Au seuil de la 57ème année de son accession à l’indépendance nationale, notre pays, la Mauritanie, ne cesse de se débattre dangereusement au milieu d’une succession de crises multidimensionnelles dont il semble incapable d’en démêler l’écheveau.
Cet âge où les États deviennent généralement majeurs, survient à un moment où, chez nous, le doute ne cesse de s’installer dans les cœurs et les esprits et le rêve d’une nation stable, égalitaire et unifiée, s’amenuise d’un jour à l’autre. Ce constat triste et alarmant des tendances lourdes qui hypothèquent actuellement notre avenir, n’est pas nécessairement chargé de menaces par lui-même.
Il ne l’est devenu qu’à cause des mauvais traitements des problèmes posés et/ou des réponses inappropriées, quelque peu tendancieuses, autoritaristes ou condescendantes à des revendications légitimes.
La génération des indépendances dont je suis, a ouvert les yeux au milieu des années 70 sur la certitude bien ancrée d’une évolution certaine vers des lendemains meilleurs ; confortée en cela par le sentiment d’impartialité de l’Etat et par le tempérament général de ces années où l’Espoir était alors la chose la mieux partagée.
Au-delà des vicissitudes et des contraintes de l’époque, le climat général était résolument optimiste, tourné vers la confiance en l’avenir. Cet avenir – le nôtre – que l’on supposait fait de progrès et de développement où seront englouties et dépassées toutes nos misères, tares et contradictions sociales.
Les lenteurs, les contingences et les legs du passé ne sauraient retarder – pensions-nous naïvement – pour plus d’une ou deux générations, ce rendez-vous salvateur avec l’histoire prise nécessairement au piège de ses habitudes.
Etat patrimonial et prédateur
Cette vision d’une Mauritanie d’antan, simple et ascète – flashée en un instant t (milieu de la décennie 70) et en un point donné (Mederdra) – qui s’est si bien incrustée dans l’inconscient de l’élève que j’étais, à mi-chemin entre l’enfance et l’adolescence, n’est certainement pas extensible ni applicable en tout point de la vaste étendue de notre territoire national.
J’ose cependant une extrapolation : si cette forte certitude s’est si naturellement et si profondément ancrée dans mon jeune esprit, il est certain que d’autres congénères, ayant ressenti – enfant – une certaine égalité des chances sous l’impulsion des institutions de la première république, auraient nourri des sentiments similaires ou s’y apparentant, affectés des coefficients de pondération propres à leur milieu.
Les rêves et les états d’esprit de cette Mauritanie tournée vers le modernisme – certes assez limitée et exclusivement circonscrite aux milieux citadins et scolarisés de l’époque – aujourd’hui bien morte et enterrée, ont cédé le pas, à 40 années d’intervalle, aux inégalités sans limites qui détruisent d’autant les bases de la fraternité, aux particularismes triomphants épousant les lignes de partage ethniques, raciales, tribales et sociologiques.
Cette recrudescence des particularismes impulsée par l’injustice, cristallisée par l’exacerbation des nationalismes étroits et des antagonismes idéologiques, se nourrit surtout des mamelles d’un État patrimonial et prédateur, aux structures déglinguées et précaires, miné par les contradictions internes et rongé jusqu’à l’os par des pratiques, des préjugés et des comportements typiquement bédouins.
L’histoire nous enseigne que la déliquescence des États modernes commence toujours par la détérioration des rapports sociaux. Lesquels rapports sociaux ne cessent de se dégrader au point où, de plus en plus, nous sentons amèrement nos différentes composantes nationales se dresser les unes contre les autres et se regarder désormais en chiens de faïence.
A l’origine de cette rigidification, le problème épineux de la justice sociale qui continue de se poser avec de plus en plus d’acuité. Jusqu’ici, l’action des gouvernements successifs a consisté à laisser aller, laisser faire sans fournir le moindre effort pour reconstruire les ponts et les liens qui se sont beaucoup érodés.
