Le destin tragique des civilisations
Cette civilisation connaîtra son apogée entre le 9ème et le 12ème siècle. Elle aura illuminé de sa splendeur Baghdad, Damas, le Caire, Samarkand, Cordoue, Grenade et Séville qui abritèrent d’éminents savants à l’origine d’avancées scientifiques sans précédent et qui, de ce fait, constituaient de grandes vitrines culturelles. Mais puisque toutes les civilisations sont mortelles, comme disait Paul Valéry, elle a décliné à son tour…
D’ailleurs vous en convenez justement dans Décadence, votre livre paru l’année dernière chez Flammarion, où vous soutenez que le déclin de la civilisation occidentale était déjà entamé. Vous y rappelez que « Chacun connaît les pyramides égyptiennes, les temples grecs, le forum romain et convient que ces traces de civilisations mortes prouvent que les civilisations meurent ! … Notre civilisation judéo-chrétienne vielle de deux mille ans n’échappe pas à cette loi ».
Mais bien avant Paul Valéry, le Coran nous a enseigné que tout ce qui fut grand est appelé à devenir poussière, qu’il s’agisse d’un être ou d’une civilisation…
On peut imaginer que Baudelaire s’en est inspiré lorsqu’il parlait de Saint Augustin (mort en 430 dans sa ville natale, Hippone, aujourd’hui Annaba en Algérie), grand théologien chrétien et éminent philosophe, en ces termes : …‘’Augustin d’Hippone fut un mourant, un mort, un cadavre, puis un squelette et des cendres, ensuite une poussière éparpillée dans la poussière’’.
Il est vrai que Saint Augustin ne pouvait jamais prendre connaissance de cette tirade, il mourut 14 siècles avant la naissance de Baudelaire en 1821, mais il est aussi vrai qu’il ne s’en offusquerait point le cas échéant, puisqu’il écrivit lui-même au sujet du déclin de la civilisation romaine, celle du grand César et de la puissance incarnée, celle des monuments majestueux et du génie des architectes : «… Vous vous étonnez que ce monde périsse, comme si vous vous scandalisiez que le monde vieillisse ! Le monde est comme l’homme ; il naît, il grandit et il meurt ».
En contemplant les ruines de Palmyre en Syrie et de Byblos au Liban ou de Carthage en Tunisie et d’Hippone (Annaba) en Algérie, devant ces hauts lieux de la civilisation romaine, avant qu’ils ne deviennent musulmans et le rester jusqu’à présent, on se persuade en effet que la ruine est vraiment le destin tragique des civilisations et qu’Il n’est pas question de s’en étonner ou de le déplorer mais de le comprendre, tout simplement.
C’est le même destin que celui de la civilisation industrielle et du concept matérialiste de l’individu, deux créations de l’Occident qui resteront à jamais sa marque distinctive. Surprenantes et sans précédent dans l’odyssée des civilisations, ces deux inventions suscitaient déjà chez Nietzsche et quelques autres penseurs, comme Mircea Eliade, les plus vives inquiétudes. Car quel destin pouvait-on imaginer pour une civilisation qui s’est superbement séparée à la fois du ciel et de la terre, s’est dévoyée au nom de l’intérêt individuel et de l’appétit général et s’est sacrifiée sous l’autel de la productivité intensive ?
Voici ce qu’en pensait déjà, il y a plus d’un siècle, le grand philosophe Nietzsche, dans son livre intitulé Considérations inactuelles, avec une clairvoyance aussi actuelle que lumineuse : « Les eaux de la religion sont en baisse et laissent derrière elles des marécages ou des étangs ; les nations s’opposent de nouveau dans de vives hostilités et cherchent à se déchirer. Les sciences, cultivées sans mesure et avec la plus aveugle des insouciances, émiettent et dissolvent tout ce qui était l’objet d’une ferme croyance ; les classes cultivées et les Etats civilisés sont balayés par un courant d’affaires magnifiquement dédaigneux. Jamais siècle ne fut plus séculier, plus pauvre d’amour et de bonté. Les milieux intellectuels ne sont plus que des phares ou des refuges au milieu de ce tourbions d’ambitions concrètes. De jour en jour ils deviennent eux-mêmes plus instables et plus vides de pensée. Tout est au service de la barbarie, tout, y compris l’art et la science ».
L’erreur mortelle de l’Occident aura été de se laisser guider, durant plus d’un demi siècle et encore aujourd’hui, par les Etats Unis qui n’ont jamais connu de civilisation. Georges Clémenceau disait que « l’Amérique est passée de la barbarie à l’industrie sans connaitre la civilisation ».
Mais à présent, pour l’Occident, la question lancinante est : comment vivre mieux ?
De toutes les questions qu’il se pose désormais, c’est la plus inquiétante et sans doute la plus urgente. Surtout quand on sait que la politique s’est progressivement éloignée de l’étique et des réalités quotidiennes de l’homme ; que l’économie est de plus en plus rongée par le capitalisme sauvage qu’elle a proprement engendré ; et qu’il n’appartient pas à la philosophie d’apporter une réponse urgente à une telle question pratique, son obsession du pourquoi l’en empêche, elle reste donc sans voix. Or l’unique question ici est celle du comment : vivre et agir ensemble pour la dignité de l’homme, de tous les hommes.
C’est un art de vivre en amitié que la civilisation industrielle de l’Occident n’a pas inscrit au programme de ses relations aux autres et qui pose, en son fond, la question globale de l’équilibre du monde et de l’épanouissement ‘’des habitants de la terre’’.
Mais cette civilisation s’essouffle à présent, elle a été fragilisée par la financiarisation de l’économie, si bien que la spéculation virtuelle sur les marchés financiers était devenue beaucoup plus rentable que l’investissement dans l’économie réelle, seule à même de créer des richesses et de les distribuer le plus largement à toute la société et non uniquement à une petite minorité d’oligarques ; s’y ajoute la conduite incohérente des élites politiques et économiques, de sorte que tout cela commence à se disloquer, à glisser, certes lentement mais sûrement, vers des incertitudes fortement perceptibles.
( à suivre)
Source: Le Calame