Messaoud, Biram : deux trajectoires de lutte qui augurent d’une transformation sociale et d’une émancipation politique devenues inéluctables

Messaoud, Biram : deux trajectoires de lutte qui augurent d’une transformation sociale et d’une émancipation politique devenues inéluctables.Depuis l’avènement de la démocratie, qui a ouvert la voie à une expression plus libre et explicite des aspirations politiques, une large frange des masses populaires victimes de l’esclavage… notamment dans les grands centres urbains s’est reconnue dans les idéaux du mouvement El HOR (Organisation pour la Liberation et l’Emancipation des Haratines) et s’est naturellement organisée autour de la figure de Messaoud Ould Boulkheir.

Dans cette dynamique, une partie de leur élite, la plus engagée, la plus résolue et la plus affranchie de tout complexe, a constitué l’avant-garde de ce mouvement. Cette tendance a su, en son temps, ébranler l’ordre établi, défier les fondements du système politique traditionnel et imposer une nouvelle recomposition des forces politiques en présence, dans laquelle elle a occupé une position centrale et déterminante. Cette mouvance a cristallisé de grands espoirs, au nom desquels ses militants ont consenti d’importants sacrifices. Sous le leadership de Messaoud Ould Boulkheir, elle a eu le mérite d’accélérer et d’élargir la prise de conscience parmi les victimes de l’esclavage. Celles-ci ont appris à s’unir autour de leur vecu commun, à affirmer leur dignité et à revendiquer, avec force, la maîtrise de leur propre destin.

Parmi ses acquis les plus emblématiques figurent : l’abolition officielle de l’esclavage, l’accession historique à la présidence de l’Assemblée nationale, l’élection de sept députés et la conquête de six mairies, ainsi qu’une participation gouvernementale significative sous la présidence de Sidi Ould Cheikh Abdallahi, avec la nomination de quatre ministres. À cela s’ajoutent la refondation du parti politique APP (Alliance Populaire Progressiste), auquel étaient affiliés le syndicat CLTM et l’ONG SOS Esclaves, sans oublier le consensus historique de la coalition des forces de l’opposition sur la candidature de Messaoud Ould Boulkheir à l’élection présidentielle de 2009.

Aussi, elle s’est imposée comme la principale révélation politique de l’opposition au régime de Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya, lequel l’a farouchement combattue, non seulement pour sa posture d’opposition à son régime, mais surtout en raison de sa spécifité politique, fondée sur la légitimité historique du combat pour la libération et l’émancipation des Haratines.

En dépit de la cooptation de certains cadres, parfois séduits par les sirènes de l’opportunisme, résignés face à l’humiliation de la marginalisation, ou encore inféodés aux pesanteurs locales du paternalisme néo-esclavagiste, la mouvance portée par Messaoud Ould Boulkheir est restée debout, fidèle à sa trajectoire, jusqu’à la consécration du pouvoir de Mohamed Ould Abdel Aziz. Ce dernier continua la manœuvre de sape avec plus d’ardeur et avec moins de scrupule. Il tenait à éteindre le leadership de Messaoud Ould Boulkheir qui l’a contrarié tout au long de la transition consécutive au renversement du président Sidi Ould Cheikh Abdallahi. Il parvint à ses fins dans une certaine mesure, profitant de l’usure politique de Messaoud Ould Boulkheir, confronté de plus en plus aux ambitions personnelles des cadres de son parti. Ces derniers étaient désillusionnés par la gestion autoritaire et personnelle de leur chef et désabusés par le virage conformiste de la ligne politique du parti, pris en otage par une infime minorité de nasseristes.

Cette phase de déclin s’est vue précipitée par l’irruption spectaculaire de Biram Dah Abeid, président de l’Initiative pour la Résurgence du mouvement Abolitionniste (IRA), dans le paysage des droits de l’homme. L’ascension de ce dernier semble avoir bénéficié, de manière tacite ou calculée, de la bienveillance de Mohamed Ould Abdel Aziz, dont l’intérêt stratégique consistait à exacerber les divisions et les rivalités internes …un levier que le système politique n’a cessé d’exploiter jusqu’à aujourd’hui. Si Biram Dah Abeid s’est montré redoutablement efficace dans ce rôle, la relative permissivité du pouvoir lui a offert l’espace nécessaire pour incarner une relève plus pragmatique, plus active, plus mordante et disposant de relais particulièrement actifs sur la scène internationale. Fort de son succès dans le domaine des droits de l’homme, il a su s’imposer progressivement sur la scène politique, en se hissant à la deuxième place lors de trois scrutins présidentiels consécutifs, tout en consolidant sa légitimité par une progression notable de son résultat : 8,6% en 2014 ; 18,59 % en 2019 et 22 % en 2024.

