Troisième épisode
À Chinguitti, je confiai les touristes à M’Bouja et emmenai Michel visiter notre bibliothèque.
« Papa, je te présente Michel. Il écrit un livre sur la musique maure. Il demande si nous avons dans la bibliothèque des manuscrits qui traitent de ce sujet.
— Pas à ma connaissance. Mais il y a dans la pièce du fond une malle pleine de manuscrits non traités. »
Je dis à Michel de retourner à l’hôtel et de me donner le temps de chercher dans la malle. Après son départ, mon père me dit :
« Cette malle est là depuis longtemps, mais je n’ai jamais osé l’ouvrir. Grand-père m’a toujours dit qu’elle contient un objet maléfique qu’un extraterrestre a laissé en cadeau après une visite à la bibliothèque.
— Un extraterrestre à Chinguitti ! Et qui visite notre bibliothèque ! Quelle histoire, papa ! »
Il me conduisit à travers les corridors poussiéreux de la bibliothèque, jusqu’à la pièce du fond, une petite pièce sombre. En y pénétrant, j’eus l’impression d’entrer dans une porte temporelle. Il me montra la malle en disant :
« Invoque le nom d’Allah et ouvre-la, peut-être y trouveras-tu quelque chose ! »
J’ouvris la malle et fus asphyxié par un nuage de poussière. J’avais complètement oublié la requête de Michel et je n’avais plus qu’une seule envie, découvrir le cadeau laissé par l’extraterrestre ! La malle était pleine de manuscrits. Je les retirais en prenant rapidement connaissance des sujets. Le premier, fortement endommagé par l’eau, traitait de logique. Le second avait pour sujet les sciences du Coran et il y manquait la première page. Le troisième qui traitait de poésie était abimé par les termites… Je pus retirer ainsi une trentaine de manuscrits, tous en mauvais état, avant de tomber sur le cadeau de l’extraterrestre, un bracelet manchette en métal brillant, large d’environ quinze centimètres, avec un couvercle transparent renfermant un mécanisme complexe entouré par des tubes en spirale et comprenant une aiguille fixe. Certaines parties du mécanisme étaient en or, d’autres en une substance cristalline et transparente. Une image de vaisseau spatial était gravée dans le couvercle. Des symboles inconnus étaient incrustés sur tout le pourtour. Je glissai l’artefact dans une poche intérieure, décidé à cacher à mon père la découverte de l’ »objet maléfique » et continuai l’exploration du contenu de la malle. Parmi les manuscrits déballés, un seul traitait de la musique.
J’eus l’occasion de parcourir le manuscrit en le microfilmant. J’y trouvais de précieuses informations sur la vie musicale à Chinguitti pendant le 11e siècle. À cette époque, la scène musicale était dominée par Vala, une princesse musicienne d’un très grand talent et d’une extrême beauté. Elle chantait très bien et jouait admirablement du luth. On lui attribue un grand nombre de compositions musicales du plus grand mérite. Elle aurait composé jusqu’à 300 morceaux de chant. Le manuscrit en faisait même le portrait physique : « Adolescente svelte et élancée, aux seins droits et glorieux, aux paupières brunes, aux yeux de nuit, aux joues pleines et lisses, au menton fin et souriant et ombré légèrement d’une fossette, aux hanches riches et solides, à la taille mince d’abeille et à la croupe lourde et souveraine. »
Le soir, en rentrant à la maison, je téléphonai à Simone qui était ufologue pour lui montrer l’artefact.
« C’est extraordinaire ! Comment tu l’as trouvé ?
— C’était dans une malle dans notre bibliothèque. Elle était là depuis longtemps, mais personne n’a jamais osé l’ouvrir. Grand-père disait qu’elle contenait un objet maléfique qu’un extraterrestre avait laissé en cadeau après une visite à la bibliothèque.
— Asseyons de communiquer avec…
— Mais c’est insensé ! Comment communiquer avec un objet ?
— Ce n’est pas un objet, je crois plutôt que c’est une intelligence artificielle d’un autre monde ! Les dispositifs mécaniques semblent très avancés ! À en juger par l’image du vaisseau spatial gravée sur le couvercle, ce serait un dispositif de navigation interstellaire, ou une machine à voyager dans le temps…
— Pourvu que ce soit vrai ! Je pourrai alors l’utiliser pour voyager dans le passé et rencontrer Vala…
— Vala ?
