Résumé
La population de la Mauritanie est largement hétérogène ; les questions de caste et d’ethnicité sont à l’origine de nombreux problèmes de droits humains parmi les plus délicats et les plus profondément enracinés dans ce pays.
Le présent rapport examine comment les autorités mauritaniennes traitent les organisations qui mènent des campagnes relatives aux questions de la discrimination ethnique et de caste, de l’esclavage et de son héritage ainsi que des abus du passé ayant ciblé des groupes ethniques spécifiques.
Ce rapport évalue l’ampleur de leur liberté de s’exprimer, de s’assembler et de s’associer l’une à l’autre, ainsi que les mesures répressives et restrictives auxquelles elles font face. Ces dernières comprennent les lois et les politiques employées pour priver ses associations de leur statut juridique, restreindre leurs activités et, dans certains cas, emprisonner leurs membres.
Ce rapport décrit également deux procès importants de Mauritaniens poursuivis en justice pour avoir dénoncé la discrimination et les atrocités du passé, des procès qui montrent le degré de sévérité que pourrait atteindre le châtiment frappant les personnes qui soulèvent ces questions délicates.
Les hauts responsables du gouvernement qui ont rencontré une délégation de Human Rights Watch ayant visité le pays en mars 2017, ont affirmé que l’existence de milliers d’organisations non gouvernementales (ONG) enregistrées dans le pays est une preuve du dynamisme de la société civile mauritanienne ainsi que du respect des droits humains par les autorités.
« Il n’y a pas de restrictions imposées à la société civile ou sur ses activités, ceci tant que leurs conduites et leurs discours se conforment au cadre légal et procédural objectif », a ultérieurement écrit à Human Rights Watch le ministre de la Justice Brahim Ould Daddah (voir Annexe II).
Les cas regroupés dans ce rapport contredisent ces allégations de tolérance et révèlent qu’il y a des limites à la dissidence. L’un des instruments de la répression est la Loi relative aux associations promulguée en 1964, loi qui exige que les groupes obtiennent l’autorisation du ministère de l’Intérieur pour exister légalement et qui fournit au ministère des motifs généraux pour refuser une telle autorisation ou la retirer aux groupes tombés en défaveur. Selon cette loi, les motifs d’un refus comprennent la « propagande antinationale » ou l’exercice d’une « influence fâcheuse sur l’esprit des populations ».
Les associations non reconnues légalement peuvent opérer à l’intérieur de certaines limites mais se heurtent toutefois à des risques et obstacles majeurs. Par exemple, les hôtels et les lieux publics refusent généralement de leur louer des salles pour organiser des réunions, des bailleurs de fonds gouvernementaux comme l’Union européenne s’abstiennent de les financer et des militants ont parfois été condamnés à des peines d’emprisonnement pour la simple raison de leur appartenance à ces associations.
En 2016, le Conseil des ministres a approuvé un projet de loi qui remplacerait la Loi de 1964. En cas d’adoption, le projet interdirait la création de toute association dont les activités « portent atteinte à l’unité nationale ».
Les autorités mauritaniennes ont déjà eu recours à ce motif pour justifier leur obstruction des activités d’individus et d’associations, invoquant l’article 1 de la Constitution qui entérine le principe de non-discrimination en matière d’origine et de race et interdit « toute propagande particulariste de caractère racial ou ethnique.».
La diversité ethnique de la Mauritanie reflète sa localisation géographique qui en fait un pont entre le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest subsaharienne. La population se compose de trois groupes ethniques principaux, bien que des sous-groupes et des distinctions importantes nuancent chacun. Les deux premiers de ces groupes, qui représentent ensemble environ 70 % de la population, parlent le dialecte arabe local connu sous le nom de hassanya.
Les Beydanes, qui constituent le premier des deux groupes parlant le hassanya, sont les descendants des conquérants arabes et berbères. Les Haratines sont le second et le plus grand groupe de ceux qui parlent le hassanya. Ce groupe se compose principalement d’anciens esclaves à la peau plus foncée et de leurs descendants.
Le troisième groupe, dont les membres sont souvent désignés comme Afro-mauritaniens ou Négro-mauritaniens, est composé de plusieurs groupes ethniques dont les langues maternelles sont des langues africaines plutôt que l’arabe.
D’une manière générale, les activistes haratines ont tendance à se focaliser sur la question de l’esclavage et de ses séquelles, ce qui comprend les formes d’asservissement extrêmes, la pauvreté, l’exclusion et les efforts inadéquats de l’État pour résoudre ces problèmes.
Quant aux Négro-mauritaniens, l’une de leurs préoccupations majeures est ce qui est désormais connu sous le nom de Passif humanitaire, terme euphémique désignant les agressions sponsorisées par l’État contre des membres de sa population entre les années 1989 et 1991 ; ces agressions comprennent des exécutions sommaires, des expulsions vers le Sénégal, des expropriations de terres ainsi que des discriminations et des exclusions qui persistent depuis cette période.
De nombreux Haratines et Négro-mauritaniens ont des raisons communes de se plaindre d’un processus national en cours, lancé en 2011, qui vise à enregistrer officiellement les citoyens mauritaniens, un processus que certains accusent de favoriser les Beydanes qui dominent la vie politique et économique du pays. Le gouvernement nie que le processus d’enregistrement soit discriminatoire.
Les traités internationaux relatifs aux droits humains ratifiés par la Mauritanie, les lois nationales qu’elle a adoptées pour protéger les droits humains, son engagement avec les mécanismes et les procédures spéciales des Nations Unies et du Système africain des droits humains ainsi que l’accès fréquent, mais non sans entrave, qu’elle a accordé aux organisations internationales de défense des droits humains suggèrent un engagement de la part des autorités mauritaniennes à respecter leurs obligations en matière de droits humains et qu’un examen approfondi de ces questions serait favorablement accueilli.
Human Rights Watch n’a rencontré aucun obstacle lors de ses deux visites de recherche en Mauritanie en 2017 et s’est vu accorder les réunions gouvernementales sollicitées.
Le Passif humanitaire et les associations de défense de victimes
Les autorités mauritaniennes reconnaissent d’une manière vague et générale que des agents de l’État ont commis de graves abus pendant le Passif humanitaire. Toutefois, elles soutiennent avoir rendu la justice et octroyé des réparations aux victimes d’une façon adéquate en se conformant à la Loi d’amnistie de 1993 et en prenant depuis lors des mesures pour indemniser les victimes et les survivants, mesures entérinées par un geste visant à la guérison de la nation accompli par le président mauritanien.
Les associations de défense des victimes qui continuent de dénoncer la Loi d’amnistie, loi qui accorde l’immunité aux auteurs de n’importe quelle grave violation des droits humains commise pendant le Passif humanitaire, et qui exigent davantage en matière de responsabilisation, d’indemnisation et de réhabilitation, risquent de se voir imposer des mesures restrictives.
Les dirigeants du Collectif des victimes de la répression (COVIRE) et du Collectif des veuves des victimes militaires et civiles des événements de 1989 – 1991 ont déclaré à Human Rights Watch que les autorités ont entravé à plusieurs reprises leurs efforts pour commémorer les massacres, les exécutions et les disparitions forcées perpétrées pendant cette période en leur refusant les permissions requises pour organiser des réunions ou en interrompant leurs manifestations.
Affaires judiciaires relatives à la liberté d’expression
Deux poursuites judiciaires récentes pour délits d’expression illustrent la lourde répression à laquelle les autorités sont prêtes à recourir pour punir ceux qui critiquent la discrimination au sein de la société mauritanienne.
Un blogueur mauritanien, Mohamed Cheikh Ould Mkhaitir, est en prison depuis janvier 2014. En décembre de la même année, un tribunal inférieur l’a reconnu coupable d’apostasie et l’a condamné à mort, une peine confirmée par la Cour d’appel.
Après que la Cour suprême a ordonné un nouveau procès, une cour d’appel, le 9 novembre 2017, a réduit sa peine à deux ans de prison, une période qu’il a déjà purgée, et à une amende.
Le procureur a fait appel de cette décision, et depuis le 25 novembre 2017, Mkhaitir est encore apparemment détenu, mais en un lieu inconnu. Le délit de Mkhaitir, qui appartient à une caste inférieure connue sous le nom de lem’almin لمعلمين (les forgerons), fut d’avoir écrit un article critiquant les mauritaniens qui, a-t- il affirmé, citent des exemples de la vie du prophète Mahomet pour justifier des discriminations raciales et de caste ayant cours actuellement.
Oumar Ould Beibacar, qui a pris sa retraite en tant que colonel de la Garde nationale en juillet 2015, est depuis deux années sous contrôle judiciaire et fait face à des accusations en vertu de la Loi relative à la lutte contre le terrorisme uniquement pour avoir prononcé en novembre 2015 un discours dénonçant la réponse des autorités face aux atrocités commises pendant le Passif humanitaire.
Beibacar a déclaré que les graves répercussions qu’il a subies sont dues au messager qu’il est autant qu’à la nature de son message : il est l’un des rares Beydanes et – plus rare encore – officiers de l’armée à demander aux autorités de fournir plus d’efforts pour reconnaître les exécutions sommaires, il y a un quart de siècle, d’officiers négro-mauritaniens et pour faire amende honorable.
Le 9 juin 2017, l’Assemblée nationale a adopté une nouvelle loi visant à lutter contre la discrimination qui contient des dispositions pouvant servir à emprisonner des personnes pour des discours de nature non violente.
L’article 10 dispose : « Quiconque encourage un discours incendiaire contre le rite officiel de la République Islamique de Mauritanie est puni d’un an à cinq ans d’emprisonnement. » Un critère aussi vague pourrait s’appliquer à des individus qui critiqueraient pacifiquement l’islam tel qu’il est pratiqué en Mauritanie, ce que certains militants contre l’esclavage et la discrimination ont déjà fait.
Associations luttant contre l’esclavage
La Mauritanie n’a aboli l’esclavage qu’en 1981 et elle a criminalisé cette pratique en 2007 puis créé en 2015 des tribunaux spécialisés pour les crimes d’esclavage. Les autorités affirment que l’éradication de l’esclavage a été couronnée de succès et que le défi actuel consiste à s’attaquer aux séquelles socio-économiques durables ou « héritage » de l’esclavage.
Les deux principales associations non gouvernementales mauritaniennes qui luttent contre l’esclavage, SOS-Esclaves et l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), contestent ce discours officiel en affirmant que l’esclavage est encore pratiqué, ceci bien que ces deux associations diffèrent dans leurs approches du problème. SOS-Esclaves, l’association la plus ancienne, possède un statut légal et son discours est plus modéré.
L’IRA, fondée en 2008, est plus agressive ; la reconnaissance légale lui a été refusée. Son président Biram Dah Abeid maintient que l’esclavage, loin d’être éradiqué, touche 20% de la population mauritanienne ; il dénonce également la sous-représentation des Haratines et autres communautés Noirs du pays aux postes gouvernementaux de haut niveau.
Tout en affirmant qu’elle adhère à une politique de non-violence, l’IRA emploie souvent un langage et des tactiques provocateurs. Par exemple, ses communiqués qualifient le gouvernement actuel de « raciste et esclavagiste ». En 2012, Biram Dah Abeid a publiquement brûlé des livres de jurisprudence islamique qui, a-t-il affirmé, étaient interprétés en Mauritanie d’une manière qui sert à justifier l’esclavage.
Alors que les autorités réagissent rarement d’une manière directe aux déclarations enflammées faites par l’IRA à la fois en Mauritanie et durant les fréquentes visites de Biram Dah Abeid à l’étranger, elles ont cependant exercé une politique répressive à l’égard de Biram et de l’IRA qui a sérieusement entravé l’activité de l’association tout en lui permettant de fonctionner à un certain degré.
Les autorités ont refusé de traiter la demande d’inscription officielle de l’IRA, paralysé ses efforts pour parrainer des conférences et des ateliers et dissous, en 2016, une ONG de développement qui permettait aux membres de l’IRA d’utiliser ses bureaux. Depuis 2015, les tribunaux ont à deux reprises emprisonnés des dirigeants de l’IRA à l’issue de procès non équitables ; deux de ses membres purgent des peines de prison au moment de la rédaction du présent rapport.
Expliquant leur refus d’accorder un statut légal à l’IRA, les ministres mauritaniens de l’Intérieur et de la Justice ont tous les deux déclaré à Human Rights Watch que l’IRA « divise l’unité nationale ». Le premier a ajouté que l’IRA aurait dû choisir entre être une organisation de la société civile ou un parti politique et qu’elle ne pouvait pas être les deux à la fois : en 2014, Biram Dah Abeid s’est présenté comme candidat à la présidentielle et est arrivé en deuxième position derrière le président en exercice Mohamed Ould Abdel Aziz.
Obstacles à l’obtention de la pleine citoyenneté
En janvier 2008, les gouvernements de la Mauritanie et du Sénégal ont lancé le processus officiel de rapatriement de certains des Mauritaniens expulsés par les autorités ou ayant fui au Sénégal entre les années 1989 et 1990 durant le Passif humanitaire et dont le nombre est estimé à 60 000.
En mai 2011, les autorités mauritaniennes ont lancé un recensement à l’échelle nationale visant à inscrire tous les membres de la population du pays dans une base de données biométriques, standardiser les cartes d’identité et finaliser les listes électorales.
L’association Touche Pas à Ma Nationalité (TPMN) a été fondée en réponse au recensement de 2011 et au processus d’enregistrement national ultérieur, qui, selon TPMN, vise à saper les droits de citoyenneté des Mauritaniens noirs. Des ministres du gouvernement ont déclaré à Human Rights Watch que les autorités ont refusé d’accorder un statut légal à TPMN parce que, à l’instar de l’IRA, elle « divise l’unité nationale ».
Ils ont qualifié de « sans fondement » l’allégation de TPMN selon laquelle le processus d’enregistrement est ethniquement discriminatoire. Human Rights Watch n’a pas vérifié le bien-fondé de cette allégation. Cependant, les rapporteurs spéciaux des Nations Unies sur le racisme et l’extrême pauvreté ont décrit le processus d’enregistrement en cours comme étant discriminatoire à l’égard des Haratines et des Négro-mauritaniens.
Au début, lorsque TPMN a organisé des rassemblements en 2011 pour protester contre le nouveau processus d’enregistrement, les autorités ont parfois dispersé ses membres par la force, blessant certains et tuant un jeune manifestant par des coups de feu dans la ville de Maghama le 27 septembre 2011. Les dirigeants de TPMN ont déclaré qu’ils n’ont pas tenté d’organiser des rassemblements de masse depuis lors, mais qu’ils ont néanmoins pu organiser des manifestations à plus petite échelle comme des sit-in.
Recommandations
Au gouvernement mauritanien
Annuler la condamnation de Mohamed Cheikh Ould Mkhaitir et le libérer immédiatement et inconditionnellement.
Remettre en liberté les militants de l’IRA Abdallahi Saleck et Moussa Bilal Biram qui purgent des peines de prison de deux ans à l’issue d’un procès durant lequel le tribunal n’a pas enquêté sur leurs allégations de torture ; et leur accorder un nouveau procès équitable si nécessaire.
Clore l’enquête sur toutes les accusations portées contre Oumar Ould Beibacar qui ne sont fondées que sur ses critiques pacifiques des autorités, annuler l’ordonnance judiciaire émise contre lui, lui rendre son passeport, son téléphone portable et son ordinateur et lui permettre de voyager librement.
