Bouleibabs : ceux qui ne veulent pas passer la main

Bouleibabs : ceux qui ne veulent pas passer la main

Quand j’ai commencé à écrire ce texte, j’ai pensé aux réactions de mes amis, de mes collègues de travail, de mes promotionnaires, surtout celles qu’on intériorise. Une nouvelle culture insidieuse s’est emparée du pays. Personne ne veut dire la vérité même quand elle est une évidence historique. On veut rester « bon chic, bon genre » à tout prix.

Ici, je parle de moi et de nous tous qui avons été des acteurs de cette période. Je ne m’exclus pas et j’assume ma part entière de responsabilité aujourd’hui et demain. Nous sommes sous les lampions de la République pour la plupart depuis les années 70, d’autres sont venus nous rejoindre après le coup d’état de 1978.

Nous avons été tous à un moment ou un autre de notre vie des porteurs d’idées généreuses pour notre peuple qui par sa sueur a payé nos études dans les meilleurs lycées et universités pour ceux qui ont fait des études universitaires.

Lourde dette et grand espoir de la collectivité nationale qui pariait sur nous pour la sortir de son sous-développement, affermir son unité nationale, lui assurer une répartition équitable de la richesse nationale et l’égalité de chances devant la justice et l’administration.

Pour peu qu’on soit honnête, on peut dire que nous n’avons pas à quelques exceptions près, ni payé la dette due à la collectivité nationale, ni réalisé les objectifs qui sous-tendaient « les généreuses idées » dont étions les porte-étendards.

Pourquoi ? Pendant la période qui a précédé le coup d’état, nous étions obligés de suivre un spectre de valeurs de respect de la chose publique, d’équité et de normes administratives. En arrivant en 1978 sur la scène décisionnelle, les militaires avaient un besoin pressant de personnel politique et administratif.

Au lieu de profiter de leur inexpérience et leur fragilité à l’époque pour continuer à imposer le respect des normes et la vision de service public inculquées par nos ainés, nous avons simplement été simplement ‘’leurs souffleurs’’ et les démolisseurs des quelques digues morales qui soutenaient l’embryon d’état- nation en gestation depuis 1960. Je ne fais pas une absolution des fautes des militaires mais je juge qu’on avait inspiré quelques unes d’entre elles.

1-Des rapports des cadres avec les militaires

-Nous leur avons inspiré individuellement et collectivement qu’ils étaient des« messies ». Cela s’est traduit par le sentiment que du lieutenant au membre du comité militaire, on pouvait rentrer dans un ministère, ou dans une société d’état et exiger qu’on exécute ses ordres qu’ils soient juridiquement acceptables ou pas.

L’exclusivité de responsabilité réservée par les chartes aux comités militaires provisoirement responsables de notre destin, s’est étendue de fait à l’ensemble de l’armée et forces de sécurité : militaires, gendarmes et gardes. Cette attitude a sonné le glas et la fin de l’administration publique : son respect de la règle de droit, son aura et son emprise sur les administrés.

Nous n’avons pas eu le courage de leur expliquer tout l’intérêt pour eux de laisser la machine administrative intacte et s’en tenir à la conduite et l’orientation des grandes décisions au niveau des comités militaires successifs. Rares sont les cadres qui ont pu démissionner ou de refuser les diktats pendant cette période, mais il y’ en a eu quant même.

2-Retour de la tribalisation et de l’intermédiation sociale

Je me souviendrais toujours de ce discours du stade inspiré par l’aile civile. Le point d’orgue sera le retour à l’appellation des régions par leurs anciens noms à connotation régionale et sous entendue tribale. Il s’en suivit immédiatement une propagande de mise dos à dos des régions. Certaines d’entre elles et non des moindres seront presque déclarées « Parias ».

Les cadres qui jusque 1978 ne pariaient que sur leurs valeurs intrinsèques ont compris que pour survivre il fallait vite faire la cour à la tribu, la région et aux membres du comité militaire censés les représenter. Cette détérioration du credo de l’état-nation ira de pair avec la déstructuration de tout l’appareil administratif : les secteurs les plus touchés seront ceux de la sécurité, l’administration territoriale et la justice.

