Interview de Aminetou Mocktar, présidente de l’Association de Femmes Cheffes de Famille (AFCF)
Le Calame : La première dame a procédé au lancement, le 4 Février dernier, d’un programme appelé « Plan national de maternité sans risque (2025-2030) ». Votre réaction ?
Aminetou Mokhtar : Ce plan est extrêmement important car il répond aux besoins des populations mais ce qui nous préoccupe, en tant qu’ONG travaillant dans le domaine des droits de l’Homme et de la santé reproductive, c’est que ce genre de plan se termine généralement en queue de poisson, la Société civile n’étant pas impliquée, du moins celle qui n’est pas proche du pouvoir. On fait beaucoup de bruit autour mais rien ne garantit le succès ni le suivi au bout.
– Il y a quelques jours, le Premier ministre mauritanien a présenté devant le Parlement un bilan de presque six mois de gouvernance. Qu’en pensez-vous ?
– Je vois renvois à la déclaration que nous avons publiée au lendemain de ce discours. Pour nous, il s’agit de propos creux, d’une litanie de réalisations qui ne concernent en rien les populations nécessiteuses. Plus grave, le PM a oublié les femmes et leurs droits, la révision de la loi sur le genre, sur la nationalité et l’indépendance économique des femmes. Il a également omis d’autres préoccupations vitales des familles, à savoir la drogue qui pose énormément de problèmes et engendre beaucoup de violences physiques et sexuelles ; l’insécurité dans tous les coins du pays, l’impunité, le passif humanitaire, l’État-civil avec des milliers de mauritaniens en difficulté au pays ou à l’étranger, les binationalités…
– Dans son discours, le PM a affirmé que plusieurs efforts ont été produits pour moderniser la justice. Les avez-vous ressentis sur le terrain ?
– S’il y a des efforts accomplis, comme le dit le Premier ministre, il reste beaucoup à faire. Notre justice n’est pas du tout indépendante, c’est une justice de tribus qui continuent à influencer les décisions. Il y a certes quelques avancées, avec une nouvelle génération de magistrats plus ouverts, plus disposés à écouter les justiciables et ceux qui les assistent. La question de la traduction demeure, vous avez des gens qui ne comprennent pas l’arabe et peuvent signer même leur arrêt de mort ; l’aide judicaire reste difficile d’accès et n’est pas contrôlée. Certains articles du Code pénal doivent être révisés : ils sont trop ouverts et permettent aux magistrats d’en user à leur guise, quand d’autres les lient excessivement. Je note enfin que les femmes restent les oubliées de la Magistrature. La justice doit être indépendante, on doit lui octroyer des moyens pour accomplir sa mission.
– Des viols sont signalés de plus en plus souvent en Mauritanie, particulièrement dans nos grandes villes, notamment à Nouakchott. Qu’est-ce qui est à l’origine de cette recrudescence ? Pourquoi les autorités peinent-elles à éradiquer ces atrocités ?
– L’intensification des viols et agressions en tout genre est liée à la prolifération des produits psychotropes mais aussi à l’impunité accordée aux auteurs de ceux-là : s’ils ne sont carrément pas punis, ils ne le sont que légèrement. À cela on peut ajouter l’irresponsabilité de certaines familles et la délinquance juvénile. Il y a également un vide juridique que la loi sur le genre (KARAMA) devrait combler mais on ne cesse, depuis 2012, d’en attendre la promulgation. Il existe dans ce pays des forces rétrogrades, fanatiques et/ou extrémistes religieux qui s’opposent à son adoption parce qu’ils trouvent leur compte dans ce vide. Les viols sont récurrents, même dans les mahadras et chez certaines personnalités ou guides religieux. Nous réclamons une loi spécifique pour les viols, une unité sanitaire pour en régler les cas, etc. Il faut arrêter les libertés provisoires qu’on accorde à tour-de-bras, le retrait des plaintes et « arrangements » financiers, le silence des muftis et imams dans les mosquées, alors qu’ils ont le devoir d’en parler et de les condamner. Nous réclamons une loi criminalisant le viol, nous pensons que c‘est grâce à cela qu’on les endiguera, ainsi que toutes les autres agressions liées au genre.
– À votre avis, pourquoi la loi sur le genre peine-t-elle à franchir l’étape du Parlement ? Que font l’AFCF et la Société civile pour pousser les pouvoirs publics à la faire voter ?