Abroger toutes les dispositions du code pénal qui prévoient la peine de mort, y compris l’article 306 qui criminalise l’apostasie, une infraction qui devrait être décriminalisée ; c’est en vertu de cet article que Mohamed Cheikh Ould Mkhaitir a initialement été condamné à la peine de mort.
Abroger toutes les dispositions de la Loi relative à la lutte contre le terrorisme qui, en définissant le « terrorisme » de manière large et vague – tel que « inciter au fanatisme ethnique, racial ou religieux » –, peuvent être utilisées afin de poursuivre en justice des personnes pour leurs discours pacifiques; c’est en se fondant sur de telles définitions qu’Oumar Ould Beibacar fait actuellement l’objet d’une enquête criminelle pour avoir publiquement condamné les atrocités commises contre les officiers négro-mauritaniens de l’armée et exigé que les auteurs de ces actes soient tenus pénalement responsables.
Abroger toutes les dispositions de la Loi d’amnistie de 1993 qui empêchent d’ouvrir des enquêtes sur et de poursuivre les personnes responsables de graves violations des droits humains commises pendant la période connue sous le nom de Passif humanitaire.
Respecter le droit de réunion pacifique en permettant la tenue des rassemblements publics, sauf lorsqu’il existe un risque démontrable pour la sécurité nationale ou l’ordre public, et que les restrictions sont strictement requises par les exigences de la situation.
Veiller à ce que les organisateurs n’aient pas à demander l’autorisation d’organiser des manifestations mais soient simplement soumis à des exigences raisonnables d’informer les autorités des manifestations prévues.
Harmoniser toute la législation mauritanienne, y compris les articles 57 et 58 du Code de procédure pénale, avec les dispositions de la Loi contre la torture de 2015 qui prévoit le droit des détenus à un avocat dès le début de toute période de détention.
Modifier les articles 5, 6 et 9 du projet de loi sur les associations soit en éliminant l’obligation pour les organisations de la société civile de s’enregistrer, soit en rendant le processus d’enregistrement rapide, facile et peu coûteux.
Limiter le pouvoir qu’ont les autorités de refuser d’enregistrer ou de dissoudre une association existante. Éliminer comme motifs de dissolution les activités qualifiées de « politiques » ou considérés comme source « de division de l’unité nationale » et limiter le pouvoir de refuser d’accorder la reconnaissance légale ou celui de la retirer aux motifs nécessaires à une société démocratique pour veiller aux intérêts de la sécurité nationale, de la sécurité publique et de l’ordre public. Veiller à ce que la dissolution ne soit qu’une mesure de dernier recours et qu’elle fasse l’objet d’un contrôle juridictionnel.
Enregistrer officiellement toute organisation pacifique de la société civile ayant fait une telle demande, y compris le Collectif des veuves des victimes militaires et civiles des événements de 1989 – 1991, l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA) et Touche Pas à Ma Nationalité (TPMN).
Méthodologie
Les entretiens qui ont servi de base à ce rapport ont été menés par des chercheurs de Human Rights Watch lors de visites à Nouakchott du 23 au 29 mars et du 17 au 23 octobre 2017. Aucun obstacle n’a entravé nos déplacements ni nos réunions.
Nous avons mené des entretiens avec des membres de haut rang de plusieurs ONG, certaines possédant un statut légal et d’autre non, de même que des membres du Mouvement du 25 février. Nous avons rencontré des avocats de la défense et analysé des documents judiciaires relatifs à des procès intentés contre des militants de la société civile.
Lors de nos deux visites, nous avons interviewé le ministre de l’Intérieur Ahmedou Ould Abdallah et le ministre de la Justice Brahim Ould Daddah de même que la présidente de la Commission nationale des droits de l’homme de Mauritanie Rabiha Abdelwoudoud.
Human Rights Watch n’a offert aucune rémunération ou encouragement aux personnes interviewées. Presque tous les entretiens ont été menés en arabe ou en français ; quelques-uns l’ont été en anglais.
Dans chaque cas, nous avons expliqué à la personne interviewée l’usage qui pourrait être fait de l’entretien et nous avons obtenu son consentement. Human Rights Watch remercie tous ceux qui ont rencontré notre délégation ou qui ont voulu nous faire bénéficier de leurs compétences par téléphone ou par email.
Le 11 août 2017, nous avons soumis une lettre aux autorités incluant des questions fondées sur nos conclusions préliminaires et nous avons reçu une réponse du ministre de la Justice Brahim Ould Daddah le 27 octobre 2017. Les deux sont réimprimées en annexe du présent rapport.
I. Contexte
La République islamique de Mauritanie, un pays de la taille de l’Allemagne et de la France réunies, ne comptait que 3,81 millions d’habitants en 2016 selon l’Office national de la statistique.[1] Bien que principalement désertique, la Mauritanie possède des ressources minérales considérables, des stocks de poissons abondants au large de sa côte atlantique et des terres agricoles fertiles dans la vallée du fleuve Sénégal le long de sa frontière sud.
Le revenu national brut par habitant de la Mauritanie, estimé à 4 400 dollars US, est supérieur à ceux du Sénégal (2 600 dollars US) et du Mali (2 300 dollars US) – situés respectivement au sud et à l’est du pays – mais inférieur à celui du Maroc (8 300 dollars US) – au nord de la Mauritanie – selon des estimations pour l’année 2016.[2]
La Mauritanie a obtenu son indépendance de la France, dont elle fut une colonie, le 28 novembre 1960. Ceux qui alors ont gouverné la nouvelle nation ont cherché à forger une identité fondée sur l’Islam et la langue et la culture arabes, et à la faire adopter par une population ethniquement et linguistiquement hétérogène.
Au moment de l’indépendance, Nouakchott, la capitale de la Mauritanie, était encore presque un simple village de pêcheurs. Aujourd’hui, plus d’un quart de la population y vit. Un récent rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme a décrit comment « un exode rural accentué par les sécheresses successives, le manque d’accès à l’eau, à la nourriture et à des emplois décents, et par l’insuffisance des services d’éducation et de santé » a transformé Nouakchott en une des villes qui connaissent la croissance la plus rapide en Afrique.[3]
La diversité ethnique de la Mauritanie reflète sa localisation géographique qui en fait un pont entre le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest subsaharienne. La population se compose de trois groupes ethniques principaux, bien que des sous-groupes et des distinctions importantes nuancent chacun.
Les deux premiers de ces groupes, qui représentent ensemble environ 70% de la population, parlent le dialecte arabe local connu sous le nom de hassanya. Les membres du premier des deux groupes parlant le hassanya sont appelés les Beydanes ; ils sont des descendants des Arabes et des Berbères qui ont émigré du nord et de l’est.
Les Beydanes dominent la vie politique et économique du pays.[4] Les Haratines sont le second et le plus grand groupe de ceux qui parlent le hassanya. Ce groupe se compose principalement d’anciens esclaves à la peau plus foncée et de leurs descendants.
Le troisième groupe, dont les membres sont souvent désignés comme Afro-mauritaniens ou Négro-mauritaniens, est composé de plusieurs groupes ethniques dont les langues maternelles sont des langues africaines plutôt que l’arabe.[5] Parmi ces derniers, les Halpulaars sont de loin les plus nombreux, suivis par les Soninkés et par des groupes plus réduits de locuteurs de bambara et de wolof.
Selon un observateur : « Les Noirs, francophones, formés à l’école coloniale constituèrent les premiers cadres intermédiaires de la nouvelle administration mauritanienne, alors que les étroites élites arabo-berbères beïdanes formées en France, après un moment de flottement, détinrent très tôt les leviers politiques et que leurs clientèles Harratines restaient dans une situation de domination. »[6]
La grande majorité des membres de chacun de ces groupes se considèrent comme des musulmans sunnites, ce qui représente un facteur d’unification de la population selon les autorités. Depuis l’indépendance, le nom officiel du pays est la République islamique de Mauritanie, ce qui en fait l’un des premiers pays au monde à se désigner comme une république islamique.
Bien que les Négro-mauritaniens ont souffert de discrimination durant le premier quart de siècle après l’indépendance, ils ne sont devenus l’objet de persécutions systématiques et violentes que vers la fin des années 1980 sous la présidence de Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya, un officier de l’armée qui a pris le pouvoir par un coup d’État militaire sans effusion de sang.[7]
Un certain nombre de facteurs ont préparé le terrain pour la violence de l’État qui a abouti à un nettoyage ethnique et à des crimes contre l’humanité : une tentative de coup d’État menée par des officiers négro-mauritaniens de l’armée en octobre 1987 ; des tensions entre la Mauritanie et le Sénégal qui ont abouti à des violences collectives et communautaires de part et d’autre des frontières ; des litiges fonciers de plus en plus âpres dans la vallée fertile du fleuve Sénégal, également avec des connotations ethniques.[8]
Les comploteurs accusés de la tentative de coup d’État de 1987 n’ont pas eu accès à des avocats pendant leur détention provisoire d’un mois. À l’issue d’un procès de deux semaines, un tribunal militaire a condamné 44 officiers, dont trois qui ont reçu la peine de mort et ont été exécuté. Il n’y a pas eu de processus d’appel.[9]
En 1989, les tensions ethniques et les conflits portant sur les terres agricoles et les droits de pâturage sur les côtés mauritanien et sénégalais du fleuve Sénégal ont abouti à des affrontements armés. Le gouvernement mauritanien a pris prétexte de cette situation pour commencer à expulser des milliers de Halpulaars, de Soninkés et de Wolofs, les accusant d’être des Sénégalais.
Les expulsions ont été accompagnées d’exécutions extrajudiciaires, de tortures, de violences sexuelles, et de la confiscation de terres, de bétail et de biens. À la fin de 1993, l’ONU a estimé le nombre des réfugiés mauritaniens au Sénégal à environ 52 500, et au Mali à environ 13 000.[10]
Une purge systématique et violente des Noirs dans l’armée a aggravé davantage la situation. Entre octobre 1990 et mi-janvier 1991, les autorités ont arrêté environ 3 000 Négro-mauritaniens et les ont accusés de complot pour renverser le gouvernement.[11] Les arrestations se sont concentrées dans les villes de Nouakchott, Nouadhibou et Aleg.
Alors que les Négro-mauritaniens dans l’armée étaient la cible privilégiée, des officiers des douanes, des membres de la police, des fonctionnaires publics et de simples civils ont également été arrêtés. Entre 500 et 600 de ces personnes arrêtées ont été tuées : certaines sont mortes à la suite de tortures alors qu’elles étaient détenues incommunicado ; d’autres ont été exécutées, beaucoup d’entre elles extrajudiciairement.[12]
En septembre 1991, Human Rights Watch a interviewé un adjudant-chef de l’armée qui a décrit les atrocités commises dans le village d’Inal en novembre 1990 :
À 9 heures du matin, le capitaine de la base d’Inal est arrivé accompagné par deux groupes de six personnes, chacune tenant un fouet. Ils ont commencé à nous battre, ils l’ont fait de 9 heures jusqu’à 11h30. Ils nous ont ensuite emmenés dans un entrepôt où nous avons trouvé des amis qui étaient presque morts, ils ne pouvaient même plus parler.
L’endroit puait, comme s’il n’y avait que des cadavres. Ils nous ont ensuite attachés avec des chaînes qui se trouvaient là-bas et nous ont battus à chaque heure et nous ont insultés, des gros mots.
Ils ont dit que nous sommes des sauvages qui n’auraient pas dû exister, que nous sommes des personnes qui ne doivent pas se trouver en Mauritanie. Ils ont dit que tous les Noirs ne devraient plus exister en Mauritanie ; que nous étions entre leurs mains et qu’ils allaient nous tuer un par un et ensuite tuer toute la population restante, qu’ils allaient tuer tous les adultes et que seuls les enfants seraient épargnés, et qu’on apprendrait à ces enfants le hassanya ou l’arabe.
Le français, le pulaar, le soniké et le wolof n’existeraient plus en Mauritanie. Ils ont continué à nous torturer jusqu’à 19h00. La première personne que j’ai vue pendue devant mes yeux était un soldat nommé Idi Seck. Ils ont pris la corde, l’on mise autour de son cou et l’ont attaché. Ils l’ont laissé jusqu’à ce qu’il meure.
C’était la première personne que j’ai vue être pendue. Ensuite, vers minuit, ils ont apporté des cordes, ont fait trois rangées de dix personnes chacune et ont pendu trente personnes. C’était à l’occasion de la fête du 28 novembre [le jour de l’indépendance].[13]
En 1993, L’Assemblée nationale mauritanienne a adopté la Loi n° 92-93 du 14 juin 1993 qui a accordé l’amnistie aux membres des forces de sécurité pour toutes les infractions qu’ils auraient pu commettre pendant le Passif humanitaire et a annulé tous les dossiers judiciaires et les enquêtes concernant toute partie qui remplit les conditions pour bénéficier de l’amnistie prévue par la loi.[14]
La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a critiqué l’amnistie dans une décision prononcée en 2000 portant sur un certain nombre de plaintes en rapport avec les droits humains en Mauritanie, affirmant « qu’une loi d’amnistie adoptée dans le but d’annuler des poursuites ou d’autres actions visant à chercher des réparations qui seraient initiées par les victimes ou leurs ayants droit, tout en étant exécutoire sur le territoire national de la Mauritanie, ne peut dispenser ce pays de remplir ses obligations internationales en vertu de la Charte [africaine] ».[15]
En 2013, la Comité des Nations Unies contre la torture a critiqué la Loi de 1993 parce qu’elle « accorde une amnistie totale aux membres des forces armées et de sécurité. » La Comité contre la torture a recommandé que la loi soit amendée pour « lutter contre l’impunité des auteurs d’actes de torture, y compris en permettant l’accès à des recours effectifs aux victimes et leurs ayants droits ».[16] En 2015, l’Argentine a réitéré cette recommandation durant la session de l’Examen périodique universel (EPU) consacré à la Mauritanie au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, citant les critiques que la Comité contre la torture a émises en 2013.[17] La Mauritanie a rejeté la recommandation argentine.[18]
Le 25 mars 2009, le président Abdel Aziz, qui a accédé au pouvoir par un coup d’État militaire en août 2008, a signé un accord-cadre prévoyant l’indemnisation d’environ 250 veuves de militaires tués.[19] Le jour même, il a organisé dans la ville de Kaédi une prière collective, dite la « prière des absents », et l’a dédiée à la mémoire des victimes et à leurs familles : « Aujourd’hui, je suis à la fois triste et comblé. Triste parce que nous avons perdu des vies humaines sans raison, mais comblé parce que Allah a donné aux victimes le courage de surmonter leurs douleurs… sans nul ressentiment. »[20]
Comme l’a noté Mutuma Ruteere, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée : « Malgré les appels à la réconciliation nationale lancés par le Président, la vérité sur ce qui s’est passé au cours de cette période est encore considérée comme un tabou national et aucun rapport officiel à propos de ces événements n’a encore été publié. »[21]
L’esclavage
Les Haratines sont des Mauritaniens noirs qui descendent principalement de personnes asservies par les Beydanes dont la couleur de la peau est plus claire.[22] Il convient de noter que les Beydanes n’étaient pas tous propriétaires d’esclaves et qu’ils n’étaient pas non plus le seul groupe ethnique en Mauritanie à pratiquer l’esclavage.
