Le principe d’actualité en droit islamique | Par Me Taleb Khayar Mohamed Mouloud

[Libre Expression] Le principe d’actualité en droit islamique | Par Me Taleb Khayar Mohamed MouloudAu moment où se pose le problème du vivre-ensemble, sérieusement remis en cause par des conceptions intégristes d’essence conflictuelle, il peut paraître opportun de rappeler que l’ordre juridique islamique n’est pas figé, immuable, hermétiquement clos au principe d’actualité.

L’auteur souhaite que d’autres contributions, émanant de sources diverses et fondées sur des disciplines variées (sociologie, économie, anthropologie, lettres, religions, arts…….) soient publiées sur ce sujet d’actualité, qu’est le vivre ensemble, selon des approches où la diversité est pensée avec apaisement.

Penser pour la diversité pourrait être le thème de toutes ces contributions.

Deux exemples seront abordés pour illustrer cette perméabilité du droit musulman à de nouvelles catégories juridiques, déterminées par la pratique jurisprudentielle, en ce qui concerne la première et par une construction doctrinale, en ce qui concerne la seconde.

I) Le concept de l’enfant endormi

On évoque souvent la construction jurisprudentielle du concept de l’enfant endormi (« makhsour » selon la terminologie berbère) pour montrer que l’ordre juridique en droit musulman, n’est pas insensible aux données anthropologiques, et plus particulièrement à celles qui traitent de l’harmonie sociale, de la paix publique, du vivre ensemble ; ce concept à caractère purement jurisprudentiel, élaboré à partir de cas concrets soumis au juge islamique des affaires familiales, prévaut et continue de prévaloir, comme source de solution et ce, de manière indifférente dans les conflits relatifs aux établissements de filiation, tels que traités par les juges des contrées maghrébines , au Maroc, en Algérie, en Lybie et en Mauritanie, où le rite malékite est prépondérant.

Chaque fois que le juge islamique aux affaires familiales sera saisi d’une requête en recherche de paternité, dont l’auteur est conçu en dehors des délais légaux de procréation, il examinera favorablement cette demande sur la base d’un faisceau d’indices (témoignages, faits de l’espèce, auditions, confrontations, enquêtes de proximité, présomptions……) pour en déterminer la recevabilité et se prononcer au fond sur la conviction acquise, au vu du faisceau d’indices ainsi recueillis.

On peut donc à juste titre, considérer que l’action visant l’établissement de paternité est un élément de fait laissé à l’appréciation du juge, qui examinera in « concreto » les données de l’espèce avec une orientation première que la décision sera rendue « in favorem », le juge privilégiant la stabilité du lien familial, à toute autre solution de nature à exposer l’enfant et sa mère au regard malveillant de la société, sans préjudice d’autres châtiments de nature corporelle auxquels se soumettrait notamment la procréatrice, outre les divers troubles liés à la filiation, pouvant aller jusqu’à l’exhérédation, troubles auxquels s’exposerait l’auteur de l’action en recherche de paternité, si celle-ci était rejetée.

La prédisposition du juge malékite à considérer comme recevable et fondée, l’action en recherche de paternité est suffisamment rapportée par le peu d’intérêt que la jurisprudence accorde en la matière, à la prescription extinctive, qui de manière communément admise, éteint l’action en droit islamique ; c’est ainsi que l’action en recherche de paternité peut être mise en mouvement dans un délai assez long ; sept années et même au-delà, sans que l’exception de prescription extinctive, soulevée souvent par le père assigné en recherche de paternité, à côté d’autres moyens presque toujours à caractère dilatoire, ne soit prise en considération par le juge saisi du litige, du fait même de l’empirisme presque total de la méthode adoptée ayant comme objectif la préoccupation de l’intérêt des personnes concernées par le conflit en recherche de paternité, et du résultat social à atteindre.

A cet effet, chaque fois qu’une partie le demandera, et parfois d’office dans le seul souci de rechercher la vérité, le juge soumettra le conflit en établissement de paternité à un test de proportionnalité, en considération d’éléments de fait qu’il appréciera souverainement, et au vu desquels, il va se déterminer.

S’il fallait rapprocher la jurisprudence maghrébine en recherche de paternité de la solution retenue en droit international privé, en matière de filiation et de manière précise, en ce qui concerne la prescription, on pourrait faire observer que dans l’un comme dans l’autre des cas, la démarche est identique, consistant en une mise en balance des intérêts en présence, et dans l’un comme dans l’autre des cas, la décision sera rendue au vu des éléments de fait examinés in « concreto », ce qui autorise le juge à statuer sans égard pour le délai de prescription et de privilégier en cas de recherche de paternité, la loi de la mère au jour de la naissance de l’enfant.

