Nous n’avons malheureusement ni la compétence scientifique ni le temps d’engager une polémique sur l’existence d’un État normatif selon l’islam. Qu’il nous soit au moins permis de penser comme Ali Abelderrazigh dont l’essai sur la nature de l’autorité politique dans le monde islamique suscite, depuis1925, un débat houleux sur la question. Cet éminent jurisconsulte et théologien estime envisageable la séparation du spirituel et du temporel, en s’appuyant sur l’argument péremptoire selon lequel, selon lui, le Prophète Mohamed (PSL) fut un guide spirituel et moral et non un roi de ce monde. Le débat au sein de la nébuleuse sunnite entre les tenants de cette conception et les courants salafistes ou wahhabites qui empoisonnent actuellement le monde a abouti à la formation de deux grandes mouvances politiques opposées, en l’occurrence celle des Frères musulmans et celle de l’Etat Islamique (DAECH).
Forcé de schématiser, mais sans vouloir dénoncer certains pays musulmans connus, pour avoir la même source d’inspiration que cette dernière mouvance extrémiste, on peut souligner que la première se reconnaît à travers le modèle étatique de la Turquie actuelle, la conduite du parti de la Nahda tunisienne et la gestion du présent gouvernement du Maroc.
Dans ces trois pays, le Mouvement des Frères musulmans tutoie de très près le modèle de démocratie classique en tirant le plus possible sur le fil trop élastique –quand on veut- de la chariaa islamique. L’habileté et l’intelligence de ce mouvement ne sont pas tant d’avoir accepté le jeu démocratique et le mode d‘accès au pouvoir par des urnes exprimant parfois la volonté de personnes n’ayant pas nécessairement la capacité juridique entière au regard de l’islam, mais d’avoir entériné le principe de la séparation des pouvoirs. Or, accepter ce principe qui est le fondement essentiel de la démocratie, c’est frapper à la porte de la laïcité en courant le risque d’être pointé du doigt par une grande majorité d’exégètes de la chariaa. Ne peut-on pas en conclure que le mouvement des Frères musulmans est, jusqu’ici, l’unique obédience islamique à offrir à l’Umma la possibilité d’accéder à la modernité et à participer à l’harmonie universelle sans se renier ni rompre avec ses racines spirituelles et culturelles ?
Montée inexorable
Retenons-nous cependant de parier sur le caractère inexorablede la montée de ce mouvement, même s’il donne l’impression d’être voué à régenter la plus grande partie du monde musulman, en particulier l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, en dépit de la force montante de l’obédience chiite qui semble avoir de beaux jours devant elle.
En Mauritanie, de nombreuses voies ont exprimé leur inquiétude face à la remontée spectaculaire du mouvement islamiste se regroupant principalement au sein d’une formation politique et noyautant par d’insoupçonnables ramifications de nombreux autres partis. L’on est obligé, en observant cette ascension, de se demander s’il était possible de l’endiguer et quel sacrifice il faudrait consentir pour y arriver. La réponse à ces deux questions interactives nécessite de formuler quelques observations d’ordre logique. Il convient de souligner d’abord que l’éradication d’un mouvement islamique qui accepte les règles du jeu démocratique ne saurait se concevoir autrement que par la voie des urnes, car l’utilisation de la force n’est ni acceptable ni opérante. Si c’était le cas, les partis nazis et fascistes n’auraient pas plongé le monde dans l’horreur pendant plusieurs années et leurs vestiges n’auraient pas perturbé actuellement le sommeil des leaders des démocraties occidentales. On aurait même éliminé les démocrates chrétiens et autres courants cherchant une légitimité dans l’attachement aux valeurs de la chrétienté. L’on ne peut donc arrêter l’ascension des démocrates islamistes que par des arguments et lorsqu’ils auront prouvé leur incapacité à accompagner l’évolution de la société ou réussi à convaincre de leur efficacité. Dans le premier cas, ils seront mis définitivement hors jeu à cause du caractère anachronique de leur référentiel méthodologique par rapport aux aspirations d’une société qui souffre principalement de l’obscurantisme. Dans le second, comme ce qui semble jusqu’ici le cas au Maroc, leur réussite sera dans l’intérêt de tout le pays. Quels seront alors les opportunités dont ils bénéficieront et les obstacles auxquels ils pourront se heurter ?