Les spécialistes qui ont pu mener des recherches sur la question décrivent un modèle enraciné d’esclavage domestique par ascendance qui ressemble plus aux modèles historiques d’esclavage qu’aux formes dites nouvelles ou modernes d’esclavage. L’un de ces spécialistes a écrit :
De nos jours, on considère l’esclavage du XIXe siècle comme un exemple d’esclavage « ancien ». Mais pour bien comprendre l’esclavage en Mauritanie, il faudrait remonter encore plus loin. […] [C’est un modèle d’esclavage qui] traite les esclaves plus humainement tout en les laissant plus démunis, un esclavage qui est moins une réalité politique qu’une partie permanente de la culture. […] Il est si profondément enraciné à la fois dans l’esprit de l’esclave et dans celui du maître que son maintien nécessite peu de violence.[23]
De nos jours, la mesure dans laquelle les Haratines entretiennent des relations de servilité et de dépendance à l’égard de leurs « maîtres » historiques est sujette à une grande variation.
Il n’existe pas de chiffres fiables quant au nombre de Mauritaniens qui vivent actuellement dans des conditions qui ressemblent à l’esclavage classique et ceux qui en subissent les formes modernes telles que les situations d’exploitation sous forme de travail domestique ou d’élevage de troupeaux. Certains chercheurs ont soutenu qu’il n’existerait que « des zones très restreintes d’esclavage dans le pays », mais il y a un consensus sur le fait que beaucoup de ceux qui ont échappé à l’esclavage proprement dit vivent encore dans des conditions d’asservissement et de pauvreté extrêmes.[24]
En juin 2016, en réponse aux recommandations émises durant la session de l’EPU qui leur a été consacré en novembre 2015, les autorités mauritaniennes ont refusé d’accepter une recommandation du Canada selon laquelle elles devraient : « Coopérer avec le bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés en Mauritanie et avec la société civile afin de mener une étude sur la nature, l’incidence et les conséquences de l’esclavage, et organiser la collecte systématique de données ventilées afin de mesurer les progrès accomplis dans l’application des lois et des politiques visant à éliminer les pratiques assimilables à l’esclavage et discriminatoires. »[25]
Les autorités demeurent sensibles quant à un examen approfondi de la question de l’esclavage en Mauritanie. Comme le montre ce rapport, l’organisation mauritanienne de défense des droits humains qui a le plus souffert de la répression est celle qui dénonce l’esclavage avec le plus de véhémence : l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste ou IRA.
Les autorités ont également entravé le travail de certains défenseurs des droits humains étrangers qui se penchaient sur la question de l’esclavage.
Le 2 mai 2017, deux citoyennes françaises, l’avocate Marie Foray et la journaliste Tiphaine Gosse, qui se trouvaient en Mauritanie depuis plus d’un mois pour enquêter sur les questions du racisme et de l’esclavage, ont été contraintes de quitter le pays après que la police les a accusées de travailler pour des associations non reconnues légalement, à savoir l’IRA et Touche pas à Ma Nationalité.[26]
Le 8 septembre 2017, à l’aéroport de Nouakchott, les autorités ont refusé de délivrer des visas d’entrée à une délégation de 12 militants américains anti-esclavagistes et les ont renvoyés chez eux. Ils faisaient partie de l’Abolition Institue et de la Coalition Rainbow/PUSH, tous deux basés à Chicago.
Selon les médias, le porte-parole du gouvernement Mohamed Lemine Ould Cheikh a affirmé que ces militants se sont vu refuser l’entrée parce que « leur programme constitue une violation de la loi mauritanienne » et que « les autorités [mauritaniennes] n’ont pas été consultées sur le programme comme il est d’usage, ce programme consistant uniquement en des réunions avec des parties ciblées travaillant sur un agenda spécifique. »[27] Bakary Tendia, un membre de la délégation, a démenti cette affirmation, déclarant qu’ils avaient pris contact avec les autorités mauritaniennes avant leur arrivée et avaient cherché à les rencontrer.[28]
L’expropriation des terres et les droits de citoyenneté
La vallée du fleuve Sénégal abrite le plus important système de production agricole de la Mauritanie. Selon une étude sur le régime foncier, le contrôle sur les champs d’inondation autour du fleuve a été le facteur « le plus déterminant quant à la distribution du pouvoir dans la société traditionnelle, facteur autour duquel le système foncier traditionnel a été construit. »[29]
En 1983, la Mauritanie a adopté une loi de réforme agraire qui a radicalement modifié les droits fonciers traditionnels et a fourni une assise légale à l’expropriation de certaines des terres les plus valorisées, terres que les Négro-mauritaniens possédaient et cultivaient depuis des siècles. La plupart des bénéficiaires de ces expropriations étaient Beydanes.[30]
En 1990, un paysan a expliqué le mécanisme rudimentaire de l’expropriation des terres qui, dans certains cas, a abouti à ce que les Mauritaniens appellent « l’esclavage foncier » :
C’est toujours le même scénario. Le gouvernement s’empare des terres des Noirs pour les donner aux Maures blancs, qui les font ensuite cultiver par les Maures noirs [les Haratines]. Tous les bénéfices reviennent aux Maures blancs. Si, comme ancien propriétaire, vous voulez travailler la terre, les meilleurs d’entre eux [des propriétaires Maures blancs] acceptent, après de longues négociations, que vous cultiviez une partie des terres profitant ainsi de votre connaissance technique. Telles sont les données de l’échange.
Mais la plupart d’entre eux n’acceptent pas. Beaucoup d’arrangements sont possibles entre l’ancien et le nouveau propriétaire, mais une chose demeure invariable : l’ancien propriétaire perd sa terre et rien ne peut l’en dédommager.[31]
L’expropriation des terres a atteint son apogée en 1989-1990 quand les expulsions de Négro-mauritaniens vers le Sénégal ont accéléré la confiscation des terres des membres de cette communauté.[32]
En janvier 2008, les gouvernements de la Mauritanie et du Sénégal, assistés par le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), ont lancé le processus officiel de rapatriement de certains des Mauritaniens expulsés par les autorités ou ayant fui au Sénégal entre les années 1989 et 1990 durant le Passif humanitaire et dont le nombre est estimé à 60 000.[33]
Dans le cadre de l’accord tripartite qui prévoyait les rapatriements, le HCR a été chargé de fournir aux rapatriés un document les autorisant à obtenir une carte nationale d’identité en Mauritanie. Une personne ne possédant pas cette carte est en effet apatride ; elle ne peut pas voter, se heurte à des obstacles pour fréquenter l’école et passer des examens nationaux, ne peut prétendre à des prestations gouvernementales et ne peut posséder des terres.[34]
En mai 2011, les autorités mauritaniennes ont lancé un recensement à l’échelle nationale visant à inscrire tous les membres de la population du pays dans une base de données biométriques, standardiser les cartes d’identité et finaliser les listes électorales.
L’inscription se fait en deux étapes. Tous d’abord, les personnes doivent soumettre un ensemble de documents et d’informations, y compris une carte nationale d’identité, les numéros d’identification nationaux de leurs parents et soit un passeport, soit un ancien certificat de naissance.[35] Deux ans après le début du processus d’enregistrement, les autorités ont annoncé que pour enregistrer leurs enfants, les parents doivent soumettre une copie de leur certificat de mariage.[36] Les demandeurs ne peuvent enregistrer leurs données biographiques et biométriques qu’après que les fonctionnaires des centres d’inscription auront examiné et approuvé les documents soumis.
Human Rights Watch n’a pas mené de recherches dans le cadre du présent rapport pour évaluer les déclarations des autorités selon lesquelles le processus d’enregistrement n’est discriminatoire ni dans sa conception ni dans son déroulement effectif.
Cependant, beaucoup de Mauritaniens trouvent ce processus encombrant et accablant, et ont été incapables d’en venir à bout malgré tous leurs efforts. Des ONG mauritaniennes telles que Kawtal et Touche Pas à Ma Nationalité, et des rapporteurs spéciaux des Nations Unies, ont conclu que le processus est discriminatoire à l’égard des Haratines et des Négro-mauritaniens.
Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme Philip Alston, qui a effectué une mission en Mauritanie en 2016, a décrit comment la confiscation ou la perte de documents d’identité rendait « particulièrement problématique » aux Négro-mauritaniens expulsés pendant le Passif humanitaire la jouissance de leurs pleins droits de citoyenneté.[37]
Ce système présente également des inconvénients particuliers pour les Haratines selon le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée, qui a visité le pays en septembre 2013 et a écrit dans son rapport :
[Les critères de l’enregistrement] excluent de facto les Haratines dont la plupart des parents et grands-parents n’ont jamais été recensés et dont la naissance n’a donc jamais été enregistrée ; leurs parents n’étaient pas mariés civilement et, de ce fait, ne pouvaient acquérir la nationalité de plein droit…
Ces exigences ont […] conduit à l’exclusion d’un grand nombre de Mauritaniens vivant dans les zones rurales reculées où l’accès aux services publics est limité. En outre, selon les traditions musulmanes, la plupart des mariages étaient autrefois contractés devant les autorités religieuses et n’étaient pas enregistrés en tant qu’actes civils et c’est toujours le cas dans les régions éloignées, ce qui fait qu’un certain nombre d’enfants sont apatrides.[38]
II. Restrictions imposées à la société civile
En discutant de l’état des organisations de la société civile, les responsables du gouvernement qui ont rencontré une délégation de Human Rights Watch ayant visité le pays en mars 2017, ont affirmé que l’existence de milliers d’ONG enregistrées dans le pays est une preuve du dynamisme de la société civile mauritanienne ainsi que du respect des droits humains par les autorités.[39] Le ministre de la Justice Brahim Ould Daddah a écrit dans une lettre adressée à Human Rights Watch : « Il n’y a pas de restrictions imposées à la société civile ou sur ses activités, ceci tant que leurs conduites et leurs discours se conforment au cadre légal et procédural objectif. »
Les recherches menées par Human Rights Watch montrent que, contrairement à ces déclarations, les autorités ont recours à un large éventail de lois répressives et autres mesures visant à punir et entraver les activités des associations et individus qui s’expriment publiquement sur certaines des questions les plus sensibles du pays en rapport avec la justice sociale.
L’un des instruments de la répression est la Loi relative aux associations promulguée en 1964, loi qui exige que les groupes obtiennent l’autorisation du ministère de l’Intérieur pour exister légalement et qui fournit au ministère des motifs généraux pour refuser une telle autorisation ou la retirer.
Selon cette loi, les motifs d’un refus comprennent la « propagande antinationale » ou l’exercice d’une « influence fâcheuse sur l’esprit des populations. » Les associations non reconnues légalement sont parfois capables d’exercer leurs activités mais se heurtent à des obstacles majeurs : par exemple, les hôtels et les lieux publics refusent généralement de leur louer des salles pour organiser des réunions, des bailleurs de fonds gouvernementaux comme l’Union européenne s’abstiennent de les financer et des militants ont parfois été condamnés à des peines d’emprisonnement pour la simple raison de leur appartenance à ces associations.
En 2015, le Conseil des ministres a approuvé un projet de loi qui remplacerait la Loi de 1964 et, à certains égards, entraverait davantage la liberté d’association ; par exemple, cette loi interdirait la création de toute association dont les activités «portent atteinte à l’unité nationale».
Organisations de défense des droits humains
Kawtal
Kawtal est une organisation non gouvernementale officiellement enregistrée en 2010 et dont le militantisme porte sur des questions controversées telles que le Passif humanitaire, l’expropriation des terres et l’enregistrement national des citoyens.
En avril 2017, elle a publié un rapport intitulé : « S’inscrire au registre national : un nouveau cauchemar pour les citoyens », qui décrit les difficultés rencontrées par les citoyens pour se procurer et soumettre les documents requis afin de s’enregistrer, et accuse l’administration de conduire le processus d’enregistrement d’une manière ethniquement discriminatoire et basée sur le profilage, notamment à l’égard des Négro-mauritaniens.
Le 15 janvier 2015, un tribunal de première instance de la wilaya de Trarza a condamné à deux ans de prison le président de Kawtal Djiby Sow et deux dirigeants de l’IRA (Biram Dah Abeid, président, et Brahim Bilal Ramdhane, alors vice-président de l’IRA) pour « rébellion non-armée » et « manquement au respect dû à l’autorité. » Une cour d’appel d’Aleg a confirmé le verdict et les condamnations le 20 août 2015.
Ce procès résulte d’une confrontation qui a eu lieu quand les autorités ont empêché une caravane de militants d’entrer dans la ville frontalière de Rosso le 11 novembre 2014.[40] Le tribunal a conclu que Sow, Biram et Bilal, en tant que leaders de la caravane, étaient pénalement responsables d’avoir défié un ordre écrit du gouverneur interdisant à la caravane de se diriger vers Rosso et d’avoir ensuite désobéi aux ordres des agents de la police présents sur les lieux qui leurs avaient intimés de faire marche arrière.
Djiby Sow, président de l’organisation non gouvernementale Kawtal. Nouakchott, octobre 2017. © Eric Goldstein/Human Rights Watch
Djiby Sow a déclaré à Human Rights Watch que la caravane – un petit groupe de militants en tournée pour sensibiliser le public aux questions relatives aux droits humains – comprenait sept organisations, dont l’IRA.[41] La caravane, qui a entamé sa tournée à partir de la ville de Boghé le 7 novembre 2014, a visité des villes le long du fleuve Sénégal ; les membres de la caravane ont parlé aux habitants de questions telles que l’expropriation des terres, l’esclavage et la vérité et la justice pour les victimes du Passif humanitaire. Sow a ajouté qu’il avait informé les autorités de leurs plans à l’avance et par écrit, conformément aux lois régissant les rassemblements publics, mais n’a reçu aucune réponse.
Le 7 novembre, le préfet de Boghé a notifié aux membres de la caravane que le gouverneur de la province du Brakna leur ordonnait de cesser leurs activités. Djiby Sow a affirmé qu’à la suite d’une discussion, les autorités ont permis à la caravane de reprendre sa route. Puis, le 10 novembre, le gouverneur de la province du Trarza a notifié aux dirigeants de la caravane qu’il leur interdisait de poursuivre leur chemin.[42]
Les organisateurs espéraient néanmoins qu’ils pourraient terminer leur trajet le 11 novembre par une grande réunion à Rosso, la capitale de la province du Trarza, et la présentation d’une lettre au gouverneur concernant les problèmes qu’ils ont observés. Cependant, les forces de sécurité les ont empêchés d’entrer dans la ville.
« À environ 5 kilomètres de Rosso, des gendarmes, des policiers et des soldats nous ont arrêtés. Ils ont exigé que nous rebroussions chemin. Nous avons refusé », a raconté Djiby Sow.[43] « Nous voulions négocier avec eux pour qu’il nous laisse entrer à Rosso. »
Brahim Bilal Ramdhane, alors membre de l’IRA, a déclaré :
Notre caravane ne comprenait que 30 ou 40 personnes réparties dans sept ou huit voitures. La police et les gendarmes étaient plus nombreux que nous. Ils nous ont ordonné de rebrousser chemin. Nous n’avions même pas d’essence pour aller très loin, et nous voulions négocier. Le chef de la sécurité de Rosso (le hakim, ou préfet) est arrivé et a dit que nous devions rebrousser chemin. Nous voulions négocier et nous n’avons donc pas reculé ; il n’y a pas eu de violence, pas de jets de pierres.
