique sur tout le Moyen Orient, l’atrocité de ces  destructions et leurs conséquences seront fatales pour toute les populations de la région, à commencer par les chrétiens.

En définitive, les croisades n’auront été qu’un tissu de mensonges émaillés de prétextes quelconques, comme ceux qui sont avancés en ce moment même en Syrie, avec des justifications aussi tendancieuses et  irrationnelles les unes que les autres.

Pour le grand philosophe allemand, Friedrich Nietzsche, mort à la fin du 19ème siècle, les  croisades n’étaient qu’ « une piraterie de grande envergure, et rien de plus ! »   

Il y a ici lieu de replacer cette citation dans son contexte. En effet, dans son remarquable ouvrage intitulé L’Antéchrist, que les manuels de la pensée occidentale retiendront sûrement, Nietzsche écrit : « Le christianisme nous a frustré de la moisson de la culture antique et, plus tard, il nous a encore frustré de celle de la culture islamique. La merveilleuse civilisation maure d’Espagne, au fond plus proche de nous, parlant plus à nos sens et à notre  goût que Rome et la Grèce, a été foulée au pied (…) Les croisées combattirent plus tard quelque chose devant quoi ils auraient mieux fait de se prosterner (…) Voyons donc comme elles sont ! Les croisades ? Une piraterie de grande envergure, et rien de plus ! (…) En soi, on ne devrait même pas avoir à choisir entre l’Islam et le Christianisme … Guerre à outrance avec Rome ! Paix et amitié avec l’Islam… ».

Le grand philosophe avait ainsi décidé de briser le silence au sujet des croisades et d’exprimer tout haut sa fascination pour la civilisation musulmane, à un moment où celle-ci était déjà, depuis bien longtemps, en décadence. Il écrira ensuite, sur le même sujet, dans une correspondance à son amie Malwida Von Meysenbug : « Par chance je suis dépourvu de toute ambition politique ou sociale, en sorte que je n’ai à craindre aucun danger de ce côté-là, rien qui me retienne, rien qui me force à des transactions ou des ménagements ; bref, j’ai le droit de dire tout haut ce que je pense et je veux une bonne fois tenter l’épreuve qui fera voir jusqu’à quel point nos semblables, si fiers de leur liberté de pensée, supportent de libres pensées… »

Et ce sont bien cette indifférence à l’égard des honneurs et ce refus de compromission qui  l’amenèrent également à exprimer toute l’admiration qu’il portait à l’Empereur de Prusse Frédéric II de Hohenstaufen qui, au 13ème siècle, invitait souvent auprès de lui des savants et érudits musulmans et ce, au mépris des interdictions et des attaques de l’Eglise.

Nietzsche était surtout admiratif devant la position inébranlable de l’Empereur germanique  face à l’agitation de la pensée dominante de l’époque qui se caractérisait déjà, comme aujourd’hui, par la haine de l’Islam. Mais l’Empereur, en souverain cultivé, rétorquait que « le Germain et l’Arabe possédaient cette qualité unique : la vision claire et pénétrante de la nature réelle des choses… Eux seuls, sans préjugé aucun, savent observer, examiner et explorer la réalité sensible.»(3)

Age d’or et apport civilisationnel de l’Islam

On imagine que le philosophe Nietzche et le premier roi de Prusse gardaient à l’esprit ce que l’Occident devait à la civilisation musulmane. Parce que l’Occident est effectivement redevable de quelque chose d’essentiel à l’égard de l’Islam, c’est cette chose qu’il s’est approprié de manière indûment exclusive : la Raison.

Cela peut surprendre quelqu’un qui ne sait pas qu’au moyen âge la Grèce était le plus important territoire de la Byzance, qui appartenait elle-même à l’Orient, et que c’est bien l’islam de l’Andalousie qui a transmis à l’Occident  « le matin grec » (pour parler comme Heidegger), autrement dit la philosophie qui fut le point de départ de la Renaissance occidentale.

Tout à commencé en effet à Baghdad, au 8ème siècle, sous la dynastie Abbasside, avec notamment le Khalif Al Ma’Moun dont le règne fut une réussite culturelle et scientifique exceptionnelle : en application d’un célèbre Hadith du Prophète Mohamed (PSL) recommandant aux croyants « d’aller s’approprier la science partout, même en Chine », il créa le premier Observatoire astrologique au monde et une  ‘’ Maison de la Sagesse’’ où étaient invités et réunis des savants de toutes les spécialités et de tous les horizons, y compris des chrétiens et des juifs, et où ils étaient particulièrement bien traités.

Il créa ensuite un vaste ‘’ mouvement de traduction’’ qui sera décisif pour le développement et la vulgarisation des sciences. Les traducteurs devaient être mis à l’épreuve et leur compétence attestée, ils gagnaient le pesant d’or de chaque livre traduit d’une langue étrangère à l’arabe. Ce mouvement fut l’histoire d’une longue et multiple expérience d’appropriation de la rationalité.

Voila qui explique le dynamisme de l’activité culturelle qui se développait à Baghdad de cette époque et qui avait transformé cette ville en une Silicon valley avant l’heure, c’est-à- dire sans égale en comparaison au reste du monde.

C’est donc « par les traductions de Tolède(4) (Espagne) du corpus scientifique arabe que l’Occident a acquis les savoirs qui ont effectivement permis à ses premières universités d’exister : philosophie, psychologie, mathématiques, physique, optique, médecine… »(5)

Ces traductions furent réalisées en 1150 de l’arabe au latin puis, plus tard, aux autres langues.