Aujourd’hui, le système, pris à son propre piège, tente désespérément de s’en extirper en voulant infliger à Biram Dah Abeid le même sort qu’à Messaoud Ould Boulkheir … quitte à redonner, ironie du sort, une nouvelle vigueur à ce dernier.

De ce bref aperçu, forcément partiel et porté par un regard extérieur, des parcours politiques de ces deux figures emblématiques de l’éveil des consciences et de la lutte des victimes de l’esclavage pour leur libération et leur émancipation, émergent des enseignements précieux. Ces leçons, tirées de notre histoire politique récente, pourraient utilement éclairer les acteurs politiques d’aujourd’hui sur les enjeux futurs liés à l’évolution de la question de l’esclavage.

Il est grand temps que le système en place, tant qu’il se maintient, reconnaisse que la question haratine dépasse le cadre des problématiques ordinaires. Par son ampleur démographique, par l’anachronisme des pratiques qui la nourrissent, par les injustices manifestes qu’elle engendre, et par son potentiel de fracture sociale fondé sur une paupérisation et une marginalisation structurelles, elle constitue un enjeu national majeur qui ne saurait être indéfiniment relégué au second plan. Le système doit désormais admettre une évidence historique : il n’a pu ni occulter, ni nier, ni dissimuler l’esclavage, qu’il a fini par abolir sous la pression de la lutte des victimes de l’esclavage, des progrès de l’humanité, de la promotion des droits de l’homme et de l’influence de la mondialisation. Il doit de même, conséquemment réaliser, qu’aucune manœuvre, fût-elle fondée sur l’instrumentalisation des ambitions légitimes des élites haratines, ne saurait freiner la dynamique profonde de libération et d’émancipation de cette communauté. Cette dynamique est progressive, évolutive, et surtout irréversible, indépendamment du degré de résilience ou de récupération des figures qui la portent. À cet égard, les parcours de Messaoud Ould Boulkheir et de Biram Dah Abeid illustrent avec force la vitalité d’une dynamique historique en marche, appelée à se poursuivre jusqu’à son aboutissement inévitable.

À chaque phase de son développement, ce mouvement engendrera ses propres figures emblématiques, ses priorités stratégiques, ainsi que ses méthodes de lutte adaptées aux exigences du moment. Il serait alors, vain et périlleux, de naviguer à contre-courant d’une dynamique historique inhérente à l’évolution d’une société comme la nôtre, qui traîne encore ses anachronismes. Mieux vaut assumer, avec lucidité, prévoyance et un réalisme pragmatique, les mutations sociales et politiques qui accompagnent l’évolution naturelle de notre société. Pour cela, nous devons d’abord assumer collectivement notre passif esclavagiste, en admettant que l’esclavage constitue une injustice historique aux conséquences profondes et durables. Dès lors, l’État a un devoir moral, civique et politique envers ses victimes : un devoir de reconnaissance, de compassion, de vérité, de réparation, d’assistance, de solidarité et d’humanisme. Tel doit être l’esprit de toute approche politique sincère visant à éradiquer durablement la question de l’esclavage sous toutes ses formes.

Bien au-delà de la simple reconnaissance, l’État se doit de prendre en charge, de manière résolue et transparente, la problématique de l’esclavage dans toute sa gravité. Il lui revient d’y accorder l’attention qu’imposent son lourd passif humanitaire, son ampleur démographique, ses répercussions socio-économiques profondes, ainsi que son importance stratégique pour la préservation de la cohésion sociale. À cette étape cruciale de la vie nationale, où la question haratine s’impose avec une acuité renouvelée sur fond de malaise social, nourri par une fracture socio-économique de plus en plus marquée, le président Mohamed Cheikh El Ghazouani se doit de tirer les leçons des échecs passés et de prendre l’initiative historique de convoquer une Conférence nationale sur la problématique de l’esclavage.

