Détournements des deniers publics : un ancien fonctionnaire parle

 Détournements des deniers publics : un ancien fonctionnaire parle  Biladi : Mr Hamédine Kane, vous avez déjà occupé, avant d’aller à la retraite, plusieurs fonctions de contrôleur dans le domaine de la gestion des finances publiques dont celles de contrôleur financier central de la République. Pouvez-vous, à ce titre, nous faire part de vos impressions sur la série de détournements de fonds publics commis, ces derniers temps, par des comptables du trésor, détournements mis à jour lors des missions de vérifications menées par l’Inspection Générale d’Etat (IGE)?

Hamédine kane (H.K) :Je remercie le journal Biladi, qui est un important organe d’information et d’investigations, de m’avoir donné l’occasion de m’exprimer sur un sujet qui préoccupe, à juste titre, tous les mauritaniens. Je ne suis pas, en général, très bavard, mais il arrive qu’en de pareilles circonstances, j’accepte de donner un point de vue personnel sur des questions aussi importantes.

En 2008 et 2010, j’étais déjà intervenu pour dénoncer certaines dérives observées au niveau du système de gestion de nos finances publiques. Ces articles peuvent être consultés sur le site web du Cridem.

Pour répondre à présent à votre première question relative à la série des détournements des deniers publics, j’avoue que je n’ai aucune indication précise sur les montants des sommes compromises et le mode opératoire de leur soustraction des caisses de l’Etat ; mais en ma qualité d’ancien contrôleur financier et actuellement consultant dans le domaine de la gestion et du contrôle des finances publiques, je vais essayer de vous décrire les failles qui pourraient, en général, favoriser ces malversations surprenantes.

La lutte contre le fléau de la gabegie qui gangrène tout effort de croissance économique dans un pays est un combat qui doit être permanent, car il n’existe encore aucun risque zéro dans ce domaine à ma connaissance. Aussi la promesse d’un retour prochain à une gestion vertueuse des affaires publiques, maintes fois prônée par nos dirigeants actuels, risque de ne pas être tenue. 

D’ailleurs l’ampleur du phénomène des détournements des deniers publics commis ces derniers temps vient conforter cette crainte ; car jamais ce fléau n’avait atteint, à notre connaissance, son niveau actuel si on se réfère à la série des détournements commis en cascade par certains comptables publics en fonction. 

En analysant objectivement les causes de l’amplification de ce phénomène, du point de vue d’un auditeur, on peut justifier cette cascade de détournements des biens publics par un dérèglement de notre système de gestion et de contrôle des finances publiques. 

Le système actuel de gestion et de contrôle de nos finances n’arrive pas à s’adapter (lire mes articles précédents sur le site cridem) aux techniques modernes de gestion, malgré les importantes réformes engagées en 2006 et 2007 avec l’appui des bailleurs de fonds, soucieux, eux-aussi, de s’assurer du bon usage de l’aide qu’ils apportent à notre pays.

Au niveau microéconomique, ces réformes avaient pourtant permis de mettre en place des outils de gestion budgétaire et comptable automatisés et fiables, respectivement appelés :(RACHAD, BEYT-ELMAL…) qui assurent de manière assez transparente, un suivi régulier des opérations financières de l’Etat exécutées au niveau national. Mais l’efficacité de ces instruments de gestion numérique s’est vite érodée suite à l’usage biaisé fait de ses outils performants par leurs administrateurs. 

Dans cette interview que nous voulons objective, nous nous focaliserons sur deux failles essentielles du système actuel, failles situées en amont (i) et en aval (ii) de la chaine d’exécution des dépenses publiques et qui pourraient être, à notre avis, à l’origine des dérapages du contrôle au niveau des caisses publiques.

