La colonisation, la Mauritanie et l’indépendance : la force ou « Oum E’Dhayla »

À travers les âges, l’humanité tout entière a été modelée, sculptée et façonnée par deux facteurs agissants et déterminants : la force, par laquelle tout est imposé ; et le commerce, régulé, encadré et concomitamment protégé par cette force. Un soir, je me trouvais en compagnie de quelques parents, parmi lesquels Ahmed Ould Haïmoud, notable et fils du chef des Ideychilli, une des plus grandes et agissantes tribus guerrières de l’Adrar. Ahmed me demanda si j’avais lu l’article de son homonyme Ahmed ould Sidi Baba, lui aussi notable et chef de la respectable et respectueuse tribu des Smassides, de chez nous en Adrar.

L’article en question avait pour titre quelque chose comme « La Mauritanie et maintenant … ». J’ai répondu que non. Il ajouta que Samba Thiam des FLAM y avait répondu par un autre qu’il jugeait maintenant utile de me faire lire. Toute de souche guerrière des Awlad Yahya ben Ethmane et de surcroît princière, notre assemblée fut dérangée par cette lecture inopinée et mal venue ; le premier en fut notre prodigue chef et cher hôte. La plupart des Mauritaniens ne se sentent pas concernés par les débats, les discussions et la « chose publique ». Parce que, pensent-ils, cette « chose publique » ne regarde ou intéresse que les politiciens, les intellectuels, les journalistes et autres figurants et troubadours politiques. Ceux-là ont raison quelque part, puisque les dés de la « chose publique » sont pipés. Je suivais bien, cahin-caha et malgré les protestations des uns et des autres, la lecture de mon tenace parent. Le sujet était accrocheur et interpellait au fur et à mesure tout mon être.

Samba est à son honneur. Il revendique, à l’entendre, un combat des plus nobles et des plus justes pour les droits et l’émancipation de sa communauté. Seulement, Ahmed ould Haïmoud, SambaThiam, le respectable Ahmed ould Sidi Baba et tous les Mauritaniens savent que le problème de la Mauritanie est existentiel et que l’étude et son objet sont à (re)chercher du côté de Renan et de Montesquieu, dans la problématique de l’État-Nation ou Nation-État. Dans la séparation des pouvoirs et l’exercice d’une véritable démocratie. L’expérience de l’Espagne, qui n’est pas si éloignée de nous avec son problème actuel de la Catalogne et celui, ancien, du Pays basque, est à suivre de près. Nous pouvons en tirer beaucoup d’enseignants.

 

Etat affaibli

Notre Mauritanie est un fruit amer de la force imposée par notre ex-colonisateur, la France, et de son commerce sur les côtes de l’Atlantique, notamment du Sénégal. Cette Mauritanie d’aujourd’hui que nous connaissons tous, que nous revendiquons comme notre chère patrie et qui n’existe que depuis cinquante-neuf ans, est la fille combien chérie et peut-être non-désirée de ce couple infernal que sont la force et le commerce. Nous avons tous échoué lamentablement, comme Mauritaniens, à en faire un État-Nation ou une Nation-État. Pire, chacun de nous a œuvré et continue d’œuvrer à consolider sa région, sa communauté, son ethnie et sa tribu, par les moyens de l’État. Le résultat : un pseudo-État affaibli, gangrené et rongé par la corruption, la magouille, l’incompétence, l’hypocrisie, la médiocrité, l’interventionnisme, les détournements des deniers publics, les mensonges et, enfin, les faux médicaments, les fausses vertus et les faux diplômes. Aujourd’hui, notre État est bizarrement un État virtuel : nous sommes tous Mauritaniens, mais, en vérité, nous sommes de l’Adrar, du Tagant, des Hodhs ou des Trarzas. Nous sommes, et encore surtout, des Awlad Daman, Awlad Gueylane, Awlad Ahmed ben Daman,  Awlad Agchar, Awlad Abdella,  Idaawichs, Kuntas, Idawaalis, Awlad Bou Sba,  Peuls, Soninkés, Wolofs, Haratines, Griots, Forgerons, etc.