Le mouvement islamiste évolue grâce à l’attachement à l’islam, les Mauritaniens qui perçoivent cette religion comme un toit commun pouvant résister aux menaces pesant sur leur unité et leur diversité culturelle. S’ajoute à cet attachement le goût de la revanche sur le déclin précipité du mouvement des Almoravides et, probablement, de l’échec du mouvement réformiste de l’Imam Nacer Eddine au milieu du 16e siècle dans la principale région du pays. Ce sont là, certes, de simples réminiscences qui ont, cependant, dans la mémoire des hommes du désert une trace indélébile.
La crise morale qui secoue la société mauritanienne depuis le début du cycle de la sécheresse et l’avènement du régime militaire, ont engendré une criminalité revêtant un caractère inédit et multiforme qui restitue à l’islam son rôle historique de refuge pour les victimes de l‘oppression, de l’exclusion et de l’épouvante, comme au début de la Rissala. C’est, à peu de chose près, comme maintenant où les Mauritaniens tiennent à survivre au règne de l’immoralité, à la misère et aux dangers économiques et culturels d’une modernité envahissante.
Les islamistes peuvent exploiter ce contexte dont ils ont une bonne connaissance en tant que produit tellurique du tissu social et culturel du pays. Ils peuvent obtenir facilement, et ils en ont le droit, des soutiens multiformes grâce à une solidarité agissante entre nébuleuses idéologiques et religieuses.
Contrairement aux autres mouvements qui demeurent emprisonnés sous les décombres des idéologies classiques et se limitent à un discours scolastique, les démocrates islamistes (ou Frères musulmans) compensent la vétusté apparente de leur référentiel par un élan d’enthousiasme exceptionnel et une imagination fertile en matière d’expression et de réponse, quand c’est possible, aux besoins de populations nécessiteuses.
Cordes sensibles
En évoquant ces opportunités, on touche des cordes sensibles qui risquent à tort ou à raison de susciter davantage de crainte de voir s’accélérer la montée du mouvement islamiste, particulièrement en Mauritanie où pourrait se manifester, dans le subconscient collectif, le souvenir du clivage entre la hiérarchie du Livre et celle de l’Étrier. Aussi, pourrait-on soupçonner ce mouvement d’avoir une faible marge d’évolution entre les besoins de rénovation sociale et la limite de tolérance que permet son interprétation des enseignements islamiques. L’on sait que tôt ou tard, cette marge aura besoin d’être élargie pour tenir compte de toute l’aspiration à la liberté. Or, il a été constaté que les questions relatives à l’émancipation des groupes sociaux vulnérables et à l’équité de genre ne sont pas encore bien traitées là où les islamistes assurent la gestion des affaires d’État.
Est-il vrai enfin qu’il existe un lien entre l’islamisme modéré et les groupes terroristes comme certains analystes le pensent ? D’aucuns affirment, en effet, que la galaxie islamiste est un labyrinthe à trois compartiments, à savoir le mouvement des Frères musulmans qui occupe la scène politique et accepte les règles du jeu démocratique, le mouvement salafiste fondé sur la vision wahhabite qui rejette la démocratie et donne raison à la seule voie des armes et enfin le mouvement des « Douatt » ou la djamaa-tabligh, une association pour la Prédication, fondée dans les années 1920 en Inde par Muhammad Ilyas Al-Kandhlawi. Selon des spécialistes, ce groupe aurait pour tâche de pourvoir les deux autres en militants selon les capacités de ceux qu’ils forment.
Force est de reconnaître, toutefois que, contrairement à une telle analyse, le mouvement islamiste mauritanien a prouvé sa capacité de rassembler autour de l’aversion pour la violence et de la pertinence de sa stratégie. Il a un capital humain auquel on peut faire confiance et capable de savoir que l’histoire ne doit être utilisée que pour en cautériser adroitement les plaies, que la modernité a des vertus et que l’État mauritanien a besoin d’une force politique disposée à en revisiter les fondements avec une grande dextérité et d’en rénover la charpente.
Quoi qu’il en soit, aucune mouvance politique autre que les islamistes ne semble, dans le contexte actuel, pouvoir rassembler les Mauritaniens autour d’un projet de société largement partagé en rassurant les autres formations politiques qu’elles ne seront pas laissées sur le trottoir comme dans d’autres pays.
Par Isselmou ould Abdel Kader