Il s’agit en définitive pour le juge, de mettre en balance le droit d’un enfant à connaître ses origines, l’intérêt d’un père éventuel à être protégé de la revendication de paternité pour des faits remontant à plusieurs années, voire des décennies, et la sécurité juridique de l’état civil et des personnes.

On pourrait s’étendre sur l’harmonie sociale que les sociétés maghrébines doivent à ce concept de « makhsour » qui est une création proprement jurisprudentielle, mais l’intérêt n’est pas ici d’en illustrer l’application sur ce plan. On retiendra qu’en la matière, il s’agit d’une jurisprudence constante privilégiant l’établissement de paternité, jurisprudence qui n’est qu’exceptionnellement remise en cause.

L’autre catégorie juridique dont le caractère innovant est suffisamment mis en évidence par la doctrine, est celle de « Kirad » conçu par les jurisconsultes de droit musulman en période post-prophétique.

II) Le contrat de Kirad

C’est à partir de la casuistique suivante que le contrat de Kirad a vu le jour, les faits de l’espèce rapportant que des convoyeurs de fonds publics provenant d’impôts prélevés sur le «beit el mal» (Trésor) d’ Irak avaient été autorisés à utiliser à des fins commerciales les montants convoyés , ce qui leur permettait de retrancher les bénéfices réalisés et de ne remettre au « beit el mal » de destination (Medine) que le principal des montants acheminés.

Une fois à destination, ils furent sommés de restituer l’intégralité des montants, principal et plus-value ; l’un des convoyeurs objecta que les bénéfices étaient la contrepartie de leur engagement à acheminer les fonds à bon port, engagement qui s’analysait en une obligation de résultat.

Le problème se posa alors de savoir si les convoyeurs avaient droit à la plus-value. Est-ce-que l’appropriation par les intéressés du montant excédant les fonds convoyés était légal ou pas ? En répondant à cette question, il fallait prendre soin de vérifier que cette appropriation, à la supposer autorisée, ne soit en aucune manière caractérisée par l’un des trois éléments considérés comme étant des causes de nullité d’ordre public en droit musulman : l’aléa, l’usure et l’indétermination.

Les jurisconsultes conclurent que la validité du contrat en question était conditionnée par la détermination de la quotité due à chacune des parties, sur la plus-value réalisée ; ces quotités firent l’objet d’un arbitrage, déterminant une partie pour le « beit el mal », l’autre pour les convoyeurs, et le contrat fût validé.

L’intérêt du contrat du contrat de kirad est donc de lier deux parties, qui vont, pour une période déterminée, s’associer en mettant en commun, l’une un apport en numéraires et l’autre un apport en industrie, en vue de réaliser un bénéfice dont la répartition est fixée contractuellement, avant l’exécution de la convention.

De tous les contrats post-prophétiques, le « Kirad » est sans doute celui qui répond le mieux au principe d’actualité, son application s’étant immédiatement adaptée aux transactions maritimes alors en essor et , bien plus tard à la financiarisation des relations internationales dans un monde dont la globalisation est irrémédiable …………(à suivre).

 

Le principe d’actualité en droit islamique (suite et fin)

Si, de nos jours on sollicitait l’avis d’un juriste sur la casuistique qui a donné lieu au «Kirad» sous le khalifat de Omar, il relèverait à titre préliminaire que les deniers convoyés, collectés sous forme d’impôt provenaient du «beit el mal», aujourd’hui ministère des finances, que les convoyeurs sont assimilables de nos jours à des agents de l’Etat, avant de conclure au vu de cette démarche que la convention examinée est à caractère public ; mais il se heurtera à une difficulté majeure, car si le contrat est de droit public, à quel titre, les parties peuvent-elles en faire usage à des fins lucratives.

Est-ce-que de nos jours, on peut envisager que le ministre des finances signe une convention avec un fonctionnaire de l’Etat, aux termes de laquelle, le premier confierait au second des deniers publics en vue de les utiliser à des fins commerciales, pour s’en approprier en partie les bénéfices et restituer le principal et l’autre partie des bénéfices au trésor ?

La réponse est d’emblée que cette hypothèse n’est tout simplement pas envisageable, car les deniers publics ne sont par définition pas disponibles, à moins qu’il ne s’agisse d’en faire usage en application de la loi de finances, qui ne prévoit pas de chapitres réservés à ce genre d’opérations.