Puis le chef de la sécurité est parti. Cette situation a duré jusqu’à l’arrivée de Biram [le président de l’IRA] – il ne faisait pas partie de la caravane – sur les lieux. C’est à ce moment-là que la police a commencé à nous repousser et à utiliser des gaz lacrymogènes. Le fait que nous sommes restés en place quand la police nous a bloqué le chemin et nous a ordonné de faire marche arrière s’est transformé en une accusation de « rassemblement illégal ».[44]
La police a dispersé les membres de la caravane et arrêté Ramdhane, Sow et Biram, ainsi que sept autres personnes qui ont été ensuite relâchées. Sow a déclaré à Human Rights Watch que des membres de la gendarmerie de Rosso l’avaient interrogé pendant une période de quatre jours au cours desquels ils lui ont refusé l’accès à un avocat et tout contact avec sa famille. « Ils m’ont demandé pourquoi nous avions organisé la caravane, pourquoi nous n’avions visité aucun village beydane et nous ont accusés de chercher à dresser les Haratines contre les Beydanes. »[45]
Un procureur a accusé ces hommes d’infractions au code pénal qui comprennent le rassemblement non-armé illégal, l’insurrection, l’agression contre les forces de sécurité et la rébellion non-armée, conformément aux articles 101-105, 191-194 et 204 du code pénal. Ils ont également été accusés d’appartenance à une organisation non autorisée, une violation de la Loi relative aux associations passible de prison.[46]
Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), qui dispose d’un bureau de pays en Mauritanie, a rendu visite aux hommes accusés quatre jours après leur arrestation et a fait état des circonstances de leur arrestation ainsi que de leur traitement ultérieur.
Le HCDH a recommandé, entre autres, que les autorités procèdent « à une enquête officielle indépendante, impartiale et réalisée dans des délais adéquats sur le comportement de la police et de la gendarmerie dans le cadre de ses actions de maintien de l’ordre et de la dispersion de la réunion publique le 11 novembre. »[47] À la connaissance de Human Rights Watch, les autorités n’ont pas mené une telle enquête qui ait été rendue publique.
La Cour d’appel a maintenu les peines de prison de deux ans à l’encontre de Sow, Biram et Ramdhane, même si le tribunal n’a reçu aucune preuve crédible de comportement violent de la part des membres de la caravane. Sow a été libéré le 18 juin 2015 pour des raisons de santé.[48] Biram Et Ramdhane de l’IRA n’ont été libérés qu’en mai 2016, après que la Cour suprême a atténué les accusations et réduit leurs peines de deux ans à 18 mois (voir ci-dessous).
Sow a déclaré à Human Rights Watch que depuis sa libération de prison, les autorités ont empêché Kawtal d’organiser des sit-in et de tenir des réunions. Il a ajouté qu’ils sont maintenant obligés de tenir leurs conférences de presse dans des lieux privés puisque les autorités ne leur accordent pas l’autorisation de les tenir dans des hôtels.[49] Sow a affirmé :
Kawtal est parfois autorisée à organiser des activités et parfois non. Nous informons les autorités à l’avance, mais ils ne nous répondent jamais par écrit. Le jour où vous arrivez à une réunion, les autorités pourraient être là-bas, bloquant les activités.[50]
Par exemple, le 6 juin 2017, les autorités de la province de Boghé ont empêché Kawtal d’organiser une conférence et un événement culturel axé sur les questions des droits de propriété et du processus d’enregistrement des citoyens, selon Sow. « Kawtal les a informés de cette activité, mais nous n’avons reçu aucune réponse. Mais quand nous sommes arrivés, la police la bloquait », a-t-il affirmé.[51]
L’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA)
Le ministre de la Justice Brahim Ould Daddah a écrit à Human Rights Watch :
Le phénomène de l’esclavage a été confronté résolument grâce à une législation criminalisant la pratique de l’esclavage, pénalisant les auteurs de tels crimes et garantissant les droits des victimes. Les autorités poursuivent leur lutte contre les séquelles de ce phénomène afin de limiter ses conséquences et lutter contre ses répercussions sociales, économiques et culturelles sur la société mauritanienne dans son ensemble.
La feuille de route pour lutter contre les formes modernes d’esclavage, ainsi que les institutions créées dans le cadre de cette feuille de route, telles que le Comité ministériel de lutte contre l’esclavage, le Comité technique et l’Agence de solidarité, sont tous des exemples brillants de stratégies claires et de programmes ambitieux visant à guérir les blessures causées par la pratique de l’esclavage.
L’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), fondée en 2008, conteste sans détour ce discours officiel. Selon ses statuts, cette association milite contre ce qu’elle considère comme l’échec du gouvernement à mettre fin à l’esclavage et à lutter efficacement contre son héritage. La plupart (mais non la totalité) de ses dirigeants appartiennent à la communauté haratine.
Hamady Lehbouss, le directeur de la communication de l’IRA, a décrit l’association comme étant engagée dans « une lutte pacifique mais ferme. »[52] Dans ses communiqués de presse, l’IRA qualifie le gouvernement actuel de « raciste et esclavagiste. »[53] Le président et fondateur de l’IRA Biram Dah Abeid a déclaré à Human Rights Watch que 20% de la population du pays vit en état d’esclavage, ce qui est en contradiction directe avec l’affirmation du gouvernement selon laquelle l’esclavage a été éliminé sauf pour des cas isolés et rares.[54] Biram dénonce également la sous-représentation des Haratines et autres communautés Noirs du pays aux postes gouvernementaux de haut niveau.[55]
En avril 2012, Biram a déclenché une controverse en brulant, lors d’une manifestation publique à Nouakchott, un texte classique de jurisprudence malékite, qui est l’école de pensée islamique dominante en Mauritanie, au motif que ce texte justifie l’esclavage et fausse ainsi le message du Coran. Cet acte a valu à Biram environ quatre mois de prison.[56]
Deux ans plus tard, Biram s’est présenté comme candidat à la présidentielle et est arrivé en deuxième position avec 9% des voix contre 82% pour le président en exercice Abdel Aziz.[57] Certains membres de l’opposition, dont la plupart ont boycotté les élections, ont critiqué la participation de Biram au motif qu’elle donnait un vernis de légitimité pluraliste à ce qu’ils considéraient comme une compétition déloyale.[58]
Biram s’était présenté à la présidentielle en tant que candidat indépendant parce que les autorités avait refusé de reconnaître légalement le parti qu’il avait fondé en 2013, le Parti radical pour l’action globale (RAG), au motif qu’il violait une disposition de la Loi relative aux partis politiques qui interdit les partis qui s’identifient « à une race, à une ethnie, à une région, à une tribu, à un sexe ou à une confrérie. »[59] En 2017, Biram a annoncé son intention de se présenter de nouveau à la présidence en 2019.[60]
Les autorités mauritaniennes ont refusé à plusieurs reprises, en juin 2010 et ultérieurement, de fournir de réponses officielles aux demandes de l’IRA de s’inscrire en tant qu’ONG. Alors qu’elles se sont abstenues de dissoudre l’IRA, les autorités ont pourtant soumis ses membres à des arrestations, des procès inéquitables et des peines d’emprisonnement, ceci dans une volonté apparente de représailles contre les activités et les discours de l’association.
Certaines des personnes arrêtées ont déclaré que la police les a torturées.[61] Les autorités ont également bloqué des activités spécifiques de L’IRA tout en tolérant certaines autres.
Le HCDH a critiqué la position précaire dans laquelle l’État a placé l’IRA : « Cet état de fait favorise une application arbitraire de la Loi relative aux associations et peut constituer une entrave à la liberté d’association au regard des normes internationales des droits de l’homme applicables en Mauritanie. »[62]
Alors que les autorités n’ont jamais fourni de réponse officielle à la demande de l’IRA d’être reconnue légalement, le ministre de la Justice Brahim Ould Daddah a pleinement assumé le refus de l’État d’accorder un statut légal à l’IRA, l’accusant de chercher à « diviser l’unité nationale » en violation de l’article 1 de la Constitution qui entérine le principe de non-discrimination en matière d’origine et de race et interdit « toute propagande particulariste de caractère racial ou ethnique. »[63]
Daddah a également affirmé que l’IRA ne se comportait pas comme une ONG : « Nous avons des règles pour les partis politiques et d’autres règles pour les associations. Vous devez choisir lequel des deux vous êtes, vous ne pouvez pas avoir un pied dans chacun. »[64]
Le ministre de l’Intérieur Ahmedou Ould Abdallah a eu recours à des arguments similaires : « L’IRA n’est pas une organisation de défense des droits humains. Elle divise l’unité nationale. » Abdallah a opposé l’approche de l’IRA à celle d’une autre ONG anti-esclavagiste, SOS-Esclaves, qui, selon lui, ne cherchait pas à diviser l’unité nationale et était « légalement constituée. »[65]
Le fondateur et directeur de SOS-Esclaves, Boubacar Messaoud, a déclaré à Human Rights Watch que la stratégie de l’IRA est plus combative que celle de sa propre organisation, qui a obtenu la reconnaissance légale en 2005 ; il a cependant ajouté que les autorités avaient elles-mêmes contribué à la politisation de l’IRA : « Le gouvernement essaie de présenter les Haratines comme une menace et utilise l’IRA pour étayer ce point de vue. »[66]
Comme indiqué dans la section précédente sur Kawtal, un tribunal de Rosso a condamné en janvier 2015 Biram Dah Abeid et Brahim Bilal Ramdhane à deux ans de prison pour rébellion non-armée en vertu de l’article 193 du Code pénal.
Le 17 août, alors que leurs procès en appel étaient en cours, les autorités mauritaniennes ont refusé de délivrer un visa d’entrée à Michel L. Hoffman, président de l’ONG suisse Vivere, qui était arrivé à l’aéroport de Nouakchott pour observer le procès et, si possible, rendre visite à Biram et Ramdhane en prison. Hoffman est resté deux jours à l’aéroport avant d’être expulsé. Le 20 août, la Cour d’appel a confirmé les condamnations des accusés.
Le 17 mai 2016, la Cour suprême a atténué les accusations pour lesquelles Biram et Ramdhane avaient été condamnés et ordonné leur libération immédiate après qu’ils avaient purgé 18 mois de prison.[67]
Seulement six semaines plus tard, les autorités de Nouakchott ont arrêté 13 dirigeants et membres de l’IRA et les ont traduits en justice. Jusqu’à ce jour, c’est le procès le plus grave intenté contre des membres de ce groupe.
Les accusations portaient sur des affrontements survenus le 29 juin 2016 après que la police a tenté d’expulser les habitants de la « Gazra Bouamatou », un camp informel mais de longue date de quelques centaines de familles principalement haratines dans le quartier de Tevragh Zeina de la capitale, peu avant la tenue d’un sommet de la Ligue arabe dans la ville.[68]
De nombreux manifestants et membres de la police ont été blessés, y compris, selon ce qui a été rapporté, deux policiers qui ont dû être évacués au Maroc pour y être soignés. Des dégâts matériels ont été constatés, y compris un bus de police qui a été incendié.
Ce jour-là, la police a arrêté des dizaines de personnes – aucun d’entre eux n’était militant de l’IRA. La rafle des militants de l’IRA a commencé le lendemain et s’est poursuivie au cours des journées suivantes, atteignant un total de 13 hommes le 9 juillet.
L’IRA a nié l’implication de ses membres dans les incidents violents. Selon l’avocate de la défense Fatimata M’baye, sur les 13 personnes arrêtées, seulement deux étaient présentes lors des incidents de cette journée-là : Moussa Bilal, qui a arrêté sa voiture pour voir ce qui se passait, et Abdallah Diop, responsable d’une section locale de l’IRA qui est venu sur les lieux après que Bilal l’a appelé. Durant le procès, ils ont nié avoir organisé ou pris part à la violence, tout comme les 11 autres accusés de l’IRA. En outre, dix résidents de la région ont également été poursuivis en justice avec les membres de l’IRA.
L’équité du procès, qui a démarré au début du mois d’août 2016 devant le Tribunal de première instance de Nouakchott, a été minée par des allégations de torture et de mauvais traitements sur lesquels le tribunal n’a pas enquêté, ainsi que par d’autres irrégularités de procédure.
En outre, il semble que la condamnation de tous les 13 membres de l’IRA était fondée sur des preuves insuffisantes. Selon l’avocat de la défense Ahmed Eli Messoud et un observateur ayant assisté au procès, le tribunal n’a entendu aucun témoin incriminant l’un des accusés de l’IRA et n’a vu aucune photo ou vidéo les montrant commettre des infractions.[69]
L’observateur a déclaré que le procureur, afin de prouver l’existence d’une conspiration impliquant des membres de l’IRA qui n’étaient pas présents sur les lieux, a produit des relevés téléphoniques de téléphones portables montrant que plusieurs membres de l’IRA avaient fréquemment communiqué entre eux le jour en question, mais l’accusation n’a pas produit le contenu de ces communications.[70]
Hamady Lehbouss et Ahmed Hamdi, deux des membres de l’IRA condamnés lors des troubles de juin 2016, ont déclaré à Human Rights Watch que la police les avait arrêtés en des lieux différents à Nouakchott le 3 juillet 2016, puis les avait maintenus neuf jours en isolement, période au cours de laquelle la police n’a pas accédé à leurs demandes de consulter des avocats et des médecins.
Hamady Lehbouss, le directeur de la communication de l’IRA, a déclaré que ses interrogateurs au Commissariat spécial de la police judiciaire ont accusé l’IRA d’avoir comploté à l’avance la résistance au démantèlement du camp informel qui a eu lieu le 29 juin 2016.
Ahmed Hamdi, le trésorier de l’IRA, a déclaré à Human Rights Watch que la police l’a interrogé sur les finances de l’IRA, sur ses relations internationales ainsi que sur les affrontements du 29 juin. Les deux hommes ont nié avoir été présents à la manifestation et à l’émeute qui s’en est ensuivie.
Lehbouss a déclaré que bien qu’il n’ait subi aucun mauvais traitement physique durant les interrogatoires, un officier supérieur l’a, entre autres insultes, traité ainsi que d’autres détenus de l’IRA de « sales esclaves. »[71] Le Tribunal de première instance a condamné Lehbouss et Hamdi à cinq et trois ans de prison respectivement, des peines réduites ultérieurement en appel.
L’article 57 du Code de procédure pénale (CPP) prévoit, avec certaines exceptions, un délai maximum de 48 heures pendant lequel la police peut détenir une personne en garde à vue avant de la traduire devant un tribunal. Cette détention n’est renouvelable qu’avec l’autorisation signée d’un procureur, qui peut ordonner une seule prolongation de 48 heures.[72]
Le procureur a estimé que tous les 13 membres de l’IRA ont été arrêtés « en flagrant délit », même si aucun d’eux n’a été arrêté le jour des affrontements. La qualification d’une infraction comme flagrante permet aux procureurs mauritaniens d’ordonner la détention d’un suspect jusqu’à 30 jours sans avoir à obtenir l’approbation d’un juge.[73] Cela signifie également contourner la phase du procès durant laquelle un juge d’instruction examine les preuves et décide s’il doit traduire l’affaire devant un tribunal.
Le CPP définit le concept de délit flagrant d’une manière à inclure les cas d’appréhension d’un individu soit en train de commettre le crime, soit très peu de temps après, ou s’il existe des preuves matérielles solides qui l’impliquent dans la perpétration du crime.[74]
Le tribunal a rejeté la contestation, faite par la défense, de la qualification de délit flagrant, estimant que l’état de flagrance se rapporte aux circonstances et non pas à la personne.