Par leur force, les Français ont imposé leur commerce sur la rive gauche du Sénégal qui était Trarza (par la force) pendant au moins trois siècles. Jusqu’au traité signé par Faidherbe et l’Émir Mohamed L’Hebib, vers 1858. D’ailleurs ce nom « Sénégal » n’est autre, selon l’émérite professeur burkinabé Joseph Ki Zerbo en son « Histoire générale de l’Afrique », que Sanhaja qui deviendra zenaga (nos amis les Wolofs prononcent le z comme un s) puis, comme par hasard, Sénégal. Au début du siècle dernier, vers 1900, et toujours par la force, ces mêmes Français s’imposèrent à ce qu’ils appelaient sur leurs cartes le Sahara Occidental, c’est à  dire du Sud marocain et algérien au Niger et au Sénégal. Neuf ans suffiront pour que Gouraud, vainqueur à Atar le 9 Janvier 1909, déclare : « Je vous ai vaincu, j’ai beaucoup d’argent et de tissus, pour ceux qui veulent commercer, mais j’ai aussi beaucoup de fusils et de cartouches, pour ceux qui veulent se battre ». Et d’ajouter, citant Jules Claretie : « la force à besoin de la douceur qui fait sa beauté et de la bonté qui fait son charme ». Tout le temps que le colonisateur est resté sur cette terre, ce fut par la force. Et quand il décida de partir, ce fut encore par la force qu’il imposa les frontières et le régime politique de son choix.

Antérieurement à l’avènement des Français, des États souverains existaient sur cet immense territoire auxquels ces mêmes Français payèrent longtemps tributs. Ces Français appelaient ces tributs des « coutumes », disaient-ils en langage diplomatique, pour commercer seulement. Ces États existaient sous forme d’émirats et s’étaient eux aussi  imposés par la force, trois siècles durant, résultats d’une multitude de combats et de confrontations meurtrières, entre Soninkés, Bafours et Sanhajas, d’une part, et, plus tard, entre ces derniers et les Hassanes. Et toujours la force dessinait les contours des futurs États. Puis les Hassanes à leur tour s’entredéchirèrent : Lamgavras contre Awlad Rizg, leurs cousins germains. Vainqueurs, les Lamgavras se battront entre eux, Awlad Ezznaguiya contre Awlad El Arbiyya. Après de fratricides et meurtriers combats, ces derniers iront guerroyer jusqu’aux rives du fleuve du Niger où ils  se trouvent encore. Ils y fondèrent des émirats et un sultanat que seule la force des Français put vaincre.

 

‘’Pénétration pacifique’’

Je suis mauritanien depuis cinquante-cinq ans, la Mauritanie est mon aînée de quatre, mais je ne me reconnais pas dans les discours et les articles de ses intellectuels et de son élite. Chacun d’eux parle de la Mauritanie à travers son propre ego, son parcours, ses expériences, ses ambitions, ce qu’il représente de position sociale, sa tribu, son ethnie, sa communauté et, enfin, sa région. Mais jamais ou rarement, de la Mauritanie, sauf s’il a des intérêts, des projets ou un poste au gouvernement à préserver et défendre. La Mauritanie est, malheureusement depuis sa fondation, une succession et une cascade d’amalgames et d’erreurs géographiques, politiques et, au cours de son existence, économiques, militaires et éducatives.

À l’origine de sa naissance comme État, un certain Xavier Coppolani. Un illuminé colonial, dévoré par l’ambition et en manque d’occupation. Mi-corse mi-algérien, il tenait à s’affirmer bon français. Compétent et connaissant parfaitement l’arabe et l’islam – surtout en ses voies soufies, comme nos chers marabouts – il n’eut guère de mal à les séduire. Surtout qu’il transportait toujours des sacoches pleines de pièces sonnantes et trébuchantes, si appétissantes à nos vénérables marabouts généralement et génétiquement disposés à commercer. Rien n’a quasiment changé : nos gouvernements continuent, encore aujourd’hui, à distribuer des avantages et des prébendes aux chefs ; de tribus, de partis, de journaux, de quelque chose. Chef… tout court. Et autres personnages et personnalités toujours distingués en anciens (nouveaux) guerriers, marabouts et chefs – encore ! – de confréries.