En amont de la chaine des opérations : la première cause des dysfonctionnements qu’on pourrait évoquer résulte d’abord d’une forte concentration aux mains du Ministère des Finances des pouvoirs de la gestion budgétaire et financière malgré les mesures de déconcentration de la gestion budgétaire décidées en 2004. Cette réforme érigeait tous les Chefs de départements ministériels en ordonnateurs principaux de leurs propres crédits budgétaires.

Mais cette innovation, qui n’était pas du goût de certains, a été faussée dès le départ ; car on continue, à ce jour à considérer les entités dépensières ministérielles comme de simples administratrices de crédits en violation de l’article 63 nouveau du décret 2004-96 portant transfert des pouvoirs d’ordonnancement aux membres du gouvernement dotés d’un titre budgétaire. 

Dans ce contexte d’incohérence avec l’esprit de la nouvelle réforme, la mise en œuvre des plans d’actions ministériels annuels de certains départements subit forcément des perturbations liées en particulier à des contraintes de contingentement budgétaire, non concertées, imposées par le Ministère des Finances pour la mise en place des crédits.

On comprend alors aisément, par ailleurs et incidemment, pourquoi les Plans prévisionnels annuels de passation de marchés publics, régis par une réglementation des marchés déjà jugée, elle aussi, très contraignante, ne sont pas exécutés en totalité au cours de l’exercice sur lequel ils sont adossés. 

Comme on le voit donc les vieilles habitudes de concentration des pouvoirs en manière budgétaire continuent de dominer notre système de gestion alors qu’au niveau des Etats de la sous- région (MAGREB-UNI, UEMOA et CEMAC) on évolue progressivement vers un système de Budgétisation et de gestion axé sur une logique de résultats, qui accorde plus de liberté de manœuvres aux gestionnaires publics investis d’une mission sectorielle.

En conclusion, on peut se demander, à ce stade, quels effets négatifs ces dysfonctionnements peuvent-ils avoir sur la gestion des fonds publics ? La réponse nous parait pourtant simple : lorsqu’un ministre, chargé d’un secteur public, est marginalisé dans l’utilisation de ses propres crédits budgétaires, celui-ci a souvent tendance à ne pas exercer les contrôles que lui prescrit l’article 25 de la Constitution du 20 Juillet 1991 qui stipule, entre autres, que « les écarts et les irrégularités constatées en matière de gestion financière devront être portés par les Ministres, à l’attention des organes de contrôle spécialisés de l’Etat ». 

Cette mission est aujourd’hui laissée à la seule initiative de l’IGE qui a des moyens limités, même si elle accomplit un travail remarquable dans la traque des détournements des deniers publics.

En aval de la chaine des opérations financières, notre système de contrôle des caisses publiques ne permet pas de déceler rapidement certaines fraudes comptables et financières devenues de plus en plus sophistiquées en raison de l’automatisation de la gestion budgétaire et comptable.

Il serait pourtant faux de dire que la Direction Générale du Trésor et de la Comptabilité Publique (DGTCP), sous l’impulsion du Ministère des Finances, n’a pas modernisé son système d’enregistrement comptable ces dernières années. 

Parmi les points positifs à mettre à l’actif de cette direction on pourrait citer : la mise en ligne sur un site web (trésor.mr) de toutes les données financières et économiques liées à l’exécution budgétaire qui constitue une véritable avancée dans l’effort de transparence des opérations financières de l’Etat ; l’institution du compte unique du Trésor au niveau de la BCM qui a mis fin à une kyrielle de comptes divisionnaires ouverts par certains organismes publics ; l’interfaçage entre RESOR/BCM ; la bancarisation des chèques du Trésor et leur acceptation à la chambre de compensation et la déconcentration de la fonction de payeur général en trois paieries principales.

Ces mesures constituent, si on s’arrête ici, des progrès qu’on aurait à tort de passer sous silence dans cette interview.

Mais tous ces efforts de modernisation, interne à la DGTCP, n’ont pas impacté positivement la fonction essentielle de sécurisation des fonds publics gérés par des comptables principaux et secondaires répartis sur l’ensemble du territoire national et auprès de nos missions diplomatiques et consulaires. 

