Réflexions sur les origines et les racines du mal/Par Ahmed Ould Sidi Baba, ancien ministre

A la veille de l’indépendance de nos pays sévissaient dans le monde, au Nord comme au Sud, les mirages des idées véhiculées par la pensée marxiste, alors triomphante dans la sphère d’influence de l’Union soviétique et largement diffusée dans les pays européens à économie libérale eux-mêmes, par les penseurs et activistes des différentes écoles socialistes.

Les pays d’Afrique, alors en quête de leur libération du joug colonial, se trouvaient dès lors enclins à prêter oreille attentive aux promesses d’une « généreuse utopie » dont les tenants du reste ne ménageaient ni leur soutien politique, ni même parfois leur aide matérielle aux mouvements de libération de notre Continent. Ainsi, dans la plupart de nos pays, l’éradication de la colonisation et l’instauration d’un système économique de type socialiste se retrouvaient liés et confondus dans un même combat de libération, de développement et de justice sociale.

Rares furent, après les indépendances, ceux des dirigeants africains qui, à l’instar du Roi Mohamed V du Maroc, du Président ivoirien Houphouët-Boigny, du Président tunisien Bourguiba et du président Senghor du Sénégal, qui prêtèrent alors oreille attentive à cette assertion prémonitoire du Général de Gaulle qui écrivait : « dans le mouvement incessant du monde, toutes les doctrines, toutes les révoltes n’ont qu’un temps, le communisme passera ».Et, en effet, le communisme est « passé » en tant que doctrine, tout en laissant place à ce que l’on a pu appeler le socialisme « à visage humain » ou encore la social-démocratie.

Mais les esprits, notamment au sein de la jeunesse de nos pays, sont restés imprégnés de l’idéalisme revendicatif et des formes d’opposition sans nuance qui ont été le caractère dominant de la pensée révolutionnaire marxiste. Ceci d’autant plus qu’à l’aube des indépendances, le dénuement de nos pays et la présence à la tête de nos Etats de pouvoirs réputés, à tort ou à raison, affidés aux anciennes puissances coloniales, sont venus renforcer cette imprégnation et accréditer ces formes d’opposition.

Dans notre pays, la Mauritanie, est venu s’ajouter à cet amalgame, l’attrait des différents nationalismes qui s’épanouissaient alors en Afrique et au Moyen-Orient, tels que la « négritude », le « baathisme » ou le « nassérisme ».

Il convient ici de noter, avant d’aller plus loin dans l’analyse, que ces théories n’étaient en rien imputables à notre civilisation et à notre culture propres, mais bien plutôt inspirées directement ou indirectement par la civilisation et la culture de l’Occident judéo-chrétien qui s’était attelé, avec un succès indéniable malheureusement, à nous assimiler et à nous éloigner de notre complexion naturelle.

Complexion naturelle déduite chez nous, en Mauritanie, toutes ethnies, régions ou tribus confondues, de la grande civilisation de l’Islam dans sa simplicité première, épuré donc de tous les schismes et tel que pratiqué par nos ancêtres depuis l’épopée des Mourabitounes jusqu’à l’émergence des mouvements jihadistes illustrés par les campagnes de Nacereddine puis, après lui, par les imamiates du Fouta Toro et du Fouta Djalon, entre autres. Et c’est ainsi qu’en Mauritanie, nos élites et en particulier notre jeunesse, après l’indépendance du pays et, faute d’un référentiel administratif, politique et économique préexistant et inspiré de nos valeurs, faute, en un mot, d’une tradition d’échange dialectique apaisé et raisonnable entre un pouvoir central national établi et une opinion publique expérimentée, se sont trouvés assujetties, face à ce phénomène nouveau, qui est l’autorité centrale, aux postulations, aux comportements et aux dérives du salmigondis évoqué plus haut et dont leurs consciences et leurs esprits sont restés imprégnés.

Imprégnation qu’est venue aggraver et amplifier l’explosion anarchique d’Internet et qui affecte désormais l’opinion publique dans sa totalité : media, organisations des droits de l’homme, partis politiques, société civile, de même que le simple citoyen éduqué à n’attendre de ceux qui le gouvernent, pas moins que la satisfaction immédiate d’une vision idéaliste de ses attentes.

De cet état des choses, ont résulté des conséquences négatives qui, en profondeur, affectent désormais, aussi bien l’opinion publique dans sa totalité que la nature et le comportement de l’Etat lui-même.

