De la « musique »
Plus tard des moyens de distraction moderne vont voir le jour. Venne Ould Elkhaye, un parent, va ramener du Sénégal un appareil stéréophonique, un tourne-disque. Les gens l’appelaient « musique ». Un public nombreux se rassemblait pour écouter des griots qui chantent alors qu’ils sont physiquement absents. Ça relevait plutôt du miracle. Quelques années plus tard, un bonhomme, le père d’un futur ami, Seyid Ould Youssef, originaire de la tribu de Tagaate (Brakna) et établi dans une collectivité voisine, va ramener un autre «miracle »: un poste radio. C’était un grand appareil fonctionnant à l’aide d’une grande batterie extérieure. Une Kurer, une marque russe très en vogue à l’époque. Des collectivités entières se déplacèrent pour le voir. D’ailleurs ce phénomène nous inquiétait parce que certains nous racontaient que quand « le fer se mit à parler », que c’était là un signe indéniable de l’approche du jour dernier.
Le premier Kurer apparu chez nous était celui du marabout Meyloud. Juste après son décès, les transistors, des postes radios plus légers et plus sophistiqués, vont envahir le campement. Ils étaient alimentés à l’aide de petites batteries, comme celles utilisées pour les lampes torches: la fameuse « pile Wonder », qui « ne s’use que si l’on s’en sert ».
La syphilis
Les enfants sont souvent exposés à de nombreuses maladies, à cause de l’absence totale d’hygiène et de la fréquence de la faim et de la soif. Ils ne jouissaient d’aucune protection contre les aléas climatiques (vents, chaleur et froid). Les plus nantis d’entre nous portaient uniquement un léger boubou, soit deux mètres du tissu Percale, souvent crasseux et en lambeaux. Pas de chemise ni de culotte !
Les épidémies emportent fréquemment beaucoup d’enfants en bas âge. Chez nous, dans les années cinquante, rares étaient les femmes qui n’avaient pas perdu plusieurs couches ou plusieurs nourrissons et enfants.
Personnellement, j’aurai connu presque toutes les maladies et épidémies en vigueur à l’époque. La syphilis (appelée Hablekwar ou Djiangour) a failli m’emporter. Maladie ainsi nommée, peut-être parce que c’était une maladie plus fréquente chez les gens habitant dans des milieux humides. Ce qui était souvent le cas des communautés négro-africaines. C’était une maladie mortelle. C’était grâce au concours de la grand-mère Mbarkaalina (Kaaina) que j’ai réussi à y échapper de justesse. Kaaina avait l’avantage d’avoir vécu en ville où elle a expérimenté les bienfaits de la médecine moderne. Mariée à un moment donné à un wolof, commis d’une maison commerciale coloniale, Ould Beidar, elle avait vu et connu les villes de Saint-Louis, Rosso et Dagana. Constatant la gravité de ma maladie, elle m’amena d’urgence à Podor (Sénégal) pour y recevoir les soins nécessaires. Plus tard, je me suis demandé pourquoi Podor, du moment que Boutilimitt, Rosso et même Dagana, sont plus proches et d’accès plus facile.
Direction Podor via Jleyfti
C’était en 1957. Il avait fallu attendre le passage d’une caravane en route pour Podor pour l’accompagner. Raisons de sécurité obligent. Nous avons quitté le campement des parents non loin du puits Lemteyinn, une quarantaine de kilomètres au nord-est de ce qui sera, quelques années plus tard, Rkiz-ville. Le voyage s’était fait à dos d’âne, accompagnés par l’oncle maternel Ahmed dit Thibou. Thibou était le nom d’un policier sénégalais qui se distinguait par sa courte taille. L`oncle Thibou était encore très jeune et il était connu pour sa petite taille, exactement comme son père, le grand-père maternel Gueidiatt. L’âne, très costaud, de teint brun, appartenait aux parents paternels. Il porte le nom de Niang et il était redouté de tous les ânes du campement et même de la zone. Son cou est truffé de traces de morsures d’autres ânes. Que les personnes portant le même nom Niang m’excusent, puisque je me demande, comme eux, pourquoi on avait donné un grand nom d’une grande famille à un âne.
Je me rappelle qu’il n’était pas le seul animal de chez nous à porter le nom d’honorables personnages, puisque dans notre troupeau de chèvres nous avons un grand joli bouc émasculé, de robe blanche teintée de tâches rougeâtres, qui portait le nom du célèbre avocat sénégalais: Lamine Kouro. Maître Lamine Kouro, appelé aussi Lamine Gueye, fut le premier président de l’Assemblée nationale du Sénégal. Nos parents, commerçants au Sénégal, lui vouaient une grande estime. C’est la raison pour laquelle son nom fut donné à un animal bien aimé par eux. Ce serait également probablement valable pour Niang. Après tout, Niang, ne serait-il pas le nom d’une grande figure de la scène politique sénégalaise ? On peut se demander pourquoi nos parents n’avaient pas donné à leurs propres fils des noms de notables sénégalais, qu’ils admiraient. Je me souviens quand même que l’oncle Ahmada, quand il voulait me cajoler, aimait à m’appeler: « Ouleide Mbaye », « Ouleide » étant le diminutif de Ould (fils de…). Mbaye est un nom courant chez les ethnies haalpulaar et wolof. Comme il aimait à m’appeler aussi « Elaouwd » ou le vieillard. J’étais intérieurement comblé à chaque fois qu’il m’appelait par l’un de ces pseudonymes.
