Trois questions à M. Cheikh Ould Jiddou: ‘’Si par maladresse, les rapports de la Cour des comptes restent ignorés, la corruption et la gabegie resteront encore notre religion’’

Spécialiste en gouvernance, justice, société civile et droits de l’homme, Cheikh Ould  Jiddou se consacre ses derniers temps au thème « corruption et droits humains »

Le Calame : Comme beaucoup de mauritaniens, vous avez sans doute eu connaissance des rapports de la Cour des Comptes épinglant des dizaines de responsables. Est-ce qu’on peut dire à la lumière de ces rapports que tout ce qu’on disait à propos de la lutte contre la gabegie au cours de la dernière décennie n’est que de la poudre aux yeux, un slogan creux ?

M. Cheikh  Ould Jiddou : Je tiens d’abord à préciser, pour ceux qui ne le savent pas ou qui ont été induits en erreur, que ces rapports n’ont pas fuité mais qu’ils ont été, pour la première fois, publiés conformément à la loi sur le site de Cour des Comptes (www.cdcmr.mr).

Quant aux rapports eux-mêmes et à leur contenu, il est évident qu’il apparait aujourd’hui clair, comme l’eau de roche, que les slogans de « lutte contre la gabegie » ou de « lutte contre la corruption » ou encore de « lutte contre la pauvreté » n’ont été en réalité, tout au long de la dernière décennie, que des affiches politiques portées par des médias publics et des partis politiques pour couvrir une vaste opération de pillage de nos ressources. Ces ressources qui ont été pillées impunément par les plus puissants alors que, de temps à autre, on amuse la galerie en traduisant en justice quelques larbins ayant ramassé des miettes tombées des assiettes des parrains et des caïds.

Et cela me rappelle le cas des comptables publics qui ont purgé leurs peines à Nouakchott et à Bir Moghrein mais à l’égard desquels on s’obstine à appliquer encore la contrainte par corps (3 ans supplémentaires qui s’ajoutent à la peine prononcée) alors que la Mauritanie a ratifié une convention interdisant cette pratique. Au même moment, les plus grands voyous de la république « choisissent de l’or à l’or » dans les grands magasins, roulent en grosses cylindrées et envoient leurs enfants dans les plus grandes écoles. Qu’on ne nous parle plus de cette devise « honneur, fraternité, justice » que l’on aurait dû changer aussi lors du dernier « référendum constitutionnel » à l’instar du drapeau, de l’hymne ou supprimé tout bonnement comme le Sénat (symbole d’une Mauritanie insoumise à un voyou).

 

Que peut ou que doit faire le nouveau pouvoir à qui on a refilé cette patate chaude ?

D’une part, le nouveau pouvoir auquel l’on n’a pas, à mon avis contrairement à vous, « refilé cette patate chaude » doit éviter, lui aussi et surtout lui, de scander des slogans qui s’apparenteront à ceux de la dernière décennie et ce n’est pas avec un livret de couleur bleu océanique auquel on a donné le titre de « mes engagements » que l’on tournera la page sur ce qui s’est passé entre 2008 et 2019. Loin de là s’en faut ! Même si le président ne rate pas une occasion pour nous rappeler son amitié avec son prédécesseur. Toujours est-il qu’il est de son devoir légal et « moral » de donner suite aux différentes révélations des rapports de la Cour des Comptes et même de creuser encore plus en impliquant des entreprises publiques qui, jusqu’ici ont été « protégées » contre tout contrôle sérieux (Cour des Comptes). On y a envoyé jusqu’à présent que des structures de contrôle « soumises », « instrumentalisées » et complètement à la merci des commanditaires. La Cour des Comptes devrait y faire un tour pour qu’aucun des responsables épinglés ne se déclare personnellement visé.