Laisser faire et ne rien entreprendre pour arrêter, voire inverser cette tendance, c’est aussi clairement décider en faveur du pourrissement du climat social déjà délétère et donc de l’aggravation des menaces résultant de l’injustice.
Inégalités sociales
Par cette attitude, les pouvoirs publics ont contribué à ce que le feu continue de couver sous les cendres. Nul ne peut cependant ignorer que, depuis quelques dizaines d’années, une logique de fossés, sourde mais inexorable, continue de laminer ce qui reste des maigres tissus reliant les différents pans de la société mauritanienne.
Cette toile de fond, portée par un sentiment d’inégalité et des revendications d’ordre socioculturel insatisfaites, a fini par polluer le climat social et produire une fracture radicale à l’intérieur de ce qui fut communément appelé société maure ou hassanophone.
Au sein de cet ensemble, les inégalités sociales ont dépassé depuis trop longtemps le seuil du tolérable, de l’acceptabilité. D’une part, ces inégalités ont, à la longue, détruit d’autant les bases de la fraternité qui étaient réelles et tangibles.
D’autre part, le système, crispé et rigide, tend à pérenniser en les dogmatisant les rapports et comportements traditionnels dominants, au lieu d’agir dans le sens de créer une communauté de citoyens. Cela correspond à prendre le contrepied de la logique qui préside à la constitution des États modernes.
Les résultats d’une telle option ne se sont pas fait attendre. Les conséquences désastreuses de l’installation d’un État patrimonial et prédateur, faisant de la fonction et des institutions étatiques, une multitude de petites féodalités dévolues à l’une ou l’autre des parties prenantes à cette loterie à l’échelle nationale, sont là pour nous rappeler que nous sommes mal partis, comme dirait Réné Dumond.
La tension diffuse mais assez perceptible, nous fait ressentir de l’électricité dans l’air à chaque coin de rue. La rancœur et la pulsion autodestructrice de ces exclus damnés de la terre, nous font craindre que la scission rampante, à l’œuvre depuis quelque temps, n’ait déjà fait des dégâts insoupçonnés, beaucoup plus importants et plus pernicieux que ce que l’on supposait.
L’état de misère endémique que vivent les Haratine sur plusieurs générations, devrait plutôt scandaliser le pays. La lecture des faits et de notre vécu quotidien nous fournissent la preuve que c’est exactement l’inverse qui s’est produit. L’État est non seulement insensible à la condition miséreuse d’une composante de son peuple qui concentre à elle seule 80 à 90% de l’analphabétisme et de l’extrême pauvreté du pays ; mais continue, de surcroît, à l’enfoncer davantage.
L’exclusion systématique de cette communauté de tous les rouages de l’administration publique et parapublique, son manque de représentativité politique, la déscolarisation de ses enfants ainsi que la propension récente à limiter sa présence même au niveau des agents subalternes de l’État, constituent autant de signes avant coureurs de l’instauration d’une ségrégation de fait englobant tous les échelons hiérarchiques de l’État.
A l’évidence, cela n’aurait pas été possible sans qu’il soit sous tendu par une volonté politique malfaisante. On constate, hélas, que plus qu’un manque de volonté politique, la persistance de la marginalisation des Haratine relève plutôt d’un choix conscient, délibéré et constant des détenteurs successifs du pouvoir en Mauritanie.
Inéluctablement, les bataillons des perdants du partage des ressources nationales – principalement les Haratine – se ligueront et se lèveront contre un système qui les spolie et une certaine élite qui programme et perpétue leur mise à l’écart.
Le désir de ceux qui occupent le haut de l’échelle sociale de maintenir, coûte que coûte, leur fortune et leur rang ne doit pas nous faire oublier que pour notre survie, l’intelligence collective doit nécessairement surpasser les égoïsmes individuels.