L’existence d’éléments de preuve consistant en des images et des vidéos qui « montrent que l’accusé est en flagrant délit signifie que l’absence de l’accusé et sa fuite des lieux, même si elles durent plusieurs jours, n’annulent pas l’état de flagrance. » Comme indiqué ci-dessus, un avocat de la défense et un observateur du procès ont tous deux déclaré à Human Rights Watch que l’accusation n’avait produit aucune photo ou vidéo montrant les accusés en train de commettre des infractions.
Fatimata M’Baye était l’une des juristes présentes lorsque les détenus de l’IRA ont rencontré le procureur et leur propre avocat pour la première fois le matin du 12 juillet. Elle a déclaré que le procureur a refusé de retirer les menottes des membres de l’IRA et n’a pas relevé ce qu’elle a décrit comme des blessures visibles sur certains d’entre eux.[75] « Ils nous ont transférés au milieu de la nuit pour s’assurer qu’il n’y aurait pas de manifestations », a déclaré Lehbouss.
Brahim Ould Ebetty, un autre avocat de la défense, ainsi que les accusés Hamady Lehbouss et Ahmed Hamdi, ont tous déclaré à Human Rights Watch que les accusés Abdallahi Saleck et Moussa Bilal Biram avaient des blessures visibles attribuables à la torture en détention.
Ahmed Hamdi a déclaré que « Moussa avait des coupures aux poignets et aux chevilles dues aux menottes. Il avait des difficultés à marcher. Il a dit au procureur, en présence de la police, qu’il avait été torturé ».[76] Selon Hamady Lehbouss, « Abdallahi avait les chevilles et les poignets enflés ; il a affirmé avoir été battu sur la plante des pieds. »[77]
Parmi les 13 personnes arrêtées, Abdallahi Saleck et Moussa Bilal Biram étaient les seuls à être toujours en prison au moment de la rédaction du présent rapport.
La défense a demandé au tribunal de mener une enquête pour vérifier si la police avait soumis les accusés à la torture ou à des mauvais traitements. La Loi contre la torture de 2015 exige que les autorités judiciaires initient des enquêtes impartiales sur les allégations crédibles de torture.[78] Selon l’avocat de la défense Brahim Ould Ebetty, le procureur a ignoré cette demande.
La décision du tribunal confirme cela. Elle indique que le procureur n’a mené aucune enquête parce qu’il n’avait reçu aucune demande de ce type et que la plainte était « non fondée ». Le procureur a également noté dans ce contexte que « tous les accusés ont nié les accusations et la torture n’était pas nécessaire», ce qui semble sous-entendre que le fait que les accusés n’aient rien avoué discrédite leurs allégations de torture.[79]
L’avocat de la défense Brahim Ould Ebetty a confirmé que les accusés n’ont pas fait des aveux; d’après lui, la violence que la police aurait utilisée contre les accusés en détention avait pour but de venger les agents de police blessés lors des événements du 29 juin plutôt que d’extorquer des aveux.[80]
Avant la fin du procès, les avocats de la défense se sont retirés de l’affaire pour protester contre la décision du juge de permettre à l’accusation de présenter en preuve une vidéo qui n’avait pas auparavant fait partie du dossier.
Après que les avocats se sont retirés, le tribunal en a nommé d’autres pour poursuivre la défense des accusés. Ces derniers ont refusé leur nouvelle représentation légale. Le tribunal a ensuite rejeté une demande des nouveaux avocats de leur accorder plus de temps pour préparer leur défense.
Le 18 août 2016, le tribunal a reconnu les 13 membres de l’IRA coupables d’une série d’infractions au Code pénal, y compris la rébellion, le recours à la violence, l’agression d’agents publics pendant leur service et l’appel et la participation à des rassemblements armés.
Le tribunal les a également reconnus coupables d’appartenance à une organisation non reconnue légalement, une infraction à la Loi relative aux associations. Le tribunal a condamné Moussa Bilal Biram, Abdallahi Maâtallah Saleck, Amadou Tijani Diop, Abdallahi Abou Diop et Jamal Ould Samba à 15 ans de prison chacun; Hamady Lehbouss et Balla Touré à cinq ans chacun; et les autres membres de l’IRA à trois ans chacun. Tous ont également été condamnés à des amendes.[81]
Le tribunal a également condamné à des peines d’emprisonnement et à des paiements de dommages-intérêts certains des dix prévenus qui n’étaient pas des militants de l’IRA, mais des habitants du quartier où les troubles avaient eu lieu. Les prévenus ont interjeté appel et, le mois suivant, ont été transférés dans une prison de la ville de Zouerate, à plus de 700 kilomètres de leurs domiciles dans la capitale.
Le 18 novembre 2016, la Cour d’appel de Nouadhibou, qui siégeait à Zouerate, a acquitté et libéré trois des membres de l’IRA que le Tribunal de première instance avait condamnés, et elle a réduit les peines des autres membres. Elle a acquitté sept autres personnes de tous les chefs d’accusation sauf de celui d’administration d’une association non reconnue légalement, a réduit leurs peines aux quatre mois qu’ils avaient déjà purgés, plus huit mois avec sursis, et les a libérés. Abdallahi Abou Diop a également été libéré deux mois plus tard après avoir purgé une peine réduite de six mois pour incitation à un rassemblement non-armé.
Les 11 activistes d’IRA libérés de prison le 18 novembre 2016, lors d’une conférence de presse tenue le 30 novembre à Nouakchott. © 2016 Marie Foray
En ce qui concerne les deux autres membres restants de l’IRA Abdallahi Saleck et Moussa Bilal Biram, la Cour d’appel les a acquittés de tous les chefs d’accusation sauf de ceux d’incitation à un rassemblement non-armé susceptible de menacer l’ordre public et d’administration d’une association non reconnue légalement, et à réduit leurs peines à trois ans de prison, l’une de ces années avec sursis.
À la suite de la décision de la Cour d’appel, les autorités ont transféré Saleck et Biram à la prison de Bir Moghreïn, à 1 200 kilomètres de leurs domiciles à Nouakchott. Ils y sont toujours en train de purger leurs peines.
Le ministre de la Justice Brahim Ould Daddah a écrit à Human Rights Watch au sujet de cette affaire :
Les individus qui prétendent appartenir au mouvement non reconnu légalement qu’est l’« IRA » ont commis en 2016 des actes d’émeute et de rassemblement armé, et ont incité d’autres personnes à faire de même. Ils ont violemment agressé des agents des forces de l’ordre pendant que ces derniers étaient en service, détruisant des biens publics et privés, ce qui représente des infractions criminelles punissables en vertu des lois pertinentes. Ils ont été traduits en justice et condamnés lors d’un procès équitable au cours duquel ils ont pu bénéficier de tous les recours juridiques prévus par la loi.
Les éléments de preuve saisis ont été produits devant le tribunal, y compris des séquences vidéo de la scène du crime tirées de caméras, dont certaines appartenaient aux accusés eux-mêmes, séquences qui montrent l’implication de certains d’entre eux dans les actes qui leur sont attribués.
La Cour d’appel n’a pas admis ces éléments de preuve en ce qui concerne tous les accusés à l’exception des deux personnes qui apparaissent clairement dans les vidéos. L’affaire est toujours devant la Cour suprême ; la vidéo ne peut donc être fournie à quiconque n’est pas partie du procès.
Alors que Human Rights Watch n’a pas visionné la vidéo en question, l’avocat de la défense Ahmed Eli Messoud a nié qu’elle montre l’un des accusés de l’IRA en train de commettre une infraction.[82]
À la suite des événements de Gazra Bouamatou, les autorités ont dissous l’ONG légalement reconnue Population et développement (POP-DEV) qui fournissait de manière non officielle des bureaux à l’IRA ; cette dernière ne pouvait louer un bureau en son propre nom parce que le statut légal lui a été refusé. Le président de POP-DEV est Balla Touré, et il est également membre du bureau national de l’IRA.
Le 1er juillet 2016, deuxième jour de la rafle des militants de l’IRA à la suite des affrontements à Gazra Bouamatou, la police s’est rendue au bureau de POP-DEV et a fouillé les locaux. Ils ont arrêté Balla Touré le même jour. Le 24 juillet, la police a escorté Touré de la prison jusqu’au bureau de POP-DEV afin qu’il soit présent lors de l’inventaire. La police a refusé la demande de Touré que son avocat soit présent ; Touré a déclaré à Human Rights Watch avoir refusé de signer le rapport d’inventaire de la police à la fin de la perquisition.
Quelques jours plus tard, la police est revenue et a transporté le contenu du bureau, a-t-il ajouté. Le Tribunal de première instance a condamné Touré à cinq ans de prison. En novembre, il était parmi les sept accusés de l’IRA libérés lorsque la Cour d’appel les a acquittés de tous les chefs d’accusation sauf de celui d’administration d’une association non reconnue légalement.
Le 19 janvier 2017, le directeur régional de la sécurité de Nouakchott-Ouest a convoqué Balla Touré pour l’informer que les autorités avaient dissous POP-DEV le 18 août 2016 alors qu’il était encore en prison.
Touré a déposé une requête devant la Cour d’appel de Nouadhibou lui demandant de contraindre la police à rendre le matériel qu’elle avait confisqué à l’organisation. Le tribunal n’a jamais répondu à cette requête, a affirmé Touré, ajoutant que POP-DEV a cessé ses activités.[83]
Le refus des autorités d’accorder un statut légal à l’IRA implique que l’association ne peut pas officiellement organiser des événements tels que des conférences de presse. Les autorités entravent également les efforts de l’IRA pour contourner les restrictions qui résultent du fait qu’elle n’a pas de statut légal.
Par exemple, lorsque l’IRA a essayé de tenir une conférence de presse en début de l’année 2016 au siège du Forum des organisations nationales des droits de l’homme (FONADH), le ministère de l’Intérieur a convoqué le directeur exécutif du FONADH Mamadou Sarr pour le réprimander, a déclaré Sarr à Human Rights Watch. « D’autres associations non reconnues légalement organisent leurs activités ici. L’IRA est celle qui les dérange », a-t-il ajouté.
Mamadou Sarr a affirmé que le FONADH avait réservé une salle à l’hôtel Wissal à Nouakchott afin d’organiser un atelier prévu pour le 30 juillet 2016 et intitulé : « Pour le droit à la vie et contre la peine de mort ». Mais peu avant la date en question, la police l’a informé qu’ils ne pouvaient pas l’organiser à l’hôtel ; ils ont donc transféré l’atelier au bureau du FONADH.[84]
Le ministre de l’Intérieur Ahmedou Ould Abdallah a déclaré à Human Rights Watch :
Le FONADH n’a pas été autorisé à organiser son événement à l’Hôtel Wissal parce que l’IRA y était impliquée. Si une association est reconnue légalement et qu’elle informe les autorités, il n’y a pas alors de problème, ils peuvent louer une salle dans un hôtel.
Mais si l’association n’est pas reconnue, elle doit obtenir l’autorisation ; informer ne suffit pas. Les associations non reconnues tentent parfois de le faire sous l’égide d’une association reconnue. Nous avons dit aux associations reconnues qu’elles ne doivent pas faire cela ; que l’association non reconnue demande elle-même une autorisation.
Quand le FONADH a été convoqué et que nous lui avons dit que c’était une activité de l’IRA, le FONADH ne l’a pas nié. L’IRA ne demande jamais l’autorisation de l’État. Ainsi, toutes leurs activités sont illégales. Reconnaissent-ils même l’État ?[85]
L’IRA n’est pas la seule organisation dont les autorités ont cherché à entraver les conférences. Abdallahi Beyane, président de l’Observatoire mauritanien des droits de l’homme (OMDH), a déclaré à Human Rights Watch qu’en mars 2016, les autorités avaient ordonné à l’hôtel Chinguitti Palace à Nouakchott de ne pas laisser l’OMDH organiser une conférence de presse pour annoncer les résultats de son rapport annuel.
Ceci malgré le fait que l’OMDH ait préalablement informé les autorités et soumis à l’avance les documents requis, et que les autorités aient donné des assurances orales qu’elles autoriseraient l’événement.[86] Ils ont transféré l’événement au siège du FONADH, où il s’est déroulé sans incident. Depuis lors, aucune autre activité de l’OMDH n’a été entravée, a déclaré son secrétaire général Mohamed Salem Abedine à Human Rights Watch.[87]
Touche Pas à Ma Nationalité
L’organisation Touche Pas à Ma Nationalité (TPMN) a été fondée en réponse au recensement de 2011 et au processus ultérieur d’inscription des personnes dans une base de données biométriques afin de standardiser les cartes d’identité, un processus qui, selon l’association, vise à refuser les droits de citoyenneté aux Mauritaniens noirs.
Alassane Dia, le président de l’organisation, et Abbas Diagana, son secrétaire général, ont qualifié l’enregistrement d’intentionnellement discriminatoire à l’égard des Haratines et des Mauritaniens noirs et comme faisant partie d’une « politique claire d’arabisation » pratiquée depuis l’indépendance de la Mauritanie.[88]
« Les Haratines n’ont pas même de papiers. Les négro-mauritaniens en ont, mais les autorités nous créent des problèmes », a déclaré Alassane Dia à Human Rights Watch.[89] Il a également décrit les conséquences possibles pour ceux que les autorités trouvent ne pas être en possession de la pièce d’identité convenable, ce qui explique le choix du nom de l’organisation : Touche Pas à Ma Nationalité.
Ceux qui n’ont pas de carte biométrique, a-t-il ajouté, peuvent être emmenés dans un commissariat de police et être finalement classés comme Maliens ou Sénégalais. À la suite de cela, a-t-il poursuivi, vous aurez une difficile bataille à mener pour essayer de vous enregistrer en tant que Mauritanien.
Mamadou Sarr, le directeur exécutif du FONADH, a lui aussi qualifié le processus d’enregistrement de discriminatoire dans sa conception et dans son déroulement effectif : « Ils demandent aux Haratines d’apporter toutes sortes de documents qu’ils ne possèdent pas. Le but est de faire de la Mauritanie un pays arabe. »[90]
Des habitants font la queue devant un bureau de l’administration locale afin d’achever le processus d’enregistrement relatif à l’état civil. Nouakchott, octobre 2017. © Eric Goldstein/Human Rights Watch
Le 19 octobre 2017, le ministre de l’Intérieur Ahmedou Ould Abdallah a déclaré à Human Rights Watch que 3 366 718 Mauritaniens ont été officiellement enregistrés jusqu’à cette date, contre un nombre d’habitants Mauritaniens estimé à 3,5 millions selon le recensement de 2014.[91] Cela montre que, dans l’ensemble, le processus se déroule sans heurts, a-t-il ajouté.
Tout en reconnaissant l’existence de certains problèmes, il a nié que ceux-ci aient affecté d’une manière disproportionnée les Mauritaniens noirs. Human Rights Watch ne possède aucun moyen de vérifier ni le chiffre fourni par le ministre, ni la taille de la population du pays en 2017 ou la répartition démographique de ceux qui n’ont pas encore été enregistrés.
Dans sa lettre adressée à Human Rights Watch, le ministre de la Justice Brahim Ould Daddah a écrit:
Human Rights Watch n’a pas procédé à des vérifications et s’est laissée fourvoyer par des allégations frauduleuses et des exagérations sans fondement, qui ne sont rien d’autre que des calomnies tendancieuses.