Les premières élections municipales de 1986 et plus tard, les présidentielles et les législatives de 1992 consacreront le retour définitif des tribus, des chefs traditionnels et des régions. L’Etat au sens propre du terme a été enterré et partant ce qui nous restait d’administration.

3-L’idéologisation de l’armée et sa sortie de ses missions régaliennes

Cette période marquera la fin de ce qui restait de notre armée professionnelle. Deux facteurs vont se coaliser pour clochardiser l’armée. Premier facteur : Le Chef de l’état élu en 1992, brillant officier de renseignement considéré comme un sympathisant de gauche et détribalisé pendant la période d’avant l’élection, créa un parti-état.

En désignant son comité de gestion provisoire, il procéda à un panachage entre les courants idéologiques les plus présents sur la scène et les notables tribaux. En l’absence de beaucoup de cadres de la vallée en exil, quelques négro-africains fonctionnaires-notables représentaient les régions du fleuve.

Les légions tribales qui ont accompagné son élection et les groupes idéologiques peu nombreux mais très actifs politiquement qui l’ont soutenu, l’ont amené à commencer la banalisation de l’armée qui restait le seul danger contre le nouveau régime qu’il forge de A a Z. Deuxième facteur : Depuis le coup d’état de 1978, les groupes idéologiques étant donné leur proximité avec les régimes militaires avaient créé des cellules au sein de chaque corps des forces militaires et de sécurité.

Le Chef de l’état en homme averti et informé, enleva ses officiers supposés porteurs d’idéologies des commandements militaires. Dans un premier temps il leur confia d’importantes fonctions civiles qui deviendront de grandes « officines de renseignements ». Ceux qui manqueront de loyauté seront radiés et profitant de cette mesure, il fit d’une pierre deux en radiant ceux de leurs amis restés dans l’armée.Tout groupe idéologique civil avait désormais son aile de militants militaires radiés.

Cette situation fera que certains de ses cadres adeptes d’idéologies sectaires seront mêlés directement ou indirectement aux malheureux événements de 1989 qui étaient en fait l’œuvre de deux régimes faisant face à des problèmes intérieurs et extérieurs

4-L’argent a ciel ouvert et le dévoiement définitif des cadres

Après les présidentielles de 1992 et notre changement de positionnement vis-à-vis de l’Irak, les financements extérieurs, les dons et quasi-dons afflueront sur le pays. Plus tard la reconnaissance d’Israël accentuera de façon significative ce mouvement au niveau des bailleurs de fonds internationaux.

Cette manne financière fera perdre la tête à tous même les plus lucides et les plus prudents. C’est ainsi que la plupart des cadres voyant la non réaction du Président face aux détournements, s’y donneront à cœur joie, sans limites et sans prendre de gants.

Construction de châteaux en rase campagne, acquisition d’appartements à l’étranger, achat de milliers de têtes de cheptel souvent accompagnés dans leurs déplacements par des voitures de service. Les officiers supérieurs surtout ceux qui occupaient des postes civils avaient le même comportement vis-à-vis des biens publics.

La liste de ses pillages est très longue et ne peut être exhaustive. Cette richesse immense et rapide s’est accompagnée de comportements tonitruants et vulgaires qui choquaient nos concitoyens vivant dans un océan de misère. La rupture entre ces deux mondes s’est faite rapidement.

Les fonctionnaires déjà riches continuaient à s’enrichir toujours plus d’année en année et les pauvres malgré les rapports officiels s’enfonçaient un peu plus dans la pauvreté. A cette première richesse est venu s’ajouter un phénomène nouveau qui a permis de consolider de très grandes et rapides fortunes surtout chez les fonctionnaires et les « commerçants-cartables » : la fausse facture.

Des centaines de milliards seront prélevés sur le Bci et le budget de fonctionnement pendant plusieurs années sans que les achats soient fournis ou les travaux réalisés. Aucun responsable ne se donnait un instant de répit pour voir quelles seront les conséquences sur l’avenir du pays.

Cela débouchera sur l’affaire des faux chiffres découverte par le FMI en 2003 et ses conséquences que nous continuons de payer jusqu’aujourd’hui. A cette époque ne pas faire comme tout le monde est devenu une tare rédhibitoire et qui valait à certains cadres une marginalisation non décrétée mais appliquée dans les faits.