L’une des fonctions essentielle de la Direction Générale du Trésor et de la Comptabilité Publique pourtant est d’assurer l’exécution des dépenses et des recettes de l’Etat en vue de justifier l’emploi des deniers publics auprès de la Cour des comptes et auprès de la Représentation nationale.

Partant de ces principes de base le comptable supérieur du Trésor doit veiller non seulement à la sécurisation des deniers publics mais aussi à la sincérité des opérations qu’il retrace dans les comptes publics..

Biladi : Ainsi donc la mission confiée au Trésor nous paraît très importante ! Sur quels moyens alors doits d’appuyer cette institution pour assurer une sécurisation permanente des caisses publiques confiées à un réseau de comptables répartis sur un vaste territoire comme la Mauritanie ?


H.K : Vous abordez là un bon sujet car la fonction du contrôle de la régularité des pièces comptables s’exerce, au niveau du Trésor, à plusieurs échelons ; d’abord au niveau des Paieries qui fournissent la matière première, et ensuite au niveau de la Direction de la Centralisation de la comptabilité qui classe les opérations dans les comptes définitifs de l’Etat après leurs vérifications.

La vérification spécifique des postes comptables et des caisses publiques incombe quant à elle à la « Direction des Audits et du contrôle interne (DACI) du Trésor. Cette Direction ne semble pas encore être à la hauteur des objectifs qui lui sont assignés en matière de lutte contre la fraude comptable et financière. 

Les détournements découverts récemment et qui remontent à des dates antérieures n’auraient pas dû se produire avec une aussi grande facilité si les vérificateurs et les auditeurs de cette direction faisaient correctement leur travail. Il n’existe pas, certes, de risque zéro en matière de gestion des deniers publics, mais avec un bon système de contrôle interne et d’alerte un détournement peut être vite détecté et réprimé.

Biladi : Pourquoi alors selon vous on détourne les fonds publics avec une aussi grande facilité ?

H.K : J’avais dit au départ que je me focaliserai uniquement à l’évocation des dysfonctionnements de notre système de gestion et de contrôle comme le ferait un auditeur. C’est à ce niveau qu’il faut rechercher les causes de ces dérapages financiers : d’abord je dirai que les vérificateurs et les auditeurs de la DACI ne sont pas suffisamment outillés pour contrôler le volume du travail titanesque à accomplir au niveau des comptables du trésor.

A titre d’exemple, en 2013 : 2864 carnets de quittanciers ont été pris en charge par les comptables ; 175 lots de comptabilité venant de l’intérieur, 14 lots venant de l’extérieur et 1421 lots de pièces comptables venant de l’administration centrale, ont été traités. Ces données qui sont tirées du rapport d’activités du trésor pour l’exercice 2013 peuvent être consultées sur le site trésor.mr).

Face à ce volume de travail exorbitant qui doit être accompli par les services chargés du contrôle de régularité des pièces comptables, s’ajoute le manque d’expertise de certains vérificateurs de la DACI. 

Car pour être nommé à un poste d’auditeur ou de vérificateur, en plus des connaissances de bases avérées qu’il faut posséder, on doit, au moins, avoir occupé des fonctions de comptables dans un poste déconcentré ou décentralisé pendant une période permettant d’acquérir une connaissance de la cartographie des risques liés à la gestion des fonds publics. Ceci ne semble pas être le cas pour certains de nos jeunes cadres qui sortent, fraichement de l’ENA après de brillantes études, mais dépourvues de connaissances pratiques.

Ce sont ces failles qui ont favorisé, de notre point de vue, la succession des détournements commis ces derniers temps ; car ceux qui détournent sont en général des agents très opportunistes ; ils attendent que le système de gestion et de contrôle présente des signes de faiblesse pour qu’ils accomplissent leurs forfaitures.

Propos recueillis par Amin Lazrag
Source : RMI Biladi (Mauritanie)