Coppolani convainquit nos marabouts beaucoup plus facilement que ses propres chefs. Le gouvernement et le parlement français furent les plus farouches opposants à son projet de faire de cet immense territoire une nouvelle colonie, pour relier le Sud du Maroc et de l’Algérie au Sénégal. Au refus du gouvernement et du Parlement, ajoutez-y celui des commerçants de Saint-Louis, très influents et écoutés à l’époque. Imaginez qu’avec tous ses refus, notre magicien arriva à ses fins, en inventant un concept inexistant à l’époque : la colonisation par la « pénétration pacifique » ;  trouvant, le plus facilement du monde, un nom à ce projet inimaginable à l’époque. Ce nom, ouvrez bien les yeux, c’est la Mauritanie. Un nom étrange et étranger, ni peul, ni soninké, ni wolof, ni hartani, ni griot, ni arabe, encore moins zénaga. Un affront, une insulte et une gifle à l’intelligence, à la fierté et à la dignité de ce peuple. C’est ce nom étrange et bizarroïde qu’on porte depuis cent dix- neuf ans et qu’on revendique existentiellement, civilement et fièrement, depuis cinquante-neuf ans… alors qu’il fait défaut. Nous avons changé beaucoup de choses : notre hymne national, notre drapeau national, notre monnaie nationale et, successivement, nos présidents nationaux. Mais nous n’arrivons pas à changer notre « nom » national. Je voudrais bien savoir pourquoi ?

L’alchimie est à l’origine contradictoire. Mais tout cela n’était que ruse et poudre aux yeux, puisque notre géniteur fit en définitive appel à un irréductible, pas du tout pacifique celui-là, Frèrejean, qui recruta, en cette affaire, la fine fleur des meilleurs guerriers et guides de ses bleds, appâtés, eux aussi, comme les marabouts, par les gains. Commença alors une guerre civile qui ne dit pas son nom et l’une de ses premières victimes fut ce diable et charlatan politique qu’avait été Xavier Coppolani lui-même. Plus tard et pendant les soixante ans que dura l’aventure, ceux qui restèrent et ceux qui partirent ne cessèrent de s’alimenter réciproquement, comme des vases communicants. Magnifié aujourd’hui, le jihad des uns oublie le martyr et le retournement des autres. La même famille, les mêmes cousins et frères étaient pourtant de part et d’autre.

 

Nouvelle langue

Avant l’avènement de la colonisation, il existait quatre États souverains que le colonisateur reconnaissait, respectait, leur payant tributs : les Trarzas, les Braknas, les Idouiches et, plus tard (1892), l’Adrar, via son émir Ahmed ould Sid’Ahmed. Ces États occupaient des territoires géographiquement délimités, connus et respectés par les uns et les autres et par les étrangers. Ils avaient, à leur tête respective, des souverains respectables, hospitaliers et fréquentables. Tous les explorateurs les citent et confirment que la justice y était rendue souverainement par des cadis, sans que personne ne puisse intervenir dans leurs sentences. Une langue, l’arabe, et une religion, l’islam, y étaient d’usage.

Soixante ans après l’avènement de la colonisation, la religion n’a pas changé mais une nouvelle langue, le français, s’est imposée comme outil de travail, langue de communication et, cerise sur le gâteau, accessoire de modernité pour s’ouvrir au Monde. La configuration spatiale de cet immense territoire qu’occupaient les quatre États, plus les territoires des tribus indépendantes à leurs frontières, fut déchiquetée et retracée sommairement, à la règle et au crayon, par un abruti tremblotant, dans un bureau mal éclairé. Le résultat est aujourd’hui cette Mauritanie amputée, au Nord, au Nord-est, au Sud et au Sud-est. Cet immense territoire ne fut jamais terra nullis. Mais pour la première fois dans l’histoire de ses territoires et pour leurs habitants, un commandement unique sera imposé et unifié. Le résultat après l’indépendance, c’est l’unité, sous l’appellation « Mauritanie ».

Notre État aujourd’hui existe en ses frontières et par ses citoyens. En 1958, avant même l’indépendance, la France avait choisi et imposé feu Moktar ould Daddah comme président de la République. Fatiguées par la guerre au Sahara, nos vaillantes forces armées le déposèrent manu militari – encore par la force, donc… – un certain 10 Juillet 1978 ; et ne cessent, depuis, de se passer ce pouvoir comme une balle de ping-pong.

Général trois étoiles à la retraite, notre président actuel, Ould El Ghazwani détient et la balle et la force « Oum E’Dhayla » : le pouvoir suprême, donc. Monsieur le Président, nous sommes maintenus depuis cinquante-neuf ans en cet État (état ?) végétatif. Vous avez la force et une chance, pour le soigner et y remédier. Si vous y réussissez, monsieur le Président, vous nous aurez offert le meilleur cadeau d’anniversaire et l’histoire vous le retiendra, immanquablement. En attendant, nous vous souhaitons, ainsi qu’à nous tous, Mauritaniens par la force… des choses, une bonne fête nationale d’Indépendance, en ce jeudi 28 Novembre de l’an 2019.

Sid’Ahmed ould Éléya El Ammoni