La sainte Maimouna
En route donc pour Podor, nous avons passé une première nuit au puits de Jleivti. Comme la vieille Kakaya, je vis moi aussi, à mon tour Jleivti avant de mourir. Là, une femme, relativement âgée, vivait seule sous une petite tente bien clôturée ; ceinturée d’un petit périmètre de sorgho, en phase de maturité. Elle portait le nom de Maimouna. On la présentait comme « Saalha: sainte », masculin Saleh ». Elle appartenait à la tribu Idab Lahssen, une fraction du grand poète Ahmedou Abdelkader. « Salha », vrai ou faux, l’étiquette lui servait de couverture spirituelle et morale contre toute mauvaise volonté ou intention cherchant à lui nuire. Sa vie toute seule, renforçait chez les visiteurs l’image de sa sainteté.
Les voyageurs, de passage lui laissaient des offrandes en contrepartie de son hospitalité, et dans l’espoir de s’attirer plus de chance au cours de leur voyage et dans la vie. La deuxième nuit nous l’avons passée à Simou, un grand village de pêcheurs, au bord du fleuve Sénégal. Des dizaines de hangars et de bâtisses en banco s’étalant sur une bande d’un kilomètre le long de la vallée du fleuve. Pour la première fois, je vis des habitations, autres que les tentes maures et les cases des Peuls. Le lendemain, on se sépara de Thibou et Niang. Ils sont retournés au campement à Limteyinn, accompagnant toujours une autre caravane. La traversée du fleuve eut lieu dans une pirogue. Elle dura un bon moment: probablement quelque deux heures de temps. Cette partie du fleuve Sénégal en période des grandes crues est assez large. Les arbres étaient inondés et l’eau montait jusqu’au milieu de leurs troncs.
Chez Sidi Ali
Arrivés à Podor, nous avons déposé nos affaires chez un boutiquier Idawaali originaire de Chinguiti, non loin du marché central, du nom de Sidi Ali. Podor était la première ville que je voyais de mes propres yeux. Je vis des bâtiments en dur s’étalant à perte de vue dans toutes les directions. Je vis un monde, tout un monde, coloré, remuant et pressé, vivant en dehors d’un campement de tentes de nomades. À Podor, je changeai de tout: je changeai d’habitat et même de régime alimentaire, bien que souvent on achetait des galettes de mil « Elaiche » pour le dîner. On le mélangeait avec du lait frais acheté chez les femmes peules. On vit presque exclusivement de l’activité artisanale de la grand-mère Kaaina. Elle n’a cessé quotidiennement d’acheter du cuir tanné pour les transformer en produits finis, écoulés aussitôt sur le marché. À Podor, j’entendis pour la première fois le nom du célèbre homme d’affaires, Ould Noueiguidh. Il possédait déjà, au marché de Podor, une longue rangée de boutiques.
Le lendemain on se rendit au dispensaire. Un grand bâtiment peint en blanc, comptant de nombreuses salles. Mon attention fut attirée par la présence d’une jeune femme, au teint clair, travaillant parmi l’équipe médicale. Je doutais qu’elle fut européenne. On m’expliqua après que c’était une Mauresque, du nom de Khaddaja, originaire de Boutilimitt. Je la rencontrerai plus tard au dispensaire de Mederdra. Elle est décédée récemment.
« khalel bi devafeibar »
Après quelques minutes dans un rang de patients, je me présentai devant l’agent de santé. La grand-mère s’adressa à lui en Wolof: «khalel bi devafeibar » (Cet enfant est malade !). Elle ne cessait de répéter ce bout de phrase depuis le matin, et même avant. Cela démontrait qu’elle ne maîtrisait point le Wolof. Raison, peut-être, pour laquelle elle répétait la phrase pour la mémoriser. En fait la phrase n’avait aucune incidence majeure si l’on considère que toutes les personnes présentes dans le rang étaient de toute évidence des patients en attente de soins pour les soulager de leur maladie. De toutes les manières, cette phrase constituait ma première leçon reçue du wolof. De ce point de vue, elle n’était donc pas du tout inutile. Moi-même, je ne réussirai pas à développer mon wolof, et pourtant cependant ce ne sont pas les occasions qui vont me manquer. J’en expliquerai le pourquoi plus loin.