Une telle démarche serait salutaire pour la Mauritanie. Elle permettrait de dépassionner le débat, d’ériger une approche inclusive à l’échelle nationale, et de dégager, dans un esprit de responsabilité partagée, une solution durable, cohérente et consensuelle à l’une des blessures les plus profondes de notre histoire collective. En attendant que le président Mohamed Cheikh El Ghazouani juge opportun d’engager une telle initiative, force est de constater que le pays demeure enlisé dans une impasse politique. Celle-ci se manifeste par une gouvernance marquée par la discrimination, la gabégie, une démocratie vidée de son sens, réduite à l’inféodation de la volonté populaire, et un climat général de désespoir nourri par l’absence de perspectives claires quant à l’avènement d’une alternance véritablement porteuse d’espoir. Dans ce contexte, certaines interpellations s’imposent avec urgence et gravité.

La première est adressée au système, qui, par calcul ou par aveuglement, continue à sous-estimer l’importance stratégique — voire existentielle — de l’évolution de la composante haratine, dans cette phase décisive de transition politique et sociale. Plus grave encore, il persiste à jouer avec le feu, en recourant à la diversion, à l’instrumentalisation, à la division et à l’opportunisme, dans une vaine tentative de contenir l’élan d’émancipation de ces masses laborieuses, épuisées par l’injustice, accablées par la misère et meurtries par la privation.

La seconde interpellation s’adresse également aux différentes sensibilités de l’élite de cette composante, qui, dans le tumulte de rivalités souvent stériles et dégradantes, se livrent à des campagnes de dénigrement et de lynchage médiatique, alimentées par des activistes zélés, incontrôlés et issus de tous horizons. Nul doute qu’en exposant ainsi leur égoïsme et leur soif de domination, ils ne font que se discréditer eux-mêmes, tout en alimentant des tensions contre-productives, nuisibles à l’unité, à la crédibilité et aux aspirations profondes et légitimes qui nourrissent cette dynamique d’émancipation.

La troisième interpellation s’adresse à cette rhétorique récurrente qui s’emploie à diaboliser le combat spécifique des victimes de l’esclavage. Chaque fois que ce combat s’impose dans l’espace public avec force, pertinence et légitimité, il est aussitôt isolé, stigmatisé, et présenté comme un danger pour l’unité nationale. À l’image du hors-jeu en football, dès que ce mouvement gagne du terrain, toutes les forces politiques se replient prudemment, s’en désolidarisent, et contribuent à le maintenir artificiellement en marge, comme pour mieux justifier sa mise à l’écart et nourrir les accusations de repli identitaire ou de discours haineux.
Ce réflexe d’isolement stratégique ne fait qu’aggraver l’injustice historique et retarder l’émergence d’une solution nationale juste, inclusive et apaisée. À ces apôtres d’un civisme hypocrite et sélectif, l’on est tenté de répondre par ce proverbe maure empreint de sagesse populaire : « Lorsque la chair pourrit, nul ne s’en soucie si ce n’est son propriétaire » « اللحمه إلا خنزت يتولاها ألا مولاها. » Une manière de rappeler que nul ne peut porter avec sincérité les douleurs d’un peuple à sa place, ni lui dicter le ton, le rythme ou les contours de son propre combat.

Pour finir en harmonie avec l’esprit de ce papier, il n’y a de mieux, que de conclure avec ce passage pathétique et militant écrit en 1993 par le président Messaoud Ould Boulkheir et qui est , hélas toujours d’actualité :  » Tous les chefs spirituels de EL HOR pourraient s’applatir et trahir, les intellectuels et les cadres pourraient continuer à traîner du pied, mais le phénomène EL HOR restera vivant et présent car ainsi en a décidé la base la plus misérable du pays: le berger, le cultuvateur, le domestique, le blanchisseur, le charbonnier, le boucher, la brasseuse de couscous, l’ouvrier, le chômeur, la vendeuse de tabac, l’analphabète, le manœuvre, la femme deguenillée et l’enfant affamé des rues… Grâce à tous ceux-là qui n’ont jamais cessé de croire, qui n’ont jamais douté de la capacité des Haratines de relever tous les défis, EL HOR ne mourra jamais car cette base générera toujours de nouveaux dirigeants. ».

Le 23 mai 2025
Mohamed Daoud Imigine