Ces conséquences qu’il convient maintenant d’analyser sont venues réduire à néant, à partir de 1978, les avancées décisives réalisées sous la conduite du Président Moctar Ould Daddah, rahimahou ALLAH, aussi bien en ce qui concerne le prestige, et donc le crédit international du pays, qu’en matière de cohésion nationale, par la réduction des divergences et, partant, le recul du sectarisme ethnique, régional ou tribal ; ce qui permit au Président Moctar d’envisager l’instauration du multipartisme comme il l’écrit à la page 329 de ses mémoires en langue française : « Mais au fond de moi-même, je considérais que le parti unique, vital pour le pays au stade de son évolution d’alors, devait céder la place au multipartisme, dès que le degré de consolidation de l’unité nationale le permettrait. Une telle perspective était tellement présente dans mon esprit, que j’ai fini par en parler le 8 Juillet précisément, [c’est-à-dire deux jours seulement avant le coup d’état du 10 juillet], avec mon plus ancien coéquipier Ahmed Ould Mohamed Saleh. Nous avions alors convenu d’en discuter plus profondément par la suite. Mais là aussi, l’Homme propose et Dieu dispose. »

Notons ici, au passage, la délicatesse du choix du terme «coéquipier» plutôt que celui de «collaborateur ».

Au niveau de l’opinion publique :

Depuis l’avènement de pouvoirs issus de coups d’état militaires, la pratique démocratique qui était présente dans son esprit, sinon dans sa lettre, au sein des instances dirigeantes du parti unique et des débats du Gouvernement, a cédé la place à l’esprit autocratique de plus en plus avéré des nouveaux dirigeants et, nonobstant les bonnes intentions, sans doute sincères, affichées par ceux-ci, les citoyens se sont trouvés « embrigadés » dans le soutien à des régimes  arrivés au pouvoir par la force des armes et non par la libre volonté des électeurs.

C’est dans cette situation qu’est venu s’inscrire le pluralisme politique instauré par la Constitution dejuillet1991.

Le seul résultat patent de cette avancée démocratique, pourtant tant attendue, mais d’avance condamnée par la nature-même des pouvoirs successifs et leur niveau d’appréhension de la véritable culture démocratique, fut :

1 Une floraison de partis, souvent, à quelques exceptions près, sans véritable programme politique et, pour certains, à connotation sectaire, ethnique, régionale ou tribale, ou simplement matérielle. D’où la nécessité induite, tant par la nature de l’autorité étatique elle-même, que par le risque de dispersion et «d’ingouvernabilité » impliqués par cette floraison, de recourir au système du « Parti de l’Etat », autre moyen de maintenir le citoyen, par la crainte et l’intéressement, dans l’état d’asservissement où il se trouvait déjà.

2 Parallèlement à celle des partis, prolifération incontrôlée des mouvements associatifs et, sous prétexte de justice sociale ou de défense des droits de l’homme, émergence du populisme à caractère ethnique et même parfois, tout simplement raciste.

3 Explosion anarchique des réseaux sociaux et des organes de presse, les uns et les autres souvent animés, soit par des commentateurs aux motivations sectaires ou sans niveau culturel ou politique véritable, soit par des « journalistes » aux qualifications professionnelles insuffisantes.

4 Désillusion et désorientation de l’opinion publique en général et du simple citoyen en particulier, portés par leur addiction déjà évoquée à la critique outrancière, tout comme par l’instabilité institutionnelle endémique et la mal gouvernance de plus en plus patente, à ne plus croire en rien et à inscrire au crédit de la démagogie et des fausses promesses toutes les initiatives, même les plus conformes à l’intérêt général, encouragés du reste en cela par des media participant de la même addiction et une scène politique généralement non avertie des normes et données politiques et économiques d’un monde aujourd’hui globalisé.

Corollaire et résultat de tout ce qui précède, un individu mauritanien sans perspective et sans horizon par rapport à son avenir et donc enclin au pessimisme et au déni des valeurs de la citoyenneté et du sentiment patriotique, cherchant refuge dans le sectarisme ethnique, régional ou tribal et condamné pour sa sécurité et son profit personnels quotidiens à l’encensement des tenants successifs de l’autorité, à l’opportunisme et à la flagornerie. Donnant ainsi raison àAl-Kawakibi qui écrivait au tout début du XXème siècle : « Par le despotisme, les gens se trouvent contraints à rendre licite le recours au mensonge, à la duperie et à la flatterie ».

