En tournée dans les pays du Golfe et d’Afrique du Nord, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman fait l’objet de critiques de la part de la société civile dans les pays de sa tournée. La guerre au Yémen et l’insoluble assassinat de Jamal Khashoggi achèvent de ternir un portrait déjà noir aux yeux de l’opinion internationale.
« Non à la profanation de la Tunisie, pays de la révolution ». Sur l’affiche blanche dressée sur la façade des locaux du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), le message est explicite. On y voit un Saoudien, de dos, paré d’une djellaba noire et coiffé d’un shemagh rouge. À la main, une tronçonneuse achève ce tableau vindicatif à l’encontre de Mohammed Ben Salmane (MBS), prince héritier d’Arabie saoudite.
Considéré par la CIA comme le donneur d’ordre de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, MBS voit sa tournée dans les pays arabes faire l’objet de contestations. Débutée le 22 novembre par le voisin émirati, elle s’est poursuivie au Bahreïn, en Égypte, avant de faire cap au Maghreb avec la Tunisie, l’Algérie et la Mauritanie. D’Alger au Caire en passant par Tunis, la société civile a fait savoir son opposition à ces visites, dans la rue et sur les réseaux sociaux.
En revanche, les discours des officiels Nord-Africains se montrent plus nuancés, appelant à la prudence. Preuve que les méthodes de l’homme fort du royaume des Al Saoud restent clivantes, dans un monde arabe divisé sur la question.
Le Maroc, lui, ne fait pas partie de la tournée de MBS dans la région. D’après le quotidien arabophone Al Quds Al Arabi basé à Londres, cette absence s’explique par une question d’« agenda ». L’agenda du roi Mohammed VI ne lui permettrait pas de rencontrer le prince héritier saoudien au Maroc. Le Royaume aurait suggéré une rencontre entre le prince Moulay Rachid et MBS, mais le Palais royal saoudien aurait refusé.
Pire ennemi de la liberté d’expression
Dans le pays de la révolution du Jasmin, c’est peu dire que MBS n’est pas le bienvenu. Il est attendu à Tunis, le 27 novembre, pour la deuxième étape de sa tournée hors pays du Golfe après l’Égypte, la veille. Sur place, les syndicats et associations ont appelé, le 26 novembre, a manifesté contre la venue du prince héritier. Dans les rues, des pancartes affichaient des messages comme « Ben Salmane, criminel de guerre », « meurtrier en chef », « bourreau d’enfant », en référence au drame humanitaire au Yémen, consécutif des opérations « Tempête décisive » et « Restaurer l’espoir » conduites par une coalition arabe emmenée par l’Arabie saoudite depuis 2015.
Un groupe de cinquante avocats pour la défense des libertés ont, à la demande du SNJT, ainsi déposé une plainte devant les tribunaux tunisiens. « La Tunisie ne s’honore pas en recevant une personne impliquée dans un crime odieux contre un journaliste qui mène (aussi) une guerre contre le Yémen et qui n’a aucun respect pour les droits de l’Homme », a déclaré Soukaina Abdessamad, secrétaire générale du SNJT, lors d’une conférence de presse.
La SNJT a également qualifié le prince d’« ennemi de la liberté d’expression » et sa visite de « danger pour la sûreté et la paix dans la région et le monde ». Si le syndicat a montré son opposition par une affiche géante, à quelques encablures de son siège, une autre affiche, placardée sur la devanture du siège de l’Association des femmes démocrates (ATFD) montre un message tout aussi explicite. « Nous ne souhaitons pas la bienvenue au fouetteur de femmes ».
Cette visite de MBS constitue une première en Tunisie, pour un membre de la famille Al Saoud depuis la révolution de 2011. Un mouvement qui avait poussé l’ancien dictateur, Zine el-Abidine Ben Ali, et son entourage à trouver refuge en Arabie saoudite et dans le Golfe. Un passage que les Tunisiens n’ont pas oublié. Sur les réseaux sociaux, les internautes se sont mobilisés sous le hashtag « La Ahla bika fi Tounès », « tu n’es pas le bienvenu en Tunisie ».
