Deux localités symboles
« Ayraba »
Le poète Cheikh Ould Mekiyine évoque dans l’un de ses plus beaux poèmes « Dar evayrabaakhlat min elhayat…: un espace à Ayraba vidé de ses campements ». Il se réfère ici à nos deux campements: Hayett Aznavir et Hayett Laabid, qui ont l’habitude de camper à Ayraba. Ayraba, un ancien champ de Diéri située sur un espace plat et sablonneux, à trois kilomètres de Rkiz-ville. Dans le même poème OuldMekiyine cite d’autres lieux, proches du même lieu, « Imguerinatt » et «zoueiritt Dembia ». Cheikh Ould Mekiyine est originaire du Brakna, mais sa production littéraire est à 80% réalisée chez nous.
Les deux groupements Haratine Oulad Deymane, les Haratines (appelés aussi Aznavir) et le nôtre, les Laabid, nomadisent généralement dans une large zone qui englobe les deux rives du lac Rkiz, incluant tous les affluents reliant le lac au fleuve Sénégal. Les plus connus de ses affluents sont les marigots de Nassra et Laawaija, dont la beauté des paysages a inspiré de nombreux poètes, notamment feu Cheikh Ould Mekiyine et Ahmedou Salem Ould Dahi, décédé lui aussi récemment en âge avancé. La zone, telle qu’on l’a connue dans notre enfance et jusqu’au début de la première sécheresse des débuts des années 70, n’avait rien à envier aux grands sites touristiques du monde.
Des forêts denses et verdoyantes, serpentées par de nombreux affluents du fleuve Sénégal. C’était un lieu idéal de reproduction et donc de multiplication de toutes les espèces d’oiseaux et de grandes variétés d’animaux sauvages d’Afrique, y compris le lion et même l’éléphant et la girafe jusqu’au début du 20e siècle. En dehors des Peuls et de quelques familles de pêcheurs au marigot de Laawaija, seuls nos deux groupements vivent en permanence dans cette zone. C’est pourquoi ils ont fini par prendre le nom d’« Ehel Dkhal » ou habitants des îles.
Concernant l’éléphant, le grand-père Bou, affirme, que tout petit encore, il a vu de ses propres yeux une famille d’éléphants vivant sur les dunes du marigot de Ssilk. Ce marigot est distant du lieu actuel de Teichtayatt de quelque trois kilomètres. Il m’avait montré le passage entre deux arbres Iverchia emprunté à l’époque par les pachydermes. Bou accompagnait son père, Ahmed Salem. Ils conduisaient un troupeau de bovins.
Le vieux Mahmoud Ould Mbarek, un sage de chez nous, connu pour son sens de la vérité, raconte de son côté, qu’il a été témoin d’une scène exceptionnelle. Il raconte qu’il se trouvait sur la dune de Mbaladj, sur la côte est du lac Rkiz, en face de la place originelle de Teichtayatt, lorsqu’il a vu un gros éléphant au pied de la dune. Faisant face à l’éléphant un grand bœuf non émasculé appartenant à la communauté Lemradine. Le bœuf, étant manifestement furieux, d’avoir été dérangé par la présence de l’éléphant. Ce dernier, véritable force tranquille, demeure debout. Il regardait (peut être avec une certaine ironie) vers le bœuf qui avançait, en beuglant et gesticulant dans sa direction. Le bœuf continua son avancée jusqu’à juste devant le nez du pachyderme. En un clin d’œil, ce dernier l’attrapa et le terrassa. Mahmoud Ould Mbarek était plus jeune que Bou. Ils devaient être séparés de plus de vingt ans. La date du premier témoignage se situe normalement dans la dernière décennie du 19e siècle et celle du deuxième dans la première dizaine du 20e siècle.
L’arrivée des Nazaréens
Notre campement constituait l’une des premières escales si ce n’était pas la première, de Coppolani en route pour Sehwet Elma où il va fonder son premier poste colonial. Le grand-père Bou me raconta comment il l’avait rencontré. Dans le calendrier maure on parle de l’année de « tlou’nsara » ou « l’année de l’arrivée des Européens ou Nazaréens » (sous-entendu les colons français) en Mauritanie. Le mot « Nnassara » en arabe est tiré de Nazaréen, ancien nom d’une peuplade juive. Si on se réfère à certaines données fournies par les historiens cette année se situe au tout début du XXe siècle probablement 1902.
D’autres informations indiquent que le premier poste colonial, celui de Sehwit Elma (Rkiz) est fondé en 1903. Sehwet Elma, ou « la fin des eaux » est une forêt dense constituée et entretenue par les alluvions apportées en aval par les eaux des crues dans la dernière partie du lit du lac Rkiz. Pour paraphraser l’écrivain Sénégalais Sembène Ousmane, dans «les bouts de bois de Dieu », on l’aurait appelé « les bouts des eaux de Dieu ». En effet, le lac Rkiz est situé dans une forte dépression distante de plus de trente kilomètres du fleuve Sénégal.