– Je crois avoir répondu en partie à cette question. Il y a certes l’aspect judiciaire ce qu’il faut surtout développer avec une volonté politique ferme, pas de simples velléités et de discours creux. Il faut mettre fin aux propos fanatiques et rétrogrades qui considèrent les femmes en objets de l’homme. Si le pouvoir veut faire voter le texte, il dispose d’une majorité au Parlement, alors que le pays s’est officiellement engagé à mettre en œuvre divers instruments internationaux en la matière. Au final, nous constatons un grave recul des droits des femmes à tous les niveaux, c’est vraiment regrettable.
– Le gouvernement mauritanien a adopté récemment une loi régissant les partis politiques. Qu’en pensez-vous ?
– Je suis personnellement déçue par nos partis politiques : ils se sont laissés prendre en otage par le pouvoir en place, à travers des promesses sans lendemain. Comme je l’ai dit tantôt, La Mauritanie recule sur tous plans : liberté d’expression, implication des partis politiques, leadership, développement économique, inclusion…La nouvelle loi est venue s’ajouter à ces problèmes : elle ne sert ni la démocratie ni le développement du pays. La Mauritanie avait connu une embellie sur tous les plans mais, aujourd’hui, elle perd du terrain. L’adoption de cette nouvelle loi vient tuer les partis politiques, en exclut certains, étouffe l’opposition et la démocratie. Il appartient aux partis politiques de l’accepter ou de s’y opposer, c’est un piège que le pouvoir leur tend.
– Quel bilan l’AFCF dresse-t-elle de la situation des femmes en Mauritanie en 2024 ?
– Un bilan catastrophique dans la mesure où la promotion du leadership féminin, de l’égalité, de la participation et de la place de la Femme dans les sphères de décision, sujets qui figuraient au premier plan de la stratégie nationale, a disparu du discours des dirigeants et des media publics… L’ancien ministère des Femmes, très dynamique, qui prenait en charge toutes ces questions avec des séminaires, des ateliers nationaux et internationaux, est devenu strictement social : il s’occupe des enfants, de la famille, etc., mais ne joue aucun rôle en termes de droit des femmes. On nous vante des femmes nommées çà et là : ce ne sont que des gouttes d’eau dans l’Océan. Celles qui assistent au Conseil des ministres ou siègent au Parlement ne défendent pas les droits des femmes, elles n’y font que de la figuration. Les femmes servent toujours de décor, hélas ! Elles oublient qu’elles sont là-bas grâce au plaidoyer d’autres femmes et à la politique des quotas. Les droits des femmes reculent partout, elles ne figurent pas dans le corps très sensible de la magistrature. Pourtant le président Ghazouani leur avait promis monts et merveilles mais, cinq ans après son arrivée au pouvoir, nous ne voyons rien venir. Il a perdu du temps avec le procès d’Ould Abdel Aziz, lors de son premier mandat, et risque fort le perdre encore lors de son dernier : la corruption n’a pas reculé, elle est même devenue transversale. Nous lui demandons donc d’en finir avec ledit procès pour qu’il s’occupe enfin des vrais problèmes des Mauritaniens.
– Quelles sont les principales difficultés auxquelles sont confrontées les femmes cheffes de famille ?
– Il y a en a énormément, à commencer par la cherté de la vie. Elles doivent assurer, seules et sans revenus, le quotidien de leur famille, parce que leurs époux sont morts ou ont abandonné le foyer, les produits sont chers, les opportunités de travail sont rares ou inexistantes. Le logement, l’éducation, les soins de santé pour les membres de leur foyer et le transport, quand elles vivent en ville… La pauvreté de plus en plus grande les rend vulnérables à l’insécurité, à la violence, au vol et aux tentations. En dépit du Code de statut personnel, les femmes divorcées sont contraintes de quitter le foyer conjugal, les magistrats ne l’appliquent pas, ils ne consacrent qu’une seule journée aux conflits conjugaux qui, Dieu le sait, ne manquent pourtant pas ; une femme peut passer deux ans, voire trois, sans obtenir de pension ; certaines sont éloignées des cadis. La prise en charge sociale est de surcroît très modique, ce qui les oblige parfois à baisser les bras, amenant les enfants à abandonner l’école ou à sombrer dans la violence ou la drogue. Elles sont aussi victimes de violences et d’insécurité parce qu’elles vivent seules, avec parfois de petits enfants.
Le 12 février 2025
Propos recueillis par Dalay Lam
Source : Le Calame