Le recensement ou le processus d’enregistrement des citoyens, qui vise à l’obtention de documents d’identité, n’a jamais été sélectif ; si tel avait été le cas, il n’aurait pas produit les résultats escomptés dans la période de temps fixée, des résultats qui, comme chacun le sait, ont concerné tous les segments de la société mauritanienne.
Ce processus se déroule normalement et de manière routinière, comme en témoigne le fait que ce programme ambitieux a jusqu’à présent permis d’enregistrer la grande majorité des citoyens et des résidents étrangers, avec plus de 95% d’inscrits en se basant sur les chiffres du recensement général des habitants et des habitations effectué en début de l’année 2013 ; et le travail se poursuit.
Ce qui peut frustrer certains, ce sont les procédures nécessaires d’identification et de confirmation qui permettent à tous les Mauritaniens, et seulement aux Mauritaniens, d’obtenir des documents officiels certifiés, ceci en tenant compte du droit de tous les résidents étrangers et de ceux qui transitent par la Mauritanie, de s’établir sur le sol mauritanien et d’y régler leurs statuts juridiques.
En tant qu’organisation qui conteste cette allégation officielle selon laquelle le processus d’enregistrement est non-discriminatoire, TPMN s’est vu refuser sa demande d’une reconnaissance légale. Alassane Dia a déclaré à Human Rights Watch que lorsque TPMN a tenté de s’enregistrer, « ils nous ont renvoyés d’un bureau à l’autre, mais personne n’a accepté de prendre notre dossier. »[92]
Les responsables ont été catégoriques quant au refus de reconnaître TPMN. Le ministre de la Justice Daddah a expliqué : « Nous n’acceptons même pas leur nom. Ce slogan est totalement injustifié. Nul n’est persécuté en raison de son origine ethnique, de sa religion ou de ses opinions. »[93] Le ministre de l’Intérieur Ahmedou Ould Abdallah a affirmé que les autorités avaient refusé de reconnaître TPMN pour la même raison qu’elles ont refusé de reconnaître l’IRA : « Ils portent atteinte à l’unité nationale », a-t-il déclaré.[94]
Alassane Dia a affirmé que la répression par les autorités des activités de militantisme public de TPMN a commencé le 10 septembre 2011, lors de la première manifestation qu’ils avaient organisée. « Nous avons organisés des sit-in tous les jeudis entre juin [2011] et septembre [2011]. En général, La police n’a pas dérangé les sit-in, mais elle a interrompu les manifestations », a déclaré Dia.
Le 10 septembre 2011, le secrétaire général de TPMN Abbas Diagana était en train de photographier un sit-in organisé dans un centre d’inscription, lorsqu’un gardien a saisi son téléphone, lui disant qu’il n’était pas autorisé à prendre des photos.
Ils ont supprimé les photos et lui ont rendu son portable. Diagana a affirmé qu’il a ensuite quitté les lieux, ignorant que des gardiens en civil le suivaient alors qu’il s’approchait d’une manifestation que les forces de sécurité dispersaient avec des gaz lacrymogènes.
Diagana a déclaré que lorsqu’il a essayé d’aider des personnes affectées par le gaz, la police l’a arrêté et l’a ensuite emmené à un poste de police après l’autre. Ils lui ont dit qu’il n’était pas autorisé à prendre des photos et qu’il appartenait à une association non reconnue légalement, a ajouté Diagana. Ils l’ont détenu pendant quatre jours, le libérant après avoir signé un engagement d’arrêter ses activités au sein de TPMN et de ne plus participer à des manifestations.
Les autorités ont arrêté Diagana et six autres personnes, dont un autre membre du TPMN, Cheikh Diabira, le 16 décembre 2017, date à laquelle ils ont participé à une marche organisée à Nouakchott par l’opposition politique et des associations non gouvernementales. Les manifestants brandissaient l’ancien drapeau mauritanien en signe de protestation contre le référendum du 5 août, qui avait aboli le Sénat et modifié le modèle du drapeau national.
Des policiers en civils sont intervenus lors de la marche en saisissant les anciens drapeaux que les manifestants se distribuaient parmi eux, a expliqué Diagana à Human Rights Watch. Les policiers ont arrêté Diagana et Diabira après la marche et les ont amenés, avec les cinq autres personnes, au poste de police où ils les ont détenus pendant deux jours avant d’être présentées au procureur le 18 décembre.
Le procureur a initialement refusé de porter des chefs d’accusations liés à l’usage fait de l’ancien drapeau ; mais le 19 décembre il a fini par renvoyer cinq des sept personnes devant la justice sur des accusations de violences anti-police.
Le tribunal les a jugés le 21 décembre, dans le cadre des procédures accélérées permises dans les affaires de « flagrant délit » ; il a condamné les cinq personnes à trois mois de prison avec sursis, puis les a libérées. Selon Diagana, l’accusation n’a présenté aucune preuve impliquant les cinq prévenus dans des actes de violence. .[95]
En 2011, TPMN a organisé des manifestations dans certaines villes, y compris Nouakchott et Kaédi dans la vallée du fleuve Sénégal dans le sud du pays, rassemblant parfois plus de 1 000 manifestants, a déclaré Alassane Dia à Human Rights Watch. Il a ajouté que les autorités ont eu recours à la force pour réprimer les manifestations, dont une dans la ville de Maghama, dans le sud du pays, le 27 septembre 2011, où des coups de feu ont tué un jeune manifestant.[96]
Il a donné l’exemple d’une marche vers le palais présidentiel à Nouakchott en septembre 2011 durant laquelle la police a utilisé des gaz lacrymogènes et des matraques pour disperser les manifestants sur l’avenue Gamal Abdel Nasser. Certains manifestants ont été arrêtés et d’autres ont été hospitalisés à la suite des blessures qu’ils ont subies de la part de la police, a affirmé Dia. TPMN n’organise plus de marches et de sit-in, a-t-il noté.[97]
Le Mouvement du 25 février
Le 17 janvier 2011, un mois après que le vendeur de rue tunisien Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu, déclenchant une vague de protestations qui a entraîné des révoltes populaires dans un certain nombre de pays arabes, un Mauritanien de 43 ans, Yacoub Ould Dahoud, s’est immolé par le feu devant le palais présidentiel, apparemment pour protester contre la situation politique dans le pays.[98]
Le Mouvement du 25 février, plus ou moins inspiré du Mouvement égyptien du 6 avril, est apparu pour la première fois dans les rues de la capitale le 25 février 2011, exigeant entre autres la dissolution du gouvernement, la baisse des prix des produits de base et la reconnaissance par le gouvernement du droit de se rassembler et de protester.[99]
Hassan Ould Moctar, un chercheur mauritanien, a décrit l’ambiance d’une manifestation de février 2011 qui a rassemblé environ 3 000 manifestants :
Les slogans proclamant l’égalité et l’unité nationale étaient fréquents parmi les participants à cette manifestation et à celles qui s’en ont ensuivies. Il en était de même pour le mantra, maintenant célèbre, des soulèvements arabes : « Le peuple veut renverser le régime. » Alors que les manifestations se poursuivaient tout au long des mois de mars et d’avril, le gouvernement a réagi par une combinaison de concessions aux demandes des manifestants et de dispersions violentes de toute manifestation persistante par les gaz lacrymogènes.[100]
Le journaliste Ahmed Jedou, l’un des fondateurs de ce mouvement qui n’a aucune structure officielle et n’a jamais cherché à être reconnu légalement, a affirmé à Human Rights Watch que l’organisation est principalement composée de Maures et de Haratines.[101]
Il a ajouté que le groupe avait organisé environ 20 grandes manifestations en 2011 et les avait annoncées sur Facebook et sur d’autres médias sociaux, et presque autant en 2012.
Selon le chercheur mauritanien Abdoulaye Diagana, le mouvement « n’a jamais réussi à galvaniser les masses mauritaniennes ou à les guider dans leurs luttes », ce que l’un des principaux dirigeants de l’organisation attribue en partie au harcèlement des autorités contre les membres du mouvement, dont plus de 100 ont été arrêtées, la plupart pour des périodes brèves, dans les mois qui ont suivi la création de l’organisation.[102] Jedou a affirmé que les autorités avaient adopté la méthode de la carotte et du bâton qui vise à fragmenter l’organisation.[103]
Bien que l’organisation ne soit plus en mesure de mobiliser un grand nombre de personnes pour participer à des manifestations, elle continue de critiquer publiquement le gouvernement. Par exemple, vers la fin de l’année 2015, l’organisation a lancé une campagne sur Facebook intitulée « le pays saigne » qui appelait à ouvrir une enquête sur une épidémie de dengue qui s’est déclenchée dans le pays.[104]
Plus récemment, les autorités ont eu recours à la force pour disperser des manifestations généralement pacifiques contre le référendum national controversé du 5 août 2017, manifestations qui étaient soutenues par de nombreuses organisations de la société civile, y compris le Mouvement du 25 février.
La police a dispersé au moins quatre de ces manifestations dans les deux semaines ayant précédé le référendum, utilisant des matraques et des gaz lacrymogènes pour disperser les manifestants qui déclamaient des slogans contre le gouvernement et le référendum, blessant plusieurs d’entre eux, selon des témoins interviewés par Human Rights Watch.
Le porte-parole du HCDH a déclaré : « Les autorités n’auraient pas répondu à la majorité des demandes d’autorisation pour les manifestations et des rassemblements ont été activement dispersés. Dans plusieurs cas, les leaders des manifestations auraient été passés à tabac et un certain nombre d’entre eux arrêtés. »[105]
Le 30 juin 2016, Cheikh Baye Ould Cheikh Mohamed, journaliste et membre du Mouvement du 25 février, a assisté à une conférence de presse du gouvernement à Nouakchott. Après qu’un ministre du gouvernement a semblé minimiser l’impact des prix élevés des produits alimentaires et de l’essence sur les pauvres, Cheikh Baye l’a traité de « menteur », a enlevé sa chaussure et l’a lancée vers le ministre mais ne l’a pas atteint.[106]
« Tout le monde m’a sauté dessus, ils m’ont attrapé par les cheveux et ensuite trois responsables de la sécurité m’ont piétiné sur le dos pendant environ 10 minutes », a déclaré Cheikh Baye à Human Rights Watch.
Cheikh Baye a affirmé à Human Rights Watch que la police l’avait détenu dans une cellule pendant cinq jours durant lesquels il n’avait accès ni à sa famille ni à un avocat, et que les gardiens refusaient de lui fournir suffisamment d’eau potable malgré la température estivale élevée. La police l’a interrogé à trois reprises, lui posant des questions sur les raisons de sa protestation ainsi que sur les activités et les objectifs du Mouvement du 25 février.
Le 14 juillet, un tribunal de première instance de Nouakchott a reconnu Cheikh Baye coupable « d’outrage au autorités publiques, de violence et d’agression physique » et l’a condamné à trois ans de prison. Cheikh Baye a déclaré à Human Rights Watch que le jour de sa condamnation, il avait été emmené la nuit à une prison d’Aleg, à 250 kilomètres de la capitale ; durant ce trajet, ses mains étaient menottées dans le dos et ses jambes enchaînées.
Il a ajouté que les autorités l’avaient maintenu dix jours en isolement dans une cellule sans fenêtre de la prison d’Aleg, les mains menottées dans le dos. Une cour d’appel d’Aleg a réduit sa peine de prison à la période qu’il avait déjà purgé plus cinq mois avec sursis, et l’a libéré le 31 janvier 2017.
Le ministre de la Justice Brahim Ould Daddah a écrit à Human Rights Watch au sujet de Cheikh Baye:
[I]l a été poursuivi pour agression physique et outrage à une autorité publique, actes prévus aux articles 204, 210 et 212 du code pénal. Il a été reconnu coupable et condamné à un an de prison ; il en a purgé sept mois. En ce qui concerne ses aveux, il a lui-même déclaré au tribunal, lors de son procès, que la police ne l’avait pas torturé, comme le prouvent les procès-verbaux de ses déclarations qu’il avait précédemment signés volontairement. En ce qui concerne son maintien en isolement, cela a été dû à sa violation répétée des règles internes de la prison, telles que l’introduction et l’utilisation d’appareils de communication interdits et le mauvais comportement, etc.
Associations de victimes demandant réparation pour les abus commis pendant le Passif humanitaire
Les autorités mauritaniennes reconnaissent d’une manière vague et générale que des agents de l’État ont commis de graves violations des droits humains pendant le Passif humanitaire, mais insistent que l’État a, par la suite, adéquatement réglé cette situation et que la page est maintenant tournée.
La lettre du ministre de la Justice, Brahim Ould Daddah, à Human Rights Watch montre une hostilité envers ceux qui critiquent la manière dont l’État a géré l’héritage du Passif humanitaire, y compris sa loi d’amnistie qui protège de toute forme de poursuite les personnes coupables de graves abus :
La question du Passif humanitaire a été adéquatement gérée et complètement réglée à la satisfaction des Mauritaniens patriotes et en accord avec les traditions de tolérance et de sagesse qui ont façonné le peuple mauritanien au cours des siècles et l’ont aidé à éviter les graves conséquences que certains agitateurs, qui vendraient leur conscience pour quelques pièces de monnaie, aspirent toujours à atteindre et s’y emploient aux dépens de la diversité, de l’unité et de la solidarité du peuple mauritanien.
Il est malheureusement clair que vous êtes obsédés par la Loi d’amnistie générale de 1993 et y êtes opposés, loi qui n’est plus sujet à débat puisqu’elle est maintenant dernière nous. L’affaire du Passif humanitaire a été définitivement réglée, et nous avons garanti les droits des victimes et des personnes lésées de manière responsable et sage.
Étant donné l’insinuation du ministre que ceux qui contestent la manière dont l’État a géré la question des abus passés sont des « agitateurs » antipatriotiques, il n’est pas surprenant de voir les autorités avoir recours à des mesures répressives contre les associations et les individus qui les défient à cet égard.
Rassemblement organisé par le Collectif des veuves et par le Collectif des Orphelins des Victimes Civiles et Militaires 86-91 (COVICIM) à l’occasion de la Journée de commémoration des événements de 1989/1990. Nouakchott, novembre 2016. © 2016 Tiphaine Gosse
Mamadou Kane, l’un des officiers condamnés et emprisonnés à la suite d’un coup d’État manqué en 1987, est aujourd’hui le président du Collectif des victimes de la répression (COVIRE), une organisation fondée en 2006 qui milite pour les droits des victimes du Passif humanitaire et de leurs familles.
Kane a déclaré à Human Rights Watch que la réponse du gouvernement du président Abdel Aziz était inadéquate : « Il [le président] ne peut fournir que des réparations et des commémorations – et non pas la justice ou la vérité. »[107] Kane a déclaré que le processus par lequel l’État a indemnisé les victimes et leurs familles n’était ni indépendant ni transparent.