D’après les spécialistes, son niveau est plus bas que celui du fleuve. Le lieu se situe à 10 km environ à l’Est de la ville actuelle de Rkiz. Coppolani avait décidé au cours d’une réunion avec des notables du Trarza, de la création du premier poste colonial en Mauritanie. C’est à partir de Sehwet Elma que Coppolani fonda le poste de Khrouva, non loin de Mederdra, puis celui de Mederdra. Au début, Mederdra est appelé «Sanga». Il semble que c’est la déformation de « cent gars », c’est-à-dire une unité armée composée de 100 éléments. Selon Geneviève Désiré Vuillemin, contrairement à Faidherbe qui construit ses postes en dur, Coppolani fabrique les siens à l’aide de matériaux périssables comme le banco. Ce qui fait qu’on retrouve des vestiges des postes fondés par Faidherbe alors que ceux de Coppolani disparaitront sans laisser de traces. Elle se demande pourquoi le super intelligent Coppolani avait agi de la sorte.
Le grand-père Bou, jeune adolescent à l’époque, accompagné d’autres amis bergers, sont venus faire paître les troupeaux de leurs parents d’ovins et caprins à Dawass, à l’extrême sud du lac Rkiz. Brusquement ils remarquèrent un monde bizarre évoluant dans leur direction. Paniqués, ils prirent la fuite, abandonnant leurs troupeaux. Des cavaliers se détachèrent de la troupe et se mirent à les pourchasser. Ils les ramenèrent manu militari jusque devant celui qui semblait être le chef: un Nasrani (européen), de grande taille.
Derrière lui, un bon millier de cavaliers, noirs et blancs armés jusqu’aux dents. Les jeunes bergers tremblaient comme des feuilles sèches. Le chef s’adressa à eux, et à leur grande surprise en langage Hassania très raffiné: « Mes chers fils n’ayez pas peur: nous sommes là pour la paix, regagnez vos troupeaux ». Manifestement c’était un message destiné à être véhiculé afin de rassurer ceux qui pourraient s’inquiéter de la venue des nouveaux arrivants. Ils apprendront après qu’il s’agissait de Coppolani et de ses hommes. Parmi eux beaucoup étaient armés et habillés en tenue rouge, caractéristique des tirailleurs sénégalais.
« Zoueiritt Coppolani »
Le soir, au retour des bergers, ils trouvèrent que les toubabs et leur compagnie s’étaient installés sur une petite élévation dunaire, non loin du campement de leurs parents. Le lieu se situe sur la rive est du lac Rkiz, à moins de 15 kilomètres du village de Teichtayatt, actuel lieu de résidence de nos parents. Ils y ont passé un certain temps.
Depuis, ce lieu s’appelle « Zouérett-Coppolani »: mont ou dune de Coppolani. Ce lieu, n’est-il pas en fait le premier poste colonial français en Mauritanie ? Il se pourrait même que la rencontre de Sehwet Elma, réunissant Coppolani et une délégation de notables Trarza, ait été préparée à partir de Zouérett-Coppolani. Aucun historien ou spécialiste de l’histoire de la Mauritanie ne fait état de cette escale, marquée pourtant par un nom précis d’un lieu !
En réalité Coppolani n’était pas un administrateur colonial français comme les autres. C’était un Corse, né en 1866 dans l’île de Corse, l’éternelle île rebelle à la domination française. Il a vécu l’essentiel de sa vie en Algérie avec son père et sa famille. Là, il va étudier l’arabe et la culture musulmane. Ses études terminées, il va servir dans le Sud algérien, dans la région de Tindouf où vivent de nombreuses tribus maures et se familiariser avec les Beïdane(les Maures). L’année suivante, l’administration coloniale le choisit, et lui confie une enquête au Mali sur les tribus maures et touarègues. Rappelons que les deux Hodhs appartenaient encore à la colonie du Mali. Les résultats de cette enquête furent consignés dans un rapport envoyé au ministère des colonies en France le 27 décembre 1899. Dans ce rapport, Coppolani propose la création d’une nouvelle colonie englobant tous les Maures, vivant au sud du Sahara. Il lui propose le nom de « Mauritanie occidentale ».
Deux ans après il sera désigné administrateur de cette nouvelle création coloniale sous l’appellation de la Mauritanie tout court. Mauritanie, nom tiré de Maurétanie, un ancien grand royaume berbère. Il avait à peine 40 ans lorsqu’il est tué le 12 mai 1905 à Tijikja. Les échos de son épopée dépassent largement son âge. À Dakar, les gouverneurs français ne lui avaient pas facilité la tâche. C’étaient tous des militaires. Ils n’aimaient pas du tout ce civil, prônant la supériorité des méthodes pacifiques dans le traitement des problèmes indigènes. Ils ont réduit au minimum sa garde rapprochée. Ce qui a probablement facilité sa mise à mort.
(À suivre)