D’autre part, si par maladresse, ces rapports restent ignorés par les autorités compétentes en matière de poursuite des auteurs et des complices d’actes de gabegie ou de corruption, nous entrerons dans une autre logique qui donnera malheureusement raison à ceux qui estiment aujourd’hui que la publication de ces rapports n’est qu’une « diversion » pour détourner l’opinion publique du principal responsable de toute cette vaste opération de détournements de biens et deniers publics. Et cela à un moment où l’on parle de l’éventualité de la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire destinée à mettre la lumière sur des « affaires et des marchés publics » conclus ces 10 dernières années et qui paraissent pour le moins douteux.

Mais je ne peux ignorer ici l’interprétation d’une grande partie de l’opinion publique qui pense, quant à elle, que toute cette médiatisation de la petite querelle politique autour de l’UPR, encouragée ouvertement par le gouvernement pour ne pas dire « alimentée », n’est qu’une tentative maladroite de détourner l’opinion publique des questions véritablement nationales et qui l’intéressent plus que tout notamment la suite à donner aux rapports de la Cour des Comptes et le processus entamé par d’honorables députés en vue de la mise sur pied d’une commission d’enquête parlementaire qui s’intéressera à une forme de gabegie et de corruption qui dépasserait l’imaginaire.

Dans tous les cas, le nouveau pouvoir ne dispose que de deux choix : s’affranchir ou s’aplatir.

 

Justement, une commission d’enquête parlementaire est en train de se mettre en place pour plancher sur un certain nombre de dossiers liés à la mauvaise gestion. Pensez-vous qu’elle aura les coudées franches ? Et parmi les dossiers ‘’noirs’’, y en a-t-il qui ne sont pas concernés et qui méritent d’être épluchés ?

Il faut préciser avant tout que la mise en place de cette commission parlementaire n’est pas encore effective. On en est encore au dépôt de la motion qui devrait transiter par la conférence des présidents avant d’être annoncée en plénière. Viendra ensuite la phase de la non-objection de l’un des groupes parlementaires et du vote nécessaire de plus d’un tiers (1/3) en sa faveur des députés en cas d’objection avancée par l’un des groupes. Entre-temps, on s’active à vouloir « tuer l’oiseau dans l’œuf ». Et tout dépendra du degré de loyauté des députés envers les mauritaniens : sont-ils des représentants du peuple ou ne sont-ils que de simples fonctionnaires à qui on donne des ordres ? Sachant que les mauritaniens exigent la vérité et rien que la vérité.

Quant à son indépendance, au cas où elle sera mise en place, le règlement intérieur de l’Assemblée Nationale la lui garantit mais ne peut l’empêcher malheureusement de subir des pressions des auteurs et de leurs complices (ces derniers remplissant des charges publiques et demeurent influents).

S’agissant de la dernière partie de votre question qui concerne le mandat que se sont fixés les initiateurs de cette commission, ces honorables députés ont fait référence à 7 domaines d’investigation et qui me semblent les plus prioritaires en fonction des interrogations pressantes de l’opinion publique. De plus, la mise en place de cette commission n’exclut nullement la création d’autres commissions d’enquête ayant des mandats différents et portant sur d’autres aspects non moins importants de la corruption et de la gabegie supposées. Ce n’est pas la matière qui manque mais ce sont les hommes qui risquent de faire défaut à mon avis.

Enfin, si la mise en place de cette commission est empêchée d’une manière ou d’une autre et si les rapports de la Cour des comptes restent sans suite, la Mauritanie se retrouvera dans un contexte qui lui indiquera clairement que la corruption et la gabegie resteront encore notre religion jusqu’à l’avènement d’une nouvelle ère plus prometteuse pour la Mauritanie. Cela dit, je ne peux imaginer la réaction de la rue en attendant cet avènement puisque c’est de leurs droits et de leurs biens qu’on est en train de discuter. L’impact, en effet, de la corruption sur les droits humains est très négatif et le Conseil des droits de l’homme dans lequel la Mauritanie fera justement son entrée (non sans tambours battants des médias publics) dès janvier 2020 a toujours porté une attention croissante à cet aspect et a formulé de nombreuses recommandations aux États membres afin de prévenir et de réprimer les pratiques de corruption.

Propos recueillis par AOC