— Oui Vala, la princesse musicienne de Chinguitti. Elle a vécu au 11e siècle. »
Le lendemain, je constatai un changement dans l’artefact : une lumière bleue parcourait les tubes et l’aiguille tournait rapidement sur son axe. Je le pris pour regarder de plus près. Alors il se mit à communiquer avec moi, par télépathie !
« Je suis une clé de passage qui peut t’ouvrir des portes spatiotemporelles permettant d’aller aussi bien dans le passé que dans le futur. Pour m’activer, il suffit de me mettre autour de ton poignet. »
J’étais pétrifié. J’étais tellement abasourdi que j’ai dû m’asseoir et prendre ma tête dans mes deux mains. Ma bouche restait grande ouverte. Je restais un long moment sans bouger. Puis je balbutiai ces quelques mots : « C’est pas croyable ! C’est du total délire ! » Et d’un geste somnambulique, je glissai ma main dans le bracelet que je sentis se refermer sur mon poignet. Je sus alors que désormais rien ne sera plus jamais comme avant.
« Maintenant nous sommes connectés, je connais désormais tes désirs les plus secrets. Je vais t’ouvrir une porte temporelle qui conduit à l’époque de Vala. Le voyage sera instantané. »
« Mais peut-on encore faire revivre ce passé ? »
« Le passé n’est pas passé, il est présent dans une autre dimension cachée. »
Un nuage en rotation, qui ressemblait à une sphère d’énergie en expansion, traversa le mur, m’aspira dans son tourbillon et tout sombra dans le noir.
À mon réveil, j’étais dans une palmeraie à côté d’une rigole où coulait une eau limpide. L’endroit était agréable. Après m’être lavé la figure à l’eau fraiche de la rigole, je décidai de me reposer un moment avant de poursuivre mon chemin. Je m’allongeais à l’ombre d’un palmier, bercé par la brise douce, et ne tardai pas à m’assoupir. Je fus réveillé par mon bracelet :
« Fais gaffe ! La Patrouille du temps va bientôt débarquer. »
« C’est quoi la patrouille du temps ? »
« C’est une force qui veille à ce qu’aucun voyageur temporel mal intentionné n’aille perturber le passé. »
J’entendis des sifflets stridents et je vis des personnes en uniforme courir vers moi.
« Hep ! Police temporelle, vos papiers et que ça saute !
— Je suis Chams Eddine de Chinguitti, accompagnateur touristique ! Dis-je en fouillant fébrilement dans mes poches pour chercher mon passeport.
— Allez, plus vite que ça !
— Je ne trouve pas mon passeport… J’ai dû l’oublier dans la précipitation du départ…
— Embarquez-le ! C’est un voyageur temporel mal intentionné qui vient perturber le passé !
— Conduisons-le devant Malik L’Inflexible !
Je fus menotté et comparus devant Malik.
— Chef, nous avons arrêté ce voyageur temporel, il est en possession d’une clé de passage, une machine à voyager dans le temps permettant d’aller aussi bien dans le passé que dans le futur. Il cherche peut-être à assassiner l’un de ses ancêtres, à moins qu’il ne soit un de ces fanatiques et autres illuminés avides de réécrire l’Histoire ! »
J’essayai de protester de ma bonne foi :
« Je jure que je ne cherche à tuer personne ! Je veux seulement admirer Vala et me délecter de sa musique !
— Mettez-le en quarantaine sanitaire et appliquez-lui immédiatement un scaphandre sur le corps !
— Mais je n’ai pas de maladie contagieuse !
— C’est une mesure écologique : c’est pour éviter la dispersion des organismes exotiques qui peut conduire à une invasion. Quand il sera décontaminé, faites-lui signer un engagement sur l’honneur comme quoi il n’altérera pas le passé, puis libérez-le et accordez-lui un visa de trois heures.
— Trois heures ! Cela ne suffira même pas pour localiser l’adresse de Vala !
— Votre clé de passage la connait déjà, l’oasis où vous étiez fait partie du jardin de son propriétaire…
— Vala est une princesse, comment peut-elle être la propriété de quelqu’un ?
— Vala n’est pas une princesse, c’est une esclave qui appartient au prince de Chinguitti.