Bombes à retardement
Pourtant, nous vivons des temps exceptionnels où l’histoire ne cesse de bégayer nous administrant tous les jours et à doses massives, la preuve que les socles sur lesquels sont bâtis des États comme le nôtre, ne seraient en réalité rien d’autre que des bombes à retardement qui ne manqueraient pas de faire voler en éclats l’attelage militaro-tribaliste échevelé qui a privatisé pour son propre compte les avantages de l’Etat et jeté aux orties de larges franges de notre peuple.
L’historien A. J. Toynbee, pensait-il à la Mauritanie en écrivant : « Plus longue est l’obstruction, plus intense se fait la pression ; plus puissante est la pression, plus brutale est l’expression par laquelle les forces emprisonnées se libèrent enfin ? »
Espérons qu’on n’en arrive pas là. Mais ne nous faisons pas d’illusions : nous avons fini de fabriquer toutes les pièces du cocktail explosif rassemblant tous les ingrédients qui font de la Mauritanie d’aujourd’hui, un pays qui se meurt à l’intérieur et qui doit faire face, en même temps, à tant de défis extérieurs.
La logique de méfiance ou plutôt de défiance entre les composantes nationales, dont les origines remontent à la fin des années 70, n’a cessé d’aller crescendo. Les frustrations, les complaintes et les cris de détresse des couches défavorisées, exclues et écrasées par la pérennisation d’une stratification sociale surannée, et qui ont été émis sur toutes les longueurs d’ondes depuis des lustres, semblent ne trouver aucun écho ou répondant au niveau de la classe politique en général et plus particulièrement au niveau des tenants du pouvoir.
Il est évident que les exclus se détachent tout naturellement de cet ensemble social qui les abhorre et ne sont en rien concernés par sa cohésion. On ne peut donc les réintégrer à ce corps sans leur donner un minimum de droits sociaux. Ces pauvres et ces exclus constituent la majorité du peuple mauritanien.
Cette majorité (essentiellement composée de Haratine) vit aux portes de la société sans y être intégrée. Elle a donc besoin de disposer d’un minimum de ressources et de droits pour s’assurer une certaine indépendance sociale, recouvrer une certaine forme de citoyenneté et participer, aux côtés de ses semblables, à la vie de la cité dont nul ne devrait être exclu.
Pour arriver à cette fin, l’État démiurge, impartial et à égale distance de tous, constitue un passage obligé. Le respect des uns pour les autres et la participation effective de tous sont les bases du pacte hors duquel la communauté nationale n’aurait aucun sens.
La dimension morale ne devrait pas être en reste car les facteurs moraux sont aussi déterminants dans le développement des nations que l’économie, la politique ou la culture. Il ne suffira pas seulement de distribuer les richesses et certaines portions du pouvoir mais aussi se tenir prêt à faire certaines concessions sur leurs corollaires : le prestige et la dignité qui ne doivent plus demeurer l’apanage de certains.
Il est donc grand temps de retrouver les chemins de la réconciliation nécessaire…
Ceci ne pourrait advenir que par la prise de conscience que la République Islamique de Mauritanie n’appartient à personne. Nous en sommes tous à des titres et des degrés divers les bâtisseurs et les défenseurs ; les garants et les artisans. Léguer à nos enfants une situation aussi périlleuse, serait la manière la plus cynique de commettre l’infanticide.
L’alternative est pourtant simple, salutaire et bénéfique pour tous. Dépasser les structures et schémas traditionnels avec tact dans le cadre de l’État national, sans insulter ni le passé ni l’avenir ; simplement en faisant de la place aux Haratine qui ont toujours façonné l’histoire de la Mauritanie sans y avoir accès.
Pour réussir cette transition difficile dont je sais que l’écrasante majorité des mauritaniens appelle de ses vœux, j’en appelle aux bonnes volontés dont aucune n’est de trop. J’en appelle aussi aux simples citoyens et aux cadres patriotes mauritaniens et tout particulièrement parmi ceux-ci, ceux qui sont d’origine métisse pour jouer les rôles de passerelles et de locomotives de cette transmutation tant convoitée.
Mohamed Vall Ould Handeya
Président du MANIFESTE des Haratine