Maimouna Alpha Sy, Secrétaire générale d’une organisation qui défend les droits des veuves, le Collectif des veuves des victimes militaires et civiles des événements de 1989 – 1991, a déclaré à Human Rights Watch avoir passé trois mois à chercher son mari, Ba Idy Hassan, après son arrestation le 26 novembre 1990.[108]
Des personnes arrêtées en même temps que son mari, qui était un agent des douanes, lui ont ultérieurement dit qu’il avait été tué le lendemain matin de son arrestation : « Tout ce que les autorités m’ont dit, c’est qu’il était mort d’une crise cardiaque. Ils ne m’ont pas dit pourquoi il avait été arrêté, ils ne m’ont pas montré son corps, je ne sais pas où il est enterré. »[109]
Fatimata Yéro Sall a déclaré à Human Rights Watch qu’elle n’a jamais revu son frère après son arrestation en décembre 1990 et Aïssata Mamadou Anne a affirmé qu’elle n’a jamais revu son mari après son arrestation le même mois.[110]
Maïmouna Alpha Sy, Secrétaire générale du Collectif des veuves des victimes militaires et civiles des événements de 1989 – 1991. © 2017 privé
Maimouna Alpha Sy a déclaré à Human Rights Watch que les revendications du groupe vont au-delà de la compensation financière et incluent le fait de traduire en justice les hauts responsables impliqués : « Nous voulons la vérité et la justice, y compris tenir responsable les généraux ; nous voulons des réparations et savoir où sont les morts. » Sy a également affirmé que les indemnisations octroyées aux familles des victimes étaient insuffisantes.[111]
Mamadou Kane, qu’un tribunal militaire a condamné aux travaux forcés à perpétuité mais qui n’a finalement purgé que trois ans et demi, a déclaré à Human Rights Watch qu’il avait reçu une indemnité forfaitaire unique, mais que les autorités avaient refusé de lui accorder une réhabilitation.[112] Il a également déclaré que le fait que les autorités n’aient pas effacé son casier judiciaire signifie que le temps qu’il a passé en prison n’a pas été inclus dans ses années de service en calculant le montant de sa pension.[113]
Les autorités mauritaniennes ont entravé les efforts de ces deux groupes visant à remettre en cause la manière dont l’État a géré la question du Passif humanitaire. Mamadou Kane a déclaré à Human Rights Watch qu’après son élection à la présidence de COVIRE, les autorités ont refusé de lui fournir un récépissé (un document qui prouve que l’association a accompli les procédures d’enregistrement requises) qu’il doit produire lorsqu’il souhaite louer des lieux pour organiser des événements. Kane a ajouté que les autorités ont entravé les tentatives de commémoration des exécutions de 1990 qui ont eu lieu un 28 novembre, jour où la Mauritanie célèbre son indépendance.[114] Kane a affirmé :
Le jour de la fête de l’indépendance [en 1990], ils ont fait sortir 28 militaires de la prison et les ont pendus. Chaque année à cette date, nous essayons de commémorer l’événement, généralement dans un lieu public. Si la police a vent de nos plans, ils viennent bloquer la commémoration. … Le 28 novembre 2015, nous voulions organiser un événement à Sebkha [une banlieue de Nouakchott], mais la police nous en a empêchés.[115]
Maymouna Alpha Sy a déclaré que les autorités autorisent généralement son organisation à mener des campagnes sans obstruction, mais que le 28 novembre 2016, la police les a empêchés de manifester à Nouakchott en tenant des photos de leurs proches décédés.[116]
Puis, à la même date en 2017, la police a arrêté Sy, deux autres membres de son association, et deux autres personnes. Elle a déclaré à Human Rights Watch :
Le président avait décidé de se rendre à Kaédi pour la Fête de l’indépendance cette année. Nous avons donc décidé d’y aller aussi, et de dire : « Nous sommes toujours là. » Nous avons déployé nos bannières – les bannières habituelles sur la mémoire, la vérité, la compensation, pas de pardon sans justice – pendant que le cortège présidentiel passait. C’est alors que des hommes en civil sont venus nous saisir.
Les policiers ont détenu les cinq personnes à la Direction de la sécurité de la ville, les accusant de perturber l’ordre public. Ils ont été détenus pendant six jours puis libérés. Selon Sy, les autorités n’ont pas inculpé les cinq personnes, et ne les ont pas obligées à comparaitre devant un juge ou un procureur ; en outre, elles ne les ont pas inculpées par la suite.[117]
Affaires judiciaires relatives à la liberté d’expression
Les poursuites judiciaires contre un officier de l’armée à la retraite et un jeune bloggeur illustrent ce qui peut arriver à des personnes qui, alors qu’ils ne sont membres d’aucune organisation, abordent des questions ethniques et de caste d’une manière provocatrice.
Mohamed Cheikh Ould Mkhaitir
Les autorités ont arrêté Mohamed Cheikh Ould Mkhaitir le 2 janvier 2014 et l’ont accusé d’apostasie en raison d’un article qu’il avait publié trois jours plus tôt sur le site d’information mauritanien arabophone aqlame.com.[118] Mkhaitir appartient à une caste sociale inférieure au sein de la communauté Beydane connue sous le nom de lem’almin لمعلمين (forgerons). Dans son article, il a critiqué les mauritaniens qui citent des exemples de la vie du prophète Mahomet pour justifier la discrimination raciale ou de caste.[119]
L’article de Mkhaitir a provoqué de grandes manifestations devant le palais présidentiel, avec de nombreux manifestants de divers courants islamistes appelant à l’exécution de Mkhaitir.[120] Le président Abdel Aziz s’est adressé à l’un de ces rassemblements le 10 janvier 2014, déclarant, selon les médias, que l’article constituait un « crime hideux » et que les médias « doivent respecter notre religion et ne pas lui porter atteinte en aucune circonstance. »[121]
Le 24 décembre 2014, le Tribunal de première instance de Nouadhibou a trouvé Mkhaitir coupable d’apostasie (zendaqa) en vertu de l’article 306 du code pénal, et de « montrer du mépris » à l’égard du prophète, et l’a condamné à mort.[122]
La Mauritanie est l’un des rares pays qui prévoit la peine de mort pour apostasie.
Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, un organe composé d’experts indépendants qui surveille la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) par les États parties, a déclaré dans son commentaire général au sujet de l’article 19 relatif au droit à la liberté d’expression, que des « interdictions de manifestations de manque de respect pour une religion ou autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte », à moins que ces manifestations ne constituent une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence. De plus, l’article 6 du PIDCP, que la Mauritanie a ratifié, prévoit que les pays qui n’ont pas aboli la peine de mort devraient la réserver « uniquement pour les crimes les plus graves. »
Le 21 avril 2016, la Cour d’appel a confirmé la condamnation à mort de Mkhaitir tout en requalifiant son délit de mécréance (kufr) au lieu d’apostasie.[123]
En vertu de l’article 306 du code pénal, la Cour suprême a le pouvoir d’annuler la peine de mort pour apostasie ou mécréance, ou de la réduire à une peine d’emprisonnement maximale de deux ans et à une amende si la personne condamnée s’est repentie dans les trois jours qui ont suivi l’infraction.
Il semble que Mkhaitir s’est repenti lors d’une audience préliminaire dans un poste de la police militaire, lors de son procès en décembre 2014 et de nouveau devant la Cour d’appel de Nouadhibou.
Le 31 janvier 2017, la Cour suprême de Mauritanie a statué qu’il y avait eu des irrégularités dans le procès devant la Cour d’appel et a renvoyé l’affaire à la Cour d’appel pour réexamen. Une cour d’appel différemment constituée a jugé à nouveau l’affaire en début de novembre 2017 ; elle a décidé le 9 novembre que la repentance de Mkhaitir était valide selon les critères du code pénal et a réduit sa peine à deux ans de prison et à une amende de 60 000 ouguiyas (170 dollars US).
Le procureur a immédiatement introduit un recours en cassation devant la Cour suprême contre la réduction de la peine. Le 16 novembre, le Conseil des ministres – réuni sous la présidence du chef de l’État Mohamed Ould Abdel Aziz – a approuvé un projet de loi qui durcit le code 306 en éliminant la possibilité de se repentir pour échapper à la peine de mort pour apostasie. À la fin de l’année 2017, la législature mauritanienne n’avait pas donné suite à ce projet de loi.
Vers la mi-janvier 2018, on ne savait toujours pas où se trouve Mkhaitir, il est présumé qu’il est toujours en détention. Les autorités n’avaient pas parlé publiquement au sujet du lieu où il se trouve ni du fondement juridique de sa détention qui apparemment se poursuit.
Fatimata M’Baye, avocate et présidente de l’Association mauritanienne des droits de l’homme. Nouakchott, mars 2017. © Eric Goldstein/Human Rights Watch
L’avocate de Mkhaitir, Fatimata M’Baye, a déclaré à Human Rights Watch qu’elle a reçu des menaces de mort parce qu’elle avait assuré la représentation juridique de Mkhaitir. Elle attribue les poursuites contre lui à l’influence politique exercée par des groupes politiques islamistes mauritaniens.[124]
Une autre critique véhémente du procès intenté contre Mkhaitir, Aminetou Ely, qui est présidente de l’Association des femmes chefs de famille, a accusé les autorités d’être complices d’une campagne d’intimidation visant à la réduire au silence. Elle a attribué cela à ses prises de position, en tant que Beydane, sur le procès contre Mkhaitir ainsi que sur la question du Passif humanitaire.
En 2014, Aminetou Ely a déposé une plainte auprès de la police à Nouakchott, après qu’un chef religieux, Yehdhih Ould Dahi, l’a publiquement accusée d’apostasie et a apparemment appelé à sa mort.[125]
Aminetou Ely a déclaré à Human Rights Watch que les autorités n’ont pas réagi à sa plainte avant décembre 2015, lorsque le procureur en chef de Nouakchott l’a convoquée. En arrivant au rendez-vous, elle y a trouvé le chef religieux qu’elle avait accusé de l’avoir menacée. « Je n’ai rien dit. Il a essayé de me frapper, il a dit toutes sortes de choses et m’a, de nouveau, menacé de me tuer, devant le procureur en chef. Le procureur n’a rien fait. »[126]
Aminetou Ely a affirmé à Human Rights Watch que Dahi a continué de proférer des menaces contre elle après la réunion ; mais les procureurs, a-t-elle ajouté, ne l’ont pas contactée depuis et n’ont pas engagé de poursuites judiciaires.
Aminetou Ely et des collaborateurs de l’Association des femmes chefs de famille, déployant à Dar Naïm une banderole du « Centre d’accueil des Femmes Victimes de Violence et de l’esclavage ». Novembre 2016. © 2016 Marie Foray
En réponse à une question sur la raison pour laquelle les autorités n’ont pas engagé de poursuites contre Dahi, le ministre de la Justice Brahim Ould Daddah a nié qu’Aminetou Ely ait été menacée et a déclaré à Human Rights Watch que le procureur n’a pas engagé de poursuites faute de preuves suffisantes.[127] Un membre du cabinet du ministre a déclaré à Human Rights Watch qu’Aminetou Ely et Yehdhih Ould Dahi se sont
réconciliés.[128] Ely a nié cela, affirmant que la seule fois où elle a rencontré Dahi, c’était dans le bureau du procureur.[129]
Aminetou Ely a affirmé à Human Rights Watch qu’elle ne voyage plus maintenant qu’accompagnée d’un garde du corps pour assurer sa sécurité, et que son fils de 20 ans a déménagé aux États-Unis après avoir reçu des menaces de mort.[130]
Oumar Ould Beibacar
Oumar Ould Beibacar, qui a pris sa retraite en tant que colonel de la Garde nationale en juillet 2015, a déclaré à Human Rights Watch avoir subi des représailles de la part du gouvernement en raison de ses prises de position publiques sur la question du Passif humanitaire.[131] « Ils me craignent parce que je les dénonce », a-t-il affirmé. Il a ajouté que les autorités étaient particulièrement effrayées parce qu’il était rare pour un Beydane comme lui, et encore plus rare pour un officier de l’armée à la retraite, de critiquer la manière dont les autorités ont géré la question des atrocités passées commises contre les officiers négro-mauritaniens.
Oumar Ould Beibacar.
Oumar Ould Beibacar a déclaré à Human Rights Watch que des policiers en civil l’ont arrêté après une conférence de presse à Nouakchott le 28 novembre 2015, au cours de laquelle il avait accusé les autorités au pouvoir en 198
9-1991 d’avoir commis un « génocide » pour lequel elles doivent être traduites en justice.[132] L’avocat Brahim Ould Ebetty, qui a assisté à la conférence de presse de Beibacar puis a été présent lors de son arrestation, a déclaré à Human Rights Watch: « C’était la première fois qu’un colonel osait parler ainsi [en public]. »[133] Oumar Ould Beibacar a déclaré à Human Rights Watch qu’il a été détenu pendant une semaine dans un centre de détention militaire avant d’être déféré devant un procureur. Le procureur a renvoyé Beibacar devant un juge d’instruction chargé de traiter les affaires liées au terrorisme.
Le 3 décembre 2015, un juge du tribunal de Nouakchott-Ouest a placé Beibacar sous contrôle judiciaire pendant que le tribunal enquêtait sur des accusations de terrorisme et d’atteinte à la sécurité nationale.[134] L’ordonnance de contrôle judiciaire l’obligeait à rester à Nouakchott et à se présenter au poste de police toutes les deux semaines.
Les accusations potentielles énumérées dans l’ordre incluaient l’« incitation à l’intolérance ethnique et raciale » et l’« incitation à porter atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de la nation», conformément à l’article 6(7) de la Loi de 2010 relative à la lutte contre le terrorisme qui considère l’« incit[ation] au fanatisme ethnique, racial ou religieux » comme une forme de terrorisme.[135]
La loi définit le terrorisme comme « une infraction […] qui peut porter gravement atteinte au pays et commise intentionnellement dans le but d’intimider gravement la population ou de contraindre indûment les pouvoirs publics à accomplir ce qu’ils ne sont pas tenus de faire ou à s’abstenir de faire ce qu’ils sont tenus de faire, pervertir les valeurs fondamentales de la société et déstabiliser les structures et/ou institutions constitutionnelles, politiques, économiques ou sociales de la Nation […]. »[136]
Oumar Ould Beibacar a également fait l’objet d’une enquête pour violations présumées de l’article 33 de l’Ordonnance de 2006 sur la liberté de la presse, qui interdit les discours incitant à des crimes contre la sûreté intérieure ou extérieure de l’État, et de l’article 34 qui interdit les discours adressés à des militaires et visant à les détourner de leurs devoirs.[137]
En novembre 2016, l’avocate Fatimata M’Baye a déposé une requête devant le même tribunal de Nouakchott pour annuler l’ordonnance de contrôle judiciaire, qui avait alors cours depuis 11 mois. Le tribunal a rejeté la requête dans une décision datée du 30 novembre 2016.
La Cour d’appel de Nouakchott a confirmé cette décision le 17 janvier 2017, déclarant que l’affaire de l’accusé comportait « des dangers potentiels » et que l’enquête sur ses infractions présumées était en cours.[138] Oumar Ould Beibacar a déposé une requête devant la Cour suprême lui demandant de contraindre les autorités à lui restituer son passeport, que les autorités avaient confisqué dans les jours qui ont suivi son arrestation, ainsi que son ordinateur et son téléphone portable.
Selon Beibacar, les autorités n’ont pas porté l’affaire devant la justice car elles craignaient qu’un procès ne lui fournisse une plate-forme publique pour parler du massacre des officiers noirs de l’armée dans la ville d’Inal en novembre 1990.[139]
À dater de novembre 2017, Beibacar demeure sous contrôle judiciaire, sans autre développement en ce qui concerne le dépôt ou l’abandon des accusations portées contre lui. Il a cessé de se présenter au poste de police mais n’a pas récupéré son ordinateur, son téléphone portable ou son passeport et a donc été dans l’impossibilité de voyager à l’étranger.[140]
Le ministre de la Justice Brahim Ould Daddah a écrit à Human Rights Watch au sujet d’Oumar Ould Beibacar :
[I]l est poursuivi en justice pour incitation à des conflits ethniques et raciaux et incitation à porter atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l’État, actes punissables en vertu du code pénal mauritanien, conformément aux dispositions de la Loi relative à la lutte contre le terrorisme et de l’Ordonnance sur la liberté de la presse.