Idiots les responsables qui en rentrant dans le bureau du Président Tayapouvaient croire un seul instant qu’il n’est pas au courant de tout ce qu’ils possèdent et le montant de toutes les sommes qu’ils ont détourné.

Il avait dans son bureau tous les dossiers de détournements fournis par L’IGF de l’époque, la cour des comptes et les rapports fournis par les différents services renseignements : les montants des détournements, le patrimoine immobilier de chaque responsable, les voitures soustraites à l’usage public et enfermées dans des garages, la liste des voitures et engins appartenant à des administrations ou à des entreprises publiques et immatricules sous des numéros privés.

Par cette méthode, il tenait tout le monde par une laisse. Pendant les sept ans que j’ai passé comme conseiller économique et financier à la Présidence, il m’a toujours marqué de l’estime et du respect. Malgré ma retraite je reste tenu par la réserve relative aux dossiers relevant du service public et ne pas divulguer la teneur des réponses qu’il m’a faites chaque fois que j’ai essayé d’aborder avec lui ce sujet des détournements. Le Président Taya n’avait aucun intérêt pour l’argent.

Ce qui l’intéressait au premier degré s’était de sécuriser le pouvoir qu’il croyait avoir complètement verrouillé et fidéliser ses soutiens politiques. Je recevais ses dossiers de l’IGF et de la Cour des Comptes et les faisais accompagner de notes de lecture à son intention. Pour les rapports adressés par les services de renseignements sur les détournements, je n’y avais pas accès, mais j’ai eu à en lire certains autorisés en cela par la personne habilitée.

• Si j’ai choisi ce titre c’est pour deux raisons :

• La Première : Depuis la libération des ondes et la dépénalisation des délits de presse, j’entends beaucoup de gens de notre époque du pouvoir et de l’opposition crever l’audimat dans les radios, les télévisons et la presse écrite. Dès qu’ils sont devant un micro, ils entrent en transe, ils ne raisonnent plus, l’insulte devient facile, l’affabulation aussi.

Dans ce pays sunnite malékite, garder la mesure en toutes circonstances fut toujours la première règle des codes moraux établis par notre société depuis des millénaires. Ces dernières années, cette pratique de la politique politicienne n’a pas été heureuse et n’a pas fait honneur au pays. Elle lui fera perdre les repères qui ont fait sa grandeur et son rayonnement extérieur, repères dont la tolérance et la vérité étaient les maitres mots.

Quand j’écoute ou je lis, j’ai du mal à reconnaitre des connaissances et des amis. Pourtant il est normalement facile d’exprimer ses opinions, toutes ses opinions dans la mesure et la sérénité. Les langues que nous utilisons généralement dans les débats sont suffisamment riches pour nous fournir un lexique qui permet de choisir à profusion les mots les plus justes et les plus expressifs et qui rompent avec le terre à terre.

Dommage pour notre peuple, pour nos enfants, pour toute notre jeunesse, pour la visibilité extérieure de notre pays. Nous aurions pu leur offrir une meilleure image de nous et un modèle qui pourrait leur servir de référentiel pour demain.

• Un proverbe maure dit très pertinemment :« quand on a des os dans le ventre, on ne doit se garder de donner des ruades aux autres ». Dans ce pays à l’histoire si courte et bien avant l’actuelle prolifération des moyens de communication, tout le monde connait tout le monde. Jusque dans les recoins les plus reculés du pays, le peuple sait tout de nous et de tous.

Il n’a pas encore été frappé par une amnésie collective. Il garde de nous tous : Notre tendance à occuper tout le temps le terrain, terrain dont on essaye de spolier le peuple même dans son terroir. A chaque sortie d’un Président à l’intérieur du pays : Nous sommes à l’accueil pour être zoomé par un cameraman payé d’avance, dans la tribune pour que le peuple voit qu’on est toujours dans les bonnes grâces du pouvoir en place.

Notre insistance à obtenir coûte que coûte une entrevue avec le Président et priver les populations du terroir des audiences dont ils devraient être les premiers bénéficiaires pour exposer leurs préoccupations face à un quotidien parfois difficile. Ce peuple est devenu mature et n’a plus besoin de l’intermédiation. Finies son infantilisation et sa domestication par les moyens de l’état.