— Comment le sais-tu ?
— Je suis le gardien du jardin du prince dans lequel tu as atterri. C’est sous cette façade officielle que je me cache en tant qu’officier de la Patrouille du temps.
— Tu connais donc Vala ?
— Bien sûr que je la connais. Elle vient souvent se promener dans le jardin…
— Peux-tu lui parler de moi ?
— Oui ! Quand tu seras décontaminé, on te ramènera dans le jardin et j’irai la trouver pour lui dire qu’un de ses fans est venu du 21e siècle pour la voir et l’entendre jouer.
— Malik, je serai toujours ton obligé ! »
À l’issue de ma quarantaine, je fus téléporté dans le jardin du prince, avec un visa de séjour au 11e siècle d’une durée ne dépassant pas trois heures. Je trouvai Malik L’Inflexible qui m’attendait. Il était méconnaissable dans son déguisement de gardien du jardin du prince. Il vint à ma rencontre. Il avait effacé de son visage toute trace de l’impassibilité de l’officier de police temporelle :
« Bienvenue dans le 11e siècle ! Je suis Ibrahim, le gardien du jardin du prince. J’ai prévenu Vala de ton arrivée, elle est déjà en route pour venir ici. Elle est impatiente de faire ta connaissance. Je vais cueillir pour vous des dattes fraiches, en attendant son arrivée. »
J’étais désarmé par la chaleur de son accueil. Vala ne tarda pas arriver. L’auteur du manuscrit sur la musique n’avait pas su rendre toute sa beauté. C’était une adolescente blanche d’une élégante et délicieuse tournure : une taille svelte, et des roses comme joues, et des seins bien assis, et quel derrière ! Elle me regardait d’un air ahuri.
« C’est vrai ce que dit Ibrahim ? Tu viens réellement du futur ?
— J’ai fait un si long voyage dans le passé rien que pour t’admirer, t’entendre pincer les cordes d’harmonie et me délecter de ta musique !
— Je suis vraiment touchée ! Mais, par Allah, comment pincer les cordes d’harmonie si je n’ai point d’instrument à cordes ? »
À ces paroles, Ibrahim dit :
« Il y a dans la serre le luth dont tu joues quand le prince donne une fête dans le jardin. »
Il s’absenta quelques instants et revint bientôt avec le luth. Vala prit l’instrument, le tenant d’une main et, de l’autre, elle se mit à accorder savamment les cordes. Après quelques préludes très lointains et très doux, elle pinça les cordes qui vibrèrent de toute leur âme, à rendre liquide le fer, à réveiller le mort et à toucher le cœur de la roche et de l’acier. Puis soudain s’accompagnant, elle chanta :
ڤُولْ الْفَالَه مَعْمُولْ اعْلِيهْ ☆لَخْبِيطْ إِلَ عَادَتْ تَبْغِيهْ
اخْبِيطْ الوَاڤِ مَخْبَرْ فِيهْ ☆أُمَخْبَرْ فَخْبِيطْ الرَّمْڤَانِ
أُنَعْرَفْ زَادْ الشُّورْ الِّ فِيهْ ☆اخْنِيڤْ الْمُهْرْ الفَوْڤَانِ
Ayant chanté, elle continua à faire vibrer seul l’harmonieux luth aux cordes vibrantes et je me dis : « Ô le ravissement de cette voix ! Par Allah ! De ma vie je n’ai jamais entendu une voix aussi merveilleuse et ravissante !» Vala chanta d’une voix si merveilleuse que je fus au comble de la jouissance, et ma passion m’emporta si fort que je ne pus plus retenir l’enthousiasme de mon âme et je me mis à crier des « Hah ! Hah ! Hah ! » gutturaux et des « Eski ! Eski ! Eski! »…
J’en perdis la notion du temps et la durée du visa s’écoula. Je ne m’en rendis compte que lorsque la clé de passage m’annonça l’ouverture imminente du vortex du retour. Le nuage enroulé en spirale apparut brusquement à côté de moi et m’entraîna dans sa sphère tourbillonnaire. Vala tendit les bras, cherchant à me retenir ; je m’efforçais de lui prendre la main pour l’entrainer avec moi, mais je ne parvins à saisir que l’air inconsistant.
FIN