Toutefois, en Mauritanie, les trésoriers payeurs ont depuis longtemps, réussi à acclimater le «Kirad» à leurs objectifs d’enrichissement illicite, en retenant qu’à l’origine, ce contrat n’obéit qu’à trois conditions de validité ; celle d’un commanditaire qui remet une somme d’argent à un commandité pour commercer avec, en vue de réaliser un bénéfice que commanditaire et commandité se répartiront, peu importe la qualité des parties au contrat, fussent-elles fonctionnaires de l’Etat, peu importe l’origine des fonds utilisés, dussent-ils provenir des caisses de l’Etat.

L’exemple le plus médiatisé en la matière date des premières années de l’indépendance, lorsqu’un trésorier prit l’habitude de confier momentanément à un commerçant de la place, des deniers publics pour les utiliser à des fins commerciales, en vue de se répartir à terme les bénéfices générés par une telle opération, à charge pour le commerçant de restituer les montants, à la veille de tout contrôle d’Etat, et une fois la mission du contrôleur terminée, la même opération était rééditée à l’identique.

Malheureusement, l’épilogue de cette affaire fût tragique ; le trésorier, ayant été contrôlé à l’improviste, et n’ayant pu obtenir de son commerçant la remise des montants utilisés, finit par se suicider, pour éviter les poursuites judiciaires dont il pouvait faire l’objet, et l’affront à son honneur qui pourrait en découler.

De manière récente, un ministre fût impliqué dans une opération identique, le commerçant commandité chargé de fructifier les fonds publics s’étant défilé au moment même du contrôle d’Etat, exposant le pauvre ministre commanditaire à toutes sortes de déboires, sans que cela d’ailleurs ne suscitât un quelconque émoi au niveau des sphères officielles concernées, les auteurs n’ayant été nullement inquiétés par une quelconque procédure judiciaire, ni le ministre, ni son commerçant, ce qui signifie que ce genre de comportement est toléré de nos jours, bien plus qu’il ne l’était au lendemain de l’indépendance, où il pouvait conduire au suicide.

Cette pratique est aujourd’hui courante, et englobe la gestion des sociétés à caractère public ou semi-public dont les dirigeants s’approprient à des fins d’enrichissement illicite, les fonds ou les rémunérations générées par ces fonds.

Toutes ces pratiques n’ont rien d’anecdotique et sont aujourd’hui largement répandues, la plupart des commerçants de la place s’affichant comme étant associés à des fonctionnaires pour la réalisation d’opérations du même type.

Il faut se représenter une seule seconde, les incidences néfastes de ces milliards d’ouguiyas détournés momentanément à des fins commerciales, sur les politiques économiques qui, nécessairement ne vont pas tenir compte de toute cette masse monétaire sous-terraine, alors même que chaque ouguiya utilisé à ce sujet va amplifier la bulle inflationniste , neutralisant en partie du moins, mais de manière significative, les efforts consentis en termes d’endettement, de réduction des dépenses publiques, de contraintes monétaires en tous genres, pour maitriser les dérapages budgétaires qui ne seront jamais, au grand jamais surmontés, aussi longtemps que de telles pratiques continueront à détériorer le tissu économique.

La catégorie juridique de « Kirad » comme le concept judiciarisé d’enfant endormi sont des notions autonomes qui, à côté d’autres qu’il serait fastidieux de visiter dans le cadre de cet aperçu (extension des héritiers réservataires, calcul des droits successoraux, délimitation de la quotité disponible transmissible par voie testamentaire, démembrement de la propriété, prescription acquisitive, prescription extinctive, ébauche d’un droit de la guerre…….) sont caractéristiques des premières heures de l’ordre juridique islamique naissant, où le dynamisme interprétatif du juge, soutenu par une démarche foncièrement casuistique, va très vite déboucher sur un pouvoir judiciaire normatif qui n’est pas dénué de fonctions, à la fois régulatrices des forces en place, et protectrices contre l’arbitraire, dans des sociétés tribales qui ne percevaient leurs relations qu’à travers des rapports conflictuels, et ne pouvaient se représenter la norme de droit que comme l’expression d’un rapport hégémonique, sauf que ces fonctions de régulation porteuses de cohésion sociale, après avoir été altérées par les modes contemporains de gouvernance institutionnel, sont aujourd’hui, profondément remises en cause par une mondialisation mal maîtrisée qui remet au goût du jour, les particularismes et autres rejets de l’altérité, comme elle alimente les extrémismes religieux et autres intégrismes confrériques, qui instrumentalisent les pouvoirs interprétatif et normatif du juge musulman à des fins étrangères à leur mission originelle.

 

Par maître Taleb Khayar ould Mohamed Mouloud
Avocat à la Cour
Ancien membre du Conseil de l’Ordre