Il n’est plus perméable aux discours creux qu’ils viennent du pouvoir ou de l’opposition. Malgré sa paupérisation, son manque d’instruction, il n’a d’attention que pour les réalisations concrètes et qui ont un impact visible sur sa vie de tous les jours.

Personne ne pourra plus le fidéliser par des slogans ou des promesses sans lendemain. Regardez ses manifestations quotidiennes, les routes qu’il bloque pour réclamer ses droits, ses prises de position devant les injustices administratives. Personne ne peut désormais arrêter sa quête de justice, sa participation à la décision et son exigence d’avoir sa part dans la distribution des richesses du pays même dans ce’’ CHARGH’’ si injustement insulté, brocardé, ridiculisé par des journalistes et des intellectuels qu’on croyaient bien pensants et vaccinés contre ce genre de réactions.

Dans la première partie de ce texte, j’ai parlé de la mise dos à dos des régions après le coup d’état de 1978 et l’ostracisme dont étaient victimes certaines d’entre elles. Tant qu’on sera en démocratie, le CHARGH est et restera un réservoir électoral incontournable démographiquement et statistiquement. Si les populations du CHARGH ont le langage très direct et spontané, elles ne sont en rien hypocrites.

Ce changement des mentalités est une donnée sociologique nouvelle mais irréversible. Rien ne sera plus comme avant. Chacun doit en tenir compte dans tous ses projets de quête de pouvoir ou d’accès à la représentation politique. La deuxième : Ce pays regorge de cadres bardés de diplômes tant ici qu’a l’étranger. Il est grand temps qu’ils arrivent aux hauts postes de l’état et de la politique. Ils sont entrain de s’y faire de la place.

Aidons les plutôt à construire une relève nécessaire au pays, souhaitons-leur de réussir la où nous  avons peut-être échoué.

Voila quelques raisons qui m’ont empêché de répondre à plusieurs invitations dans les médias et les forums. Je juge que nous avons fait notre devoir bien ou mal. Ce sera à l’histoire d’en juger. Notre connaissance des hommes et du pays doivent nous inciter à voir les choses avec plus de recul et de pondération. Nous pouvons prendre toutes les positions politiques qui nous conviennent avec le pouvoir ou son opposition ou être neutres mais à notre âge cela doit se faire sans tapage, ni insulte, ni exhibitionnisme, ni hypocrisie.

A ceux qui ont été nos collègues pendant que nous étions aux affaires et qui ont pu résister à l’attrait de l’argent facile et garder leur dignité, je dédie cet éloge queCorneille a mis dans la bouche de Don Rodrigue dans le ‘’CID’’ : Sais-tu que ce vieillard fut la vertu même, la vaillance et l’honneur de son temps, le sais-tu ?

NB : Un dialogue utile et sérieux a été proposé par le Président de La République et demandé de tout temps par l’opposition. Ce dialogue bute sur des détails et non sur des problèmes majeurs. Comme je l’ai écrit souvent, je suis un fervent partisan du dialogue sur tous les problèmes qui peuvent se poser au pays.

Chacun doit œuvrer pour que soient laissés de côté les détails, mettre au placard ses sentiments propres pour aller à l’essentiel et placer les intérêts supérieurs de la nation hors des querelles de chapelle. Les débuts que révèlent la presse ne portent pas à l’optimisme et ne facilitent pas la grille de lecture de nos partenaires étrangers.

L’une des parties a, semble-t-il, braqué son protagoniste en envoyant des représentants de second rang à la première séance qui finalement n’a pas eu lieu. Si on veut faire un dialogue sérieux, ce sont les hommes du premier rang qui doivent conduire ce processus. Si la volonté n’est pas manifestée, ce n’est pas la peine de continuer à tenir en haleine le pays. Il vaut mieux carrément arrêter, le pays profond à en ce moment d’autres préoccupations beaucoup plus urgentes.

Brahim Salem Ould Elmoctar ould sambe dit Ould Bouleiba 

Avril 2015

Note du Webmaster:

Vu l’intérêt suscité par cet article et à la demande d’un nombre d’internautes, nous avons jugé nécessaire de le republier pour une large diffusion auprès des lecteurs. Dans l’espoir que cet article contribue à comprendre un pan de l’histoire de la Mauritanie, à travers le regard analytique et rétrospectif qu’en fait son auteur.

Source : Bs Bouleiba