Quant à sa mise sous contrôle judiciaire, c’est une alternative à la détention préventive. Toute personne accusée peut être placée sous ce contrôle à tout moment pendant l’enquête. Il a fait appel pour casser la dernière décision prononcée contre lui, et l’affaire est toujours en instance devant la Cour suprême.
III. Cadre juridique
Obligations juridiques internationales
La Mauritanie a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (et son Protocole facultatif), la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CERD), la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), la Convention relative aux droits de l’enfant (CIDE), la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) et la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.
Le CERD oblige les États parties à « prendre des mesures efficaces pour revoir les politiques gouvernementales nationales et locales et pour modifier, abroger ou annuler toute loi et toute disposition réglementaire ayant pour effet de créer la discrimination raciale ou de la perpétuer là où elle existe. »[141]
Le CERD énumère à l’article 5 de nombreux droits fondamentaux, énoncés dans d’autres instruments fondamentaux relatifs aux droits humains, qui sont nécessaires pour que les États s’acquittent de leur obligation d’éliminer la discrimination raciale et de promouvoir la compréhension.[142] Ces droits comprennent le droit à la nationalité et le droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques.
La Mauritanie a ratifié la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et adhéré à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. En juillet 2016, elle a présenté un rapport périodique sur la mise en œuvre de la charte à la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples.[143] La Mauritanie a également ratifié la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant et le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits de la femme en Afrique.
Lois nationales
La constitution
La constitution mauritanienne définit en termes généraux un ensemble de protections des droits humains pour ses citoyens. L’Article premier assure à tous les citoyens l’égalité devant la loi et interdit « toute propagande particulariste de caractère racial ou ethnique ». L’Article 10 garantit à tous les citoyens les libertés de circuler, d’expression, de réunion et d’association.
L’Article 11 garantit aux citoyens le droit de former et d’adhérer à des partis politiques « sous la condition […] de ne pas porter atteinte par leur objet ou par leur action à la souveraineté nationale, à l’intégrité territoriale, à l’unité de la Nation et de la République. ». La constitution garantit également « l’honneur et la vie privée du citoyen, l’inviolabilité de la personne humaine, de son domicile et de sa correspondance […]. » L’Article 13 interdit la privation arbitraire de liberté.[144]
Le Code pénal
Le Code pénal de 1983 prévoit la peine de mort pour des crimes comprenant la fornication si l’auteur de l’infraction est soit marié, soit divorcé, l’homosexualité et l’apostasie.[145] La loi habilite la Cour suprême à annuler ou à réduire la peine, ou à prévoir une peine privative de liberté pour les « apostats » reconnus coupables qui se repentent dans les trois jours suivant leur infraction.[146] Toutefois, un projet de loi approuvé par le Conseil des ministres le 16 novembre 2017 éliminerait la repentance comme base pour échapper à la peine de mort pour apostasie.
La liberté de réunion
La Loi de 1973 relative aux réunions publiques dispose que « toute réunion publique doit faire l’objet d’une déclaration auprès des autorités administratives habilitées au moins trois jours francs avant la date de la réunion. »[147] Le régime juridique est donc un régime de notification plutôt que de demande de permission.
La Loi de 1964 relative aux associations
En vertu de la Loi de 1964 relative aux associations, le ministère de l’Intérieur approuve ou rejette les demandes d’autorisation des associations de la société civile.
Il peut, sans avoir à obtenir préalablement l’approbation d’un tribunal, révoquer le statut légal de toute association qui : « provoquerait des manifestations armées ou non dans la rue compromettant l’ordre ou la sécurité publique » ; « […] se livrerait à une propagande antinationale » ; ou « […] exercerait une influence fâcheuse sur l’esprit des populations. »[148]
La loi prévoit également une peine d’emprisonnement entre un et trois ans pour toute personne qui continue « à assumer l’administration d’associations fonctionnant sans autorisation ou dont l’autorisation aurait été révoquée » et une peine d’emprisonnement de 6 mois à un an pour toute personne « participant au fonctionnement » d’une association sans autorisation ou dont l’autorisation aurait été révoquée.[149] L’une des infractions pénales pour lesquelles 13 membres de l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA) ont été condamnés en août 2016 (voir ci-dessus) était l’appartenance à une association non autorisée.[150]
Un projet de loi approuvé par le Conseil des ministres en 2016 et visant à remplacer la Loi de 1964 est encore sous examen. Dans sa lettre adressée à Human Rights Watch, le ministre de la Justice Brahim Ould Daddah a affirmé que le projet de loi « garantit l’exercice des libertés et des droits et consacre les obligations internationales qui s’y rapportent conformément au code juridique mauritanien. »
(Voir Annexe II)
Toutefois, le projet de loi représente à bien des égards un recul par rapport à la Loi de 1964. Alors que cette dernière ne fait aucune référence à l’activité politique, le projet de loi interdit expressément aux associations de mener toute sorte d’activité jugée « politique » et prévoit la dissolution de celles qui mènent de telles activités.[151] L’article 6 du projet de loi interdit l’établissement de toute association ayant des objectifs « contraires à l’islam » ou dont les activités « portent atteinte à l’unité nationale ».[152]
Le projet de loi diviserait les associations de la société civile en trois catégories, en fonction de l’échelle sur laquelle elles opèrent: nationale, régionale (wilaya) et de district (mouqata’a).[153] Le ministère de l’Intérieur continuera d’approuver ou de rejeter les demandes d’autorisation des associations travaillant au niveau national; et les autorités régionales et de district compétentes se prononceraient sur les demandes soumises par les organisations travaillant sur des questions qui dépendent de leur juridiction.[154]
En cas d’adoption, le projet de loi exigerait également que les associations fournissent beaucoup plus d’informations lors de la soumission de leurs demandes de reconnaissance légale que sous la loi actuelle.
Cette dernière exige que les fondateurs fournissent le nom et les objectifs de leur association, le lieu de son fonctionnement, ainsi que les noms, les professions, les domiciles et les nationalités de ses administrateurs et directeurs. Le projet de loi exige, entre autres, qu’une organisation fournisse également le procès-verbal de sa réunion constitutive et une copie de ses statuts et de son règlement intérieur.
Il exige également qu’une organisation fournisse les numéros de téléphone et les numéros d’identification nationaux de ses administrateurs. Les demandes doivent être soumises en trois exemplaires et signées et attestées par un avocat.[155]
Amnesty International et 20 autres organisations internationales et mauritaniennes ont publié une déclaration le 2 juin 2016 dans laquelle elles s’opposaient au projet de loi au motif que celui-ci violerait le droit à la liberté d’association.[156]
Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies n’a jamais publié de commentaire général interprétant le droit à la liberté d’association comme protégé par l’article 22 du PIDCP, mais il a affirmé que les États parties « devrai[ent] prendre toute mesure appropriée pour éviter les obstacles et restrictions inutiles, en droit et dans la pratique, aux activités des organisations de la société civile. »[157]
La Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur le droit de réunion pacifique et d’association a affirmé dans un rapport de 2014 :
Dans les pays où un système d’enregistrement est en place, il faut veiller à ce qu’il ne défavorise personne en imposant des procédures complexes ou en posant des limites injustifiées aux types d’activités que peuvent exercer les associations.
L’État a le devoir de prendre des mesures positives pour lever les obstacles particuliers que peuvent rencontrer les groupes marginalisés, notamment les communautés autochtones, les minorités, les personnes handicapées, les femmes et les jeunes, dans la constitution d’associations.[158]
Selon un rapport préparé par l’International Center for Not-for-Profit Law (ICNL) pour l’Open Society Institute, accorder le pouvoir aux ministères et aux organismes publics de dissoudre les ONG « intimiderait les organisations de la société civile et aurait un effet néfaste sur leur indépendance et leurs activités. »
Le rapport recommande que la loi prévoie d’autres sanctions – par exemple, des amendes spécifiques à différents types de violations.[159] L’INCL recommande que la dissolution d’une ONG soit « le dernier recours » prévu « uniquement pour les violations les plus graves et les plus flagrantes et – sauf dans les cas impliquant une menace de préjudice irréparable de la plus haute urgence – seulement après que l’organisation de la société civile a eu l’occasion de corriger son comportement et de contester les allégations. »[160]
Les législations contre l’esclavage et contre la torture
La Mauritanie a adopté pour la première fois une loi abolissant l’esclavage en 1981, mais elle n’a criminalisé cette pratique qu’en 2007.[161] La loi de 2007 a prévu l’instauration du Programme pour l’éradication des séquelles de l’esclavage (PESE) qui visait à traiter le problème de l’héritage de l’esclavage.
En mars 2013, les autorités ont remplacé le PESE par l’Agence nationale de lutte contre les séquelles de l’esclavage, de l’insertion et de lutte contre la pauvreté, également connue sous le nom de Tadamoun (le mot arabe pour solidarité).
L’adoption par la Mauritanie, en 2014, d’une feuille de route pour lutter contre l’esclavage, basée sur les recommandations de la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur l’esclavage, Gulnara Shahinian, a entraîné le gouvernement à adopter une législation plus ferme contre l’esclavage en septembre 2015.
La loi 2015-031 criminalisant l’esclavage et luttant contre les pratiques assimilables à l’esclavage a, entre autres, doublé la peine d’emprisonnement maximale de 10 à 20 ans et créé des tribunaux spéciaux pour poursuivre en justice les auteurs de pratiques d’esclavage et de celles assimilables à l’esclavage.[162]
Un rapport conjoint d’ONG a salué la nouvelle législation contre l’esclavage, mais a averti qu’elle ne serait efficace que si la police, les procureurs et le pouvoir judiciaire s’engageaient à l’appliquer.[163] Jusqu’à ce jour, les autorités ont obtenu des condamnations dans seulement deux affaires judiciaires relatives à l’esclavage, la première condamnation en vertu de la loi de 2007 et la seconde en vertu de la loi de 2015.[164]
Dans la première affaire, Ahmed Ould Hassine a été condamné à deux ans d’emprisonnement et à une amende d’environ 4 700 dollars US en novembre 2011 après qu’un tribunal l’a reconnu coupable d’avoir réduit à l’esclavage Saïd et Yarig Maâtallah, frères respectivement âgés de 16 et 14 ans quand Human Rights Watch les a interviewés en mars 2017.[165]
La loi n° 2013-011 du 23 janvier 2013 visant à lutter contre les crimes d’esclavage et de torture en tant que crimes contre l’humanité a reconnu la torture comme un crime spécifique, mais ne l’a pas définie.[166]
En 2015, le gouvernement a également adopté une loi contre la torture qui définit la torture de la même manière que l’article 1 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il a également abrogé et remplacé la loi de 2013 susmentionnée relative à la lutte contre l’esclavage et la torture.[167] La même année, le gouvernement a adopté une autre loi qui prévoit l’établissement d’un Mécanisme national de prévention de la torture, conformément à ses obligations en vertu du Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.[168]
L’article 4 de la loi contre la torture de 2015 prévoit des garanties pour toutes les personnes privées de liberté, y compris le droit d’avoir accès à un avocat dès le début de la privation de liberté, le droit d’être présenté sans délai devant un juge et le droit de faire examiner par un tribunal la légalité de la détention.[169] La loi exige également que les autorités judiciaires mènent des enquêtes impartiales sur les allégations crédibles de torture et prévoit des réparations, y compris des indemnités financières, pour les victimes de torture.[170]
Ces dispositions de l’article 4 renforcent de manière significative les droits des personnes en détention d’avoir accès à un avocat, en comparaison au code de procédure pénale (CPP) qui ne permet aux personnes d’avoir accès à un avocat qu’à la fin de leur première période de garde à vue.
Alors que la première période de garde à vue prévue par le CPP est normalement de 48 heures, elle peut durer jusqu’à 30 jours pour les personnes arrêtées pour suspicion d’atteinte à la sécurité intérieure ou extérieure ou de terrorisme.[171] De plus, l’article 58 du CPP prévoit que le procureur de la République puisse retarder la communication entre le détenu et son avocat « si les besoins de l’enquête l’exigent », ce qui représente une norme très permissive.
Human Rights Watch a demandé aux autorités par écrit (voir annexe I) si elles envisageaient d’apporter des modifications au code de procédure pénale pour assurer la cohérence avec les dispositions de la loi contre la torture de 2015 qui accorde à tous les détenus le droit à un avocat dès le début de toute période de détention, et si elles ont informé la police, les procureurs et les juges que la nouvelle loi a la primauté sur le code de procédure pénale en ce qui concerne le droit d’accès à un avocat. Les autorités n’ont pas répondu à ces questions.
En décembre 2016, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, Juan Mendez, a publié un rapport basé sur les recherches qu’il a menées en Mauritanie en janvier 2016.[172] Mendez a salué la loi contre la torture de 2015 mais a souligné la persistance de graves problèmes, affirmant que la torture et les mauvais traitements « sont encore répandus, en particulier aux stades initiaux de l’arrestation et de l’interrogatoire, et visent souvent à extorquer des aveux. ».[173]
Le rapporteur spécial s’est dit « profondément préoccupé par le caractère généralisé de cette pratique », la torture et les mauvais traitements étant utilisés pendant toute la durée de la garde à vue dans des affaires de sécurité d’État et de terrorisme :
Les personnes interrogées ont indiqué avoir été soumises à de graves privations de sommeil, avoir été menottées aux poignets et aux chevilles, avoir été contraintes de se maintenir dans des positions pénibles plusieurs jours durant et avoir été suspendues par les mains et les pieds. Ces allégations ont été largement corroborées par des examens médico-légaux. Des informations signalant que les personnes reconnues coupables de terrorisme étaient mises à l’isolement pendant de longues périodes ont également été reçues.[174]
Loi contre la discrimination
Le 9 juin 2017, l’Assemblée nationale a adopté une nouvelle loi visant à lutter contre la discrimination qui contient des dispositions pouvant servir à emprisonner des personnes pour des discours de nature non violente.
L’article 10 prévoit : « Quiconque encourage un discours incendiaire contre le rite officiel de la République Islamique de Mauritanie est puni d’un an à cinq ans d’emprisonnement. »[175] Un critère aussi vague pourrait s’appliquer à des individus qui critiqueraient pacifiquement l’islam tel qu’il est pratiqué en Mauritanie, ce que certains militants opposés à l’esclavage et à la discrimination, comme Biram Bah Abeid et Mohamed Cheikh Ould Mkhaitir, ont déjà fait.
IV. Remerciements
Les recherches menées pour le présent rapport ainsi que la rédaction ont été réalisées par Nicholas McGeehan, alors chercheur senior auprès de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord, a rédigé certaines parties du rapport et l’a révisé. Clive Baldwin, conseiller juridique senior, a assuré la révision juridique et Tom Porteous, directeur adjoint au Bureau du Programme, a révisé le contenu lié au programme.
Brahim Elansari, alors assistant chercheur auprès de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord, a apporté son aide pour les recherches. La traduction en français a été réalisée par Tarek Abi Samra et révisée par Peter Huvos. Une collaboratrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord ainsi que Rebecca Rom-Frank, coordinatrice du département des Publications/photographies, Fitzroy Hepkins, responsable administratif, et Jose Martinez, coordinateur senior, ont apporté une aide à la production.
Source : Human Rights Watch