De l’histoire des Kadihines (Épisode 11) : Mission périlleuse à Néma 1971/Par Bedine Ould Abidine

Après les conversations sous l’arbre à propos des Kadihines où l’unanimité  semble faite contre eux, soit disant pour incongruité de leurs rêves et objectifs, la question qui m’est venue à l’esprit mais que je tenais tout de même à taire est celle-là : pourquoi, Bon Dieu, cette inclination à toujours se détourner des vrais questions et à chercher là où elle n’est pas la paume de discorde dans le conflit opposant les Kadihines au Pouvoir ?
Il s’agit à vrai dire d’une dispute politique autour d’enjeux précis sur fond d’aspirations populaires à la justice et contre l’oppression, à l’égalité des chances et à l’affranchissement de la domination coloniale brutale. Au lieu du débat d’idées, du raisonnement logique destiné à persuader l’adversaire, les contradicteurs des Kadihines s’en remettent aux fables et aux calembours. Ils s’ingénient à vouloir accréditer des faits sans rapport avec la réalité pour diaboliser les autres. Comme dit l’adage, « qui veut noyer son chien l’accuse de rage ».

Pendant que je passais et repassais le fil de mes réflexions, un cri me vint tirer du soliloque : passagers, à vos « sièges », appelle quelqu’un !
Le convoi s’ébranle à bord de ses tout-terrains; cap sur Néma.
Une halte a lieu à Timbédra. « Tneiba »  interjettent certains passagers, en signe de nostalgie et d’admiration.
Nous continuons ensuite sur Néma. Je sentis la fièvre me remonter le corps. Les douleurs de ventre que je commençais déjà à ressentir au sortir d’Aïoun devenaient, à chaque secousse, encore plus intenables.  Je n’en pouvais plus à la fin.
« Quelle distance nous sépare encore de Néma ? », demandais-je au conducteur. «Trente kilomètres », me répondit-il. Sous prétexte que l’enseignant que je venais chercher habite aux environs, je lui demande de me laisser descendre. Après l’au-revoir, un épais nuage de poussière soulevé par les pneus du bolide  me congédia.

 

Caravane salvatrice

Il me restait à faire les trente kilomètres à pied. J’avançais avec détermination, mais avec de plus en plus de peine. Une chaleur extrême m’assèche et déshydrate le corps. La fatigue, la fièvre et maintenant la soif ;  je me voyais déjà de l’autre côté. Là, me disais-je, où tant de vaillants combattants de la liberté m’ont déjà précédé

Les souvenirs de toute ma vie passée se mirent à défiler soudain dans mon esprit. J’y voyais passer les vertueux camarades, avec en gros plan le visage lumineux de feu Soumeydaa. Me revenaient aussi les actes héroïques que les compagnons de lutte accomplissent partout en combattant de front la tyrannie et l’oppression. Je me consolais à l’idée que je ne suis moi-même, si mort advienne, qu’un embrun des vagues de combattants qui, par lignes successives, se portent victorieusement à l’assaut des citadelles ennemies. Au moment précis où mes pas se faisaient lourds et trébuchants, ma démarche tortueuse et mon corps chancelant, voici une caravane providentielle qui s’avance à ma rencontre. Je leur fis signe de vouloir boire en approchant le creux de la main de ma bouche ; ma langue, entretemps, s’était figée de soif.
Ils m’offrirent de l’eau que je me mis à boire d’une seule traite; mais l’un deux m’arrêta. « Il risque la mort en buvant ainsi », dit-il à mes bienfaiteurs. « Faites le désaltérer dose par dose ».

Le soleil a déjà fait le gros de sa traversée vers le couchant, quand j’ai pu me relever. Les mots pour exprimer toute ma reconnaissance à ceux qui m’ont sauvé d’une mort certaine me manquaient. Tout ce qu’il m’était donné de faire c’était de les remercier les larmes aux yeux.

Il était déjà nuit quand j’arrive à Néma. Mon épuisement était total au point que je pouvais à peine me maintenir debout. Des passants m’ont indiqué la ruelle qui conduit à la maison de Ehel Boubacar où le fils de la famille, mon ami feu Mohamed Lemine dit Nenna m’ouvrit la porte. ll me reçut cordialement. Tel que je l’ai connu et tel que ses amis plus intimes me l’ont décrit, Nenna que Dieu lui prodigue pardon, est un kadihine actif et courageux qui, à l’issue des études, a eu à occuper plusieurs postes de responsabilité dans divers établissements publics. L’image qu’il m’a laissée est celle d’un homme convivial, endurant et aux qualités humaines reconnues.
Pour fatigué que j’étais, je passai toute la nuit sans sommeil. Le matin de bonheur, le père de la famille, toujours affectueux et compatissant, m’amena au dispensaire. Le médicament qu’il m’administra n’a pas tardé à me guérir. Le lendemain, je réunis les éléments les plus engagés de la ville, leur offris leur lot de publications et tracts et les mis au fait de l’évolution des choses et des succès que les Kadihines sont en train de remporter.

Alors que je m’apprêtais au retour, on me fit savoir que les services de sécurité ont eu vent de ma présence et qu’ils seraient en train de me filer. Des barrages sont placés au sortir de la ville pour contrôler l’identité des passagers. J’ai dû quitter la ville à pied, à travers des chemins détournés pour éviter d’être pris au filet. Les camarades ont coupé un billet au nom de l’un des leurs, inconnu des services de sécurité. J’attendais assez loin derrière le point de contrôle quand il est venu me céder la place comme convenu.

Le camion arrive de  nuit à Timbédra. Des éléments de la sécurité postés à l’entrée de la ville lui font signe de s’arrêter. Ils nous ordonnent de nous rendre au Poste. Arrivés là, un élément de la sécurité monte à bord et demande aux passagers de lui produire leurs pièces d’identité. A côté de moi, une notabilité de la place lui réplique : « moi, je suis tel fils de tel. Je suis suffisamment connu pour que moi et ma suite ayons à subir un quelconque contrôle ». « Vous pouvez descendre, toi et ta suite, lui dit l’homme en uniforme ». Je saute immédiatement sur l’occasion et me fit passer pour un adepte du Cheikh l’aidant à se relever et descendre.
Après avoir fouillé et interrogé le reste des passagers, ils nous laissent continuer.

Ce sera le retour à Nouakchott. Mais dans la vie des agents de liaison, Sisyphe et soldats inconnus de la cause au sein des tâches spéciales, ce genre de cycles se répète continuellement.
Chaque jour qui pointe leur apporte son lot de dangers qu’ils transforment en autant d’exploits.

(A suivre)