Au niveau de l’Etat :

* Au fur et à mesure des coups d’état militaires successifs, intervenues depuis 1978, dégradation progressive du niveau politique, économique, culturel et diplomatique d’une gouvernance du pays de moins en moins expérimentée et qualifiée, mettant en œuvre des décisions et des choix souvent marqués, soit par l’improvisation ou la démagogie, soit par le souci de répondre au « chantage » d’une opinion et d’une scène politiques, elles-mêmes tout aussi dépourvues d’expérience et de vision.

* Délitement d’une administration de plus en plus pléthorique, bureaucratique, mal organisée et éloignée des préoccupations et des soucis du citoyen. Minée qu’elle se trouve par l’abandon, dans le recrutement des fonctionnaires et des agents de l’État, des critères indispensables de formation et de compétence au profit d’« adoubements » dictés par le népotisme, le clientélisme ou le souci excessif de la répartition des promotions par quotas entre ethnies, régions et tribus.

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Ainsi, au terme de plus de quatre décennies de régimes politiques de type monopolistique, l’État et le pays, à la veille des dernières élections présidentielles étaient caractérisés par :

1 Une méconnaissance de plus en plus évidente des normes et des règles aujourd’hui en usage dans la conduite des Etats, autant vis-à-vis de leurs peuples que par rapport aux autres peuples.

2 Un recul sans précédent, attesté dans ses méfaits à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, des valeurs d’ordre moral culturel et même religieux.

Or, ces valeurs établies, comme déjà évoqué, par des siècles d’une civilisation islamique commune et d’une culture, dans la diversité de ses composantes, marquée par cette civilisation, reste pourtant, et c’est vrai pour tous les peuples,le terreau indispensable pour la réussite de toute politique nationale porteuse d’indépendance, d’unité et de progrès dans tous les domaines.

Comme le dit Ahmed Chawqi dans un poème célèbre : « les nations sont ce que sont leurs valeurs, tant qu’elles subsistent et disparaissent quand disparaissent leurs valeurs », et un autre de dire ; « Dans ce tohu-bohu […] les cultures se dissolvent et les histoires collectives s’effacent ».

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Tel est l’héritage échu au régime installé à la tête du pays depuis le 1erAoût 2019, héritage dont l’éradication concertée postule à la fois la détermination et la fermeté, mais aussi la patience et la sagesse.

A la tête de ce régime se trouve, par la grâce d’ALLAH, un homme dont tout porte à croire que, par son extraction sociale, sa tradition et son éducation familiales, son programme politique annoncé et par ce que l’on a pu observer jusqu’ici de sa démarche en tant que chef de l’État, nos valeurs de civilisation, notre héritage culturel, dans la diversité de ses composantes, notre cohésion nationale fondée, avant même l’indépendance du pays, sur la possession en commun de ces valeurs et de cet héritage, constitueront la source d’inspiration de son action, le levain et le ferment de cette action.

Dans une tribune datée du 06 novembre 2019, parue dans les réseaux sociaux et publiée dans la presse écrite, l’auteur de ces lignes a fait état de ce qu’il convient d’attendre, selon lui, des« pouvoirs publiques » et de « la scène politique nationale » héritée des anciens régimes autocratiques, afin d’instaurer dans le pays une ère nouvelle de démocratie véritable, de paix sociale et de développement dans tous les domaines.

Il reste qu’il appartient à chacun, maintenant, dans le climat d’ouverture, de tolérance et de convivialité désormais instauré dans le pays, d’apporter sa contribution au redressement et à l’édification enfin d’une Nation mauritanienne peuplée de citoyens avisés et conscients de leurs devoirs, tout autant que de leurs droits.

Loin de tout étatisme excessif, dont on a pu vivre et mesurer les méfaits, comme de toute dérive libertaire contraire à la paix civile, à l’équité et à la justice sociale.

Loin de tout opportunisme et de toute flagornerie hérités du passé et loin, en même temps, de toute addiction au nihilisme critique, générateur de doute et de désespérance.

Loin, enfin, de tout populisme et tout ethnocentrisme primaires, susceptibles de mettre en danger la cohésion nationale et la coexistence pacifique entre les populations.

Qu’ALLAH assiste la Mauritanie.

Par Ahmed Ould Sidi Baba, ancien ministre