Interview de Boris Diop relative au génocide rwandais

 Rue89 – Vingt ans après le génocide des Tutsis, qui a fait 800 000 morts entre avril et juin 1994, l’intellectuel sénégalais Boubacar Boris Diop, revient sur sa portée en Afrique, où l’instrumentalisation du fait religieux semble l’avoir emporté sur celle du fait ethnique.
A 67 ans, Diop est le co-auteur, entre autres, de « La Gloire des imposteurs » (éd. Philippe Rey, 2014). Il a participé en 1998 à un atelier d’écriture au Rwanda, avec neuf autres écrivains africains.

Rue89 : Le spectre du génocide rwandais plane-t-il désormais sur toutes les crises africaines, comme le seuil de violence qu’il ne faut pas dépasser ?  

Boubacar Boris Diop : C’est extrêmement frappant. Le Rwanda est en effet devenu une espèce de paradigme. En Côte d’Ivoire, en Centrafrique et même au Kenya, lors des violences post-électorales, on a dit : « Attention au Rwanda ».  Le génocide a quelque chose de fondateur de ce point de vue. Lorsqu’on va vers le chaos, on sait ce qu’il faut dire pour éviter le pire, à cause du contre-exemple rwandais.Il y a aussi des manipulations : des ministres français ont parlé de situation « pré-génocidaire » en République centrafricaine.  En gros, l’argument, c’est : « On intervient parce qu’on ne l’a pas fait au Rwanda. » C’est malhonnête, parce que la France est intervenue au Rwanda , mais plutôt du côté des tueurs, dans les coulisses d’abord puis avec l’opération Turquoise – les historiens français ont fait largement le point là-dessus.

Toutes les leçons à tirer du Rwanda l’ont-elles été, sur un continent où l’ethnie et l’identité religieuse sont toujours manipulées pour des intérêts politiques ?  

Pour ce qui concerne la religion, c’est relativement nouveau. Certains pays, comme la Somalie, le Nigeria et le Kenya dans une moindre mesure, se trouvent dans un contexte global d’extension de l’islamisme.  Mais personne n’avait prévu l’antagonisme entre chrétiens et musulmans en Centrafrique, qui semble s’être produit du jour au lendemain. Là où l’on s’attendait à un conflit ethnique au sens classique du terme, on a tout d’un coup un conflit religieux.  L’instrumentalisation du conflit ethnique demeure, on ne peut que le constater. Mais le Mali nous montre que l’élément religieux semble prendre le pas sur les querelles entre les Touaregs au nord et les ethnies du sud du pays. C’est ce qui nous guette dans tout le Sahel, jusqu’en Mauritanie.

Le Sénégal reste-t-il exemplaire de ce point de vue ?

 Attention, il faut se détromper ! Le Mali est rapidement passé du statut d’exemple parfait à celui de contre-modèle. La même chose pourrait se produire au Sénégal dans quelques années. L’islam au Sénégal a été pendant longtemps confrérique et modéré. La culture sénégalaise a assez bien géré les fondamentaux de l’islam, mais nous assistons à l’émergence d’un salafisme mou, consensuel et populaire.  Les institutions sont relativement solides, l’Etat existe et les questions ethniques sont absentes, heureusement. Le pays ne s’en trouve pas moins en zone de risque, à cause d’une situation économique difficile et d’une corruption qui a atteint des sommets incroyables.  Les gens ne sont pas prêts à défendre la charia, à dire qu’il faut couper la main aux voleurs, mais ce fondamentalisme populaire s’impose peu à peu. C’est un motif sérieux d’inquiétude pour l’avenir proche…

05-04-2014
Source : Rue89 (France)