Ainsi, Ibn Rushd ou Averroès (12ème siècle) a été le mentor philosophique de l’Occident : c’est bien lui qui, le premier en Europe, a incarné la rationalité philosophique, de Séville à Paris en passant par Padoue. Il est aussi le premier à poser la question des racines du fanatisme et à transcender les dogmes religieux en démontrant le caractère nécessaire et légale de ce qu’il avait appelé ‘’l’examen rationnel’’ (sa pensée dans ce domaine à été brièvement évoquée dans ma précédente lettre).

Ibn Sina (Avicenne, 11ème), lui aussi a marqué une étape décisive des sciences médicales, de la pharmacologie à la chirurgie ; au même titre qu’Ibn Khaldoun qui fut plus tard, au 14ème siècle, le père de la sociologie.

Mais l’une des plus grandes figures scientifiques qui ont le plus apporté au monde et à la civilisation universelle est sans conteste Mohamed Ibn Moussa Al Khawarizmi(6) dont les travaux en mathématique, au 9ème siècle, ont eu un impact fondamental sur l’humanité et sur notre vie d’aujourd’hui. Il est le père de l’algèbre et de l’algorithme sans lesquels il n’y aurait ni mathématiques modernes ni physique ni même informatique, puisqu’il a bouleversé les modes de la pensée mathématique à son époque, en combinant la géométrie d’origine grecque et le calcul arithmétique qu’il a limité à dix symboles de numération, du chiffre 1 au chiffre 9 plus le 0 d’origine indoue, pour trouver n’importe quel nombre, démontrant ainsi que les calculs sur la base des chiffres romains ou latins ne menait pas loin.

Il a consigné cette première étape de ses travaux dans son ouvrage que l’on peut traduire par L’Art hindou de calculer. Il a ensuite inventé la fraction décimale qui n’existait pas avant lui et qui sera utilisée plus tard en occident comme virgule à l’écriture.

C’est donc partant de cette trouvaille décisive que  Khawarizmi a pu définir l’algèbre pour la première fois dans son livre intitulé  Quitab al Jabr en arabe  ou  El libro del Algébra  en espagnol, ou encore  Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison  en français.

Il a accompli dans cet ouvrage une avancée révolutionnaire, jamais atteinte auparavant, par sa formulation des équations de deuxième degré qui aboutiront à celles du troisième degré.

Pour autant, ce précurseur des mathématiques modernes n’était pas seul, car existaient en son temps même et après lui d’éminentes autres personnalités scientifiques dans le monde musulman, de Baghdad à Cordoue. On peut citer, par exemple, Al Jawahiri, Al Kindi, Thabit Ibn Qura, AL Battani, Omar Khayyâm, Ibn Al Haythem et le très réputé Al Ouqlidisi, lui aussi mathématicien hors pair, ainsi que plusieurs autres qui ont tous contribué au développement des sciences.

Et au-delà de l’alchimie (mélange de pratiques occultes et manipulations chimiques), sans parler d’autres sciences naturelles, on peut affirmer sans risque de se tromper que l’alcali et la chimie, qui en découle, ont été élaborés pour la première fois par des savants musulmans, bien avant qu’ils ne soient développés à leur niveau actuel par l’Occident. Ce sont, de surcroit, des mots d’origine arabe – d’où ils gardent toujours l’article arabe Al comme alcool, algèbre, algorithme, almanach, etc.…

De ce qui précède, on peut retenir que Nietzsche et l’Empereur Frédéric II se trouvaient apparemment insatisfaits dans l’étroit esprit de la culture occidentale de l’époque et ne pouvaient que reconnaître, sans préjugé aucun, l’immense savoir scientifique que la civilisation arabo-musulmane avait développé à Baghdad et apporté à l’Occident via l’Andalousie : d’abord la grécité, c’est-à-dire la philosophie qu’elle a pu embellir par l’éclat et l’énergie d’une pensée qui conquît le monde pendant plusieurs siècles, ensuite la « méthode d’expérimentation graduelle » qu’elle a pu tracer pour le développement des sciences naturelles.

 

(1) Comme par hasard, Alep et Mossoul, respectivement en Syrie et en Irak, symboles de grande tolérance religieuse, depuis l’antiquité, sont aujourd’hui martyrisées par les djihadistes sur initiative des Etats Unis et financement de la monarchie saoudienne et de l’Etat du Qatar, selon les propres déclarations de Mme Clinton (voir son dernier livre Le Temps des décisions) et celles du précédent ministre des Affaires étrangères du Qatar (Cheikh Jassim) qui, dans une récente interview à BBC, confirmait que son pays à lui seul avait dépensé 130 milliards de dollars pour les équipements militaires et les émoluments des rebelles  ou djihadistes en Syrie.

(2) Francesco Gabrieli : Chroniques des Croisades, éd. Sindbad, 1977

(3) Chrétienneté, Islam et Colonisation, Médisma, Maroc, cité par Moussa Hormatt-Allah.

(4) Toledo en Espagne, ville située à 70 Km de Madrid

(5)Alain de Libéra, professeur au Collège de France

(6)Al Khawarizmi, célèbre  en tant que mathématicien  mais il était aussi astronome et astrologue. Son nom  fut latinisé par Algorithme dont il a été l’inventeur bien avant le baron John Napier.

(à suivre)

Source: Le Calame