Canal officiel et voix populaire
Un refus loin d’être unanime en Tunisie. « Mohammed ben Salmane va visiter la Tunisie le 27 novembre, et il est le bienvenu, comme tous les frères arabes », a réagi Noureddine Ben Neticha, conseiller du président tunisien Béji Caïd Essebsi, sur les ondes de Mosaïque FM. « Nous avons revendiqué de dévoiler la vérité autour de cet assassinat (de Jamal Khashoggi, ndlr) et de tenir pour responsable les parties impliquées », précise le conseiller présidentiel. Il ajoute : « Toutefois, nous ne pouvons pas permettre d’instrumentaliser cet incident pour viser la stabilité du Royaume et l’extorquer. »
Le 31 octobre, des responsables du parti Nidaa Tounes avaient été reçus par l’ambassadeur d’Arabie saoudite à Tunis. L’occasion, d’après l’agence de presse saoudienne (SPA) d’évoquer des « moyens de renforcer les relations bilatérales entre les deux pays. »
Une situation que l’on retrouve chez le voisin algérien, où MBS doit se rendre le 6 décembre. Le gouvernement algérien a lui aussi condamné l’assassinat du journaliste, le 23 novembre, près de deux mois après le meurtre du journaliste au consulat saoudien d’Istanbul, tout en réaffirmant les « liens solides » de l’Algérie avec le royaume wahhabite. « L’Algérie, qui est liée à l’Arabie saoudite par des relations étroites de fraternité, de coopération et qui partage avec elle un destin commun, exprime sa conviction que la justice saoudienne saura faire toute la lumière sur ce meurtre, » a affirmé Alger. Le porte-parole du Rassemblement national démocratique (RND), le parti du Premier ministre algérien, a quant lui « souhaité la bienvenue à Son Altesse le prince Mohammed Ben Salman », en Algérie, « dans sa deuxième patrie ».
Pour le site d’information Algérie patriotique, « Mohammed ben Salmane cherche à se refaire une virginité auprès des ‘‘frères arabes’’, en donnant sa version des tenants et des aboutissants de cette affaire qui a confirmé la nature brutale et sauvage du régime saoudien ». Néanmoins, à l’instar de la Tunisie, de nombreuses voix algériennes se sont levées contre la venue du prince saoudien. Une pétition contre la visite de MBS a rassemblé 2100 signataires, qui voient dans cette visite une manière de « s’innocenter de graves faits dont les guerres ». « À cause des nombreuses victimes qui, comme nos frères du Yémen, doivent ressentir notre solidarité d’Algériens dignes de songer à leur vulnérabilité, les autorités algériennes sont interpellées pour ne pas convenir à des crimes non encore élucidés », poursuit la pétition.
Un constat partagé par certaines figures du paysage politique algérien, dont le parti islamiste du Mouvement pour la société de la paix. Son leader, Abderrazak Macri évoque une visite pour « peut-être rassurer l’Algérie sur la chute des prix du pétrole et qu’il ambitionne de la transformer en république bananière ». « Accueillir le prince héritier durant cette période n’est favorable ni à l’image de l’Algérie ni à sa réputation », ajoute-t-il.
« Justice universelle » ?
La position mauritanienne souffre elle aussi de contestation. Fidèle alliée de Riyad depuis l’arrivée du président Ould Abdelaziz, la diplomatie mauritanienne avait, le 15 octobre, dénoncé « la campagne d’allégations fallacieuses qui ne sert ni la transparence de l’enquête en cours ni sa crédibilité ». Nouakchott avait aussi vigoureusement soutenu Riyad lors de la brouille avec le Canada sur le respect des droits de l’Homme, en août dernier.
Toutefois, des internautes et blogueurs mauritaniens ont appelé leur gouvernement, sur les réseaux sociaux, à boycotter cette visite. Avant d’être suivi par certains partis politiques comme le parti Rafah, de la majorité présidentielle, ou bien le Rassemblement national pour la réforme et le développement, récemment. « La Mauritanie doit manifester son rejet de cette visite et dire non à son auteur, dont l’image est entachée par de graves accusations de crime de sang », a ainsi déclaré sur les réseaux sociaux, Mohamed Jemil Ould Mansour, figure de l’opposition mauritanienne.
Une tournée dans le monde arabe qui s’annonce donc mouvementée pour MBS, qui cherche à s’assurer de l’appui de certains alliés de la zone d’influence saoudienne face aux nombreuses critiques dont il fait l’objet. Le prince saoudien se rendra aussi à Buenos Aires et y rencontrera, pour la première fois depuis l’assassinat de Jamal Khashoggi, le président turc Recep Tayyip Erdogan. Mais ce déplacement en Argentine restera surtout l’occasion d’assister au 13ème sommet du G20. De quoi aussi prendre le pouls des relations diplomatiques de chacun des participants avec l’Arabie saoudite.
D’autant que depuis quelques jours, l’ONG Human Right Watch a porté plainte devant la justice argentine contre MBS. Raison ? « Les autorités judiciaires argentines ont commencé à analyser une plainte sur le rôle présumé du prince héritier Mohammed ben Salmane sur de possibles crimes de guerre commis par la coalition menée par l’Arabie saoudite au Yémen et des cas de torture par des responsables saoudiens », affirme l’ONG dans un communiqué, qui explique que MBS pourrait très bien être arrêté selon un principe de « justice universelle ». Ce que Human Rights Watch explique, en rappelant que le prince héritier n’a pas d’immunité puisqu’il n’est pas encore chef d’État, il n’est donc pas couvert par les conventions internationales.
Par Mehdi Mahmoud
Source: Telquel (Maroc)