Nous restâmes presqu’un mois dans la ville de Podor. On m’administra quotidiennement des injections, probablement de l’extencilline. Une semaine après les premiers soins, les symptômes de la maladie commencèrent à s’estomper. Puis, un mois après, je fus complètement rétabli. Nous apprenons que Niang et Thibou sont revenus à Simou. Nous nous préparons à les rejoindre afin de reprendre le chemin du retour. Ce séjour à Podor va constituer ma première longue absence du cocon familial. C’est pourquoi je mourrai d’envie de rentrer le plutôt possible pour retrouver les parents et les amis. Je suis particulièrement attaché à la fille de ma tante paternelle, Tekbir, de son vrai nom Vatimetou. Elle est un peu plus âgée que moi, mais nous avons partagé ensemble le lait de sa maman, feue Salima. Cette dernière, bien que moins âgée que sa sœur Elkhaitt, tenait lieu de mère et de chef de foyer de la grande famille Ehel Elbou. Elle assure le rôle de sa propre mère, Vatimetou Mint Ivoukou, disparue bien avant ma naissance.
Biyoh et le lion
Le père de la grande mère paternelle, Vatimetou, est Ivoukou Ould Zaid dit Biyoh. Sa propre mère était une fille négro-africaine enlevée et vendue par des esclavagistes. Elle portait le nom de Ndounga. Nos parents ont retrouvé leurs affiliations avec elle à Medina Gaya, du côté du Sénégal, en face du village de Gani (Mauritanie). Certains disent qu’elle serait une proche parente des Sy, la famille maraboutique de grande audience. Ivoukou, appelé communément Biyoh, est connu pour sa grande stature, c’est un géant disent certains. Même le lion le respecte, selon un récit du vieux Mahmoud Ould Mbarek. Biyoh, qui revenait d’un voyage, à dos de bœuf, remarqua qu’un lion le poursuivait. Tout indique qu’il attendait que Biyoh se sépare de son bœuf pour le dévorer.
Arrivé au bord du marigot, qui le séparait du campement, Biyoh descendit. Il se déshabilla et fit traverser le bœuf le premier. Il s’apprêtait à revenir pour faire traverser ses bagages. Le lion se jeta dans l’eau et fonça vers le bœuf ; plus rapide, Biyoh eut juste le temps de rebrousser chemin pour protéger le bœuf. Tout nu, il monta sur le dos du bœuf et se dirigea vers le campement, laissant derrière le marigot ses habits et ses affaires. Le lion se mit à rugir. Des fillettes, du groupe d’âge de ma grande mère directe, Aminetou Mint Ssaibar, se trouvant hors du campement, remarquèrent la scène. Elles s’affolèrent et coururent vers leurs parents pour les avertir qu’elles auraient vu Biyoh, tout nu sur le dos de son bœuf.
Des personnes lui apportèrent des habits ou probablement un seul habit, du moment que les habits n’étaient pas si nombreux. C’était normalement dans la première décennie du 20e siècle. Mahmoud Ould Mbarek, qui était, selon lui, un peu plus âgé que les fillettes en question, me raconte aussi un autre récit vécu par lui pour répondre à l’une de mes nombreuses questions. Il m’a raconté qu’il se souvenait de la naissance de ma tante paternelle Salima, la mère de Tekber à Kraa Lahmar, entre Mederdra et Rosso. Il me raconta qu’il jouait avec des amis en pleine brousse lorsqu’ils ont appris la tenue d’un baptême chez les Biyoh. Ce dernier est le grand-père maternel de Salima. Ils voulurent y aller pour goûter à la viande de mouton, une occasion très rare. Ils y renoncèrent au dernier moment parce qu’ils avaient peur de Biyoh. C’était à la naissance de Salima.
« Lefeisdatt »
Salima appartenait au groupe d’âge de « Lefeisdatt », les « bêtes » ou les naïves en hassania. Elles sont natives de l’année de « Elkeitt ». Elkeitt (kaayit papier en wolof) ou papier-monnaie est une date qui se réfère à l’année 1919, l’apparition dans la zone des premiers billets de papier-monnaie. On dit que ce nom « Lefeisdatt » avait été donné à ce groupe d’âge de femmes par Salem Ould Chaabane, connu pour son grand sens de l’humour.
Sa mère, lui proposant de se marier, avait dressé une liste de jeunes femmes appartenant à ce groupe d’âge. Elle lui demanda d’’en choisir une. Il protesta et répliqua: « Je ne veux pas de ces Feisdatt ! » Le nom fut collé à elles depuis lors, collé à une dizaine de futures sages et intelligentes femmes de Hayet Laabid dont, la tante Salima Mint Elbou, Lekheila Mint Gueydiatt, Maha Mint Bouna, Ssalma Mint ECheine, Haijab Mint Ahmedou et Ssalma Mint Cheibani dite Guermouaa… elles sont presque toutes, devenues des mères de grandes familles du campement.
(A suivre)