Le 22 septembre, Libération consacrait son dossier à l’exploitation sexuelle dans l’empire colonial français, à l’occasion de la sortie du livre Sexe, race et colonies (éditions de La Découverte), dirigé par Pascal Blanchard et Nicolas Bancel. Pour illustrer les articles de ce dossier bienvenu, le journal a tiré de l’ouvrage plusieurs photographies. Ces clichés montrent des femmes noires, nues, photographiées par des colons : l’une paraît une enfant, l’autre subit une agression sexuelle. Ces femmes ne posent pas : elles sont forcées et humiliées, pendant que l’homme blanc sourit à l’objectif. Ces images ne sont pas des productions artistiques, encore moins des photographies de presse. Elles sont crues, pornographiques et violentes. Pourtant, elles sont publiées dans les pages d’un quotidien national, reprises et diffusées sur les réseaux sociaux. Pourquoi est-il possible d’afficher ainsi des corps suppliciés ? Parce que ce qu’explique le dossier de Libération est vrai : ces corps indigènes exposés comme des trophées de chasse, qui ont alimenté plusieurs siècles de fantasmes coloniaux, ne sont pas vraiment des corps de femmes. Ils en ont la forme, on peut les toucher, les violer et les battre, mais on peut également les vendre et les montrer sans pudeur, puisqu’après tout les animaux vont nus. On peut montrer des corps souffrants, des corps obscènes, parce que ce sont des corps racisés. D’ailleurs, aucun des journaux, étonnement nombreux, qui couvrent la sortie de Sexe, race et colonies ne manque l’occasion de publier de nouveaux clichés, venant illustrer des papiers très sérieux qui expliquent gravement que, au temps des colonies, les hommes blancs diffusaient dans tout l’empire des images outrageantes de corps de femmes indigènes. Et aucun ne paraît comprendre que, ce faisant, ces photographies s’inscrivent dans leur vocation originelle et continuent de la servir : elles sont toujours ces cartes postales qui voyageaient, sans enveloppe, de mains en mains, en métropole.
On ne peut pas reprocher aux journalistes de trahir l’esprit du livre de Blanchard et Bancel. En effet, les néons de sex-shop qui dessinent le titre sur la couverture trahissent d’emblée un projet éditorial éloigné d’une ambition scientifique. Il aurait paru normal qu’au regard de la nature de ces matériaux, de leur contenu violent et de leur usage idéologique, ces photographies soient présentées avec sobriété et systématicité, dans le souci d’objectivation propre au chercheur. Mais, en feuilletant les premières pages du livre, on découvre ces images disposées avec art, comme ce corps lascif qui habille la page de garde, osant même un soupçon d’érotisme. L’ouvrage ne prend aucune précaution formelle particulière pour introduire les lecteurs à la teneur des images qu’il collectionne. Pourtant, la question de la diffusion au grand public de documents historiques au contenu violemment raciste est d’une grande actualité. L’an dernier, la décision de Gallimard de republier les pamphlets antisémites de Céline avait suscité un vif débat et plusieurs dispositifs avaient été proposés (appareil de notes, préface, avertissement sur la couverture, etc.), qui poursuivaient le même objectif : faire en sorte qu’il soit impossible de considérer ces textes comme des documents neutres ou anodins, en révélant leur statut d’outils idéologiques meurtriers. Si ces photographies sont traitées comme n’importe quelle image d’illustration, par les auteurs comme par les journalistes, c’est que ceux-ci n’ont pas compris ce qu’elles étaient.
Ces images ne se contentent pas de représenter des crimes coloniaux : elles en sont l’outil et le prolongement. Prises pour soumettre, diffusées pour exclure les colonisé(e)s de l’humanité, elles constituent en réalité des pièces à conviction, qui ont d’autres vocations qu’être mises en vitrine pour attirer le chaland. Les rédactions auraient pu faire un autre choix. Il leur était possible de ne pas du tout illustrer leurs articles et de justifier cette décision éditoriale par le refus de perpétuer la diffusion à grande échelle des images de l’exploitation sexuelle de corps racisés. Elles auraient également pu rendre à ces femmes leur visage et leur regard, recadrer ces cartes postales pour recouvrir les corps aux vêtements arrachés, afin de reconnaître ces femmes comme des personnes à part entière, dont la dignité, même posthume, doit impérativement être respectée. Ce respect, les rédactions ne l’auraient alors pas seulement témoigné aux femmes indigènes humiliées d’hier, elles l’auraient eu pour toutes leurs lectrices d’aujourd’hui, en particulier pour celles qui reconnaissent ces corps au leur si semblables et qui continuent de souffrir des conséquences sociales, morales et physiques de cet imaginaire sexuel raciste, qui n’a pas cessé d’exciter l’œil des spectateurs.
Source : Libération