Le cousin maternel Mmeylid
Arrêtons-nous un peu sur le cas de Mmeylid. Mmeylid était le fils de mon cousin maternel Bakar, le frère de la grand-mère Kaaina. Sa mère, Ssalma Mint Gneitt surnommée Echamma, représentait pour moi une énième mère, qui veillait de près sur moi. Après chaque déménagement, quand il n’y avait pas de lait de vaches ce soir-là, les veaux ayant passé la journée avec leurs mères, Echamma me faisait très tôt dîner avec du couscous (Bassi) arrosé au lait de Eddakhna, la célèbre chèvre de Bakar. Très jeune, Mmeylid émigra au Sénégal. Les Mauritaniens qui durent longtemps au Sénégal sont appelés « Lebzouga », singulier « Bizgui ». Ils se distinguent par leur grande connaissance de la langue Wolof et la forte influence de la culture Wolof sur leur comportement. Mmeylid en faisait partie. Je me souviens que lors de son premier retour au terroir, il a habillé tout le monde et distribué à tous les enfants des boubous ; moi, il m’en avait donné deux.
Sa grande générosité et son pompeux mariage à la fin des années 50, avec « Mint Khalit Oumi », Minetou Mint Mouhamdi, vont beaucoup l’affaiblir économiquement. Selon les parents, sa dot, qui bat tous les records, était composée de cent unités de toutes les sortes de marchandises, y compris l’équivalent en CFA de cent mille ouguiyas. Ce qui était énorme à l’époque: le prix de quelques dizaines de vaches laitières. Malgré cette situation, ce sera lui qui va m’amener au Sénégal pour une tardive circoncision en 1961. Il m’avait hébergé avec lui dans sa boutique située alors dans le quartier de Randoulène. Il me gâtait, lui et son neveu, feu Nnah O. Kerim. Il m’accompagna chez Youra Ndiaye, l’ami de référence de tous les parents travaillant à Thiès, le major principal du principal centre médical de Thiès. Celui-ci supervisa et exécuta personnellement ma circoncision. Il nous jura qu’avant mon cas, il n’avait assisté qu’à des opérations effectuées sur ses propres enfants.
Les dioulas de Tombouctou
Rappelons qu’une dizaine de nos parents, des dioulas en général, appartenant pour la plupart aux plus anciens groupes d’âge, avaient émigré au Mali, pendant les années de la Première Guerre mondiale 1914-18. Ils séjournaient dans la zone de Tombouctou au Mali. Parmi eux Mhaimid Tham, le frère aîné du grand-père Bou, Ahmed Salem Ould Gneitt, le père de Mohamed Mahmoud Ould Gneitt et sa petite sœur Aminetou, ainsi que Sidi Salem, le père de Mohamed OuldSidi Salem, de l’autre collectivité. Ils étaient tous retournés, sauf Mhaimid Tham. Ce dernier, marié à une Touareg, était revenu à deux reprises avant de rester pour de bon au Mali où il décédera. Il avait trois enfants dont deux mâles, l’un portait le nom de Sidia. On ne connait rien jusqu’à présent de leur sort. Ahmed Salem Ould Gneitt était revenu avec ses trois enfants. Ils avaient pour mère une peule du Mali. L’un d’eux décéda juste après leur retour. Les autres, Mohamed Mahmoud et Aminetou survécurent. Le premier brillera dans les activités signalées ci-dessus. Quant à Aminetou, elle deviendra, avec son amie Khaddi Mint Mheidi, de grandes vedettes, animatrices des séances de tamtams à l’occasion des grandes cérémonies de réjouissance.
Le père Elmoctar et le « Touchement »
Elmoctar, le père, me raconta une anecdote qui s’était déroulée durant la deuxième Guerre mondiale. Il semble que pendant la guerre, pour éviter les pénuries, l’administration coloniale française avait procédé à la rationalisation des approvisionnements en marchandises des boutiques. Chaque groupe de commerçants se présentait un jour au centre-ville pour être servi. Le Toubab chargé de cette tâche habitait à l’étage d’un immeuble. Au rez-de-chaussée du bâtiment se trouvait sa boutique qui ouvrait sur la rue. Ce service était appelé en Wolof « Tousmah ». Je n’ai aucune idée de ce mot français déformé par le wolof. Peut-être « touchement ».
Une fois, un grand attroupement de commerçants s’était constitué devant la boutique du Français. Celui-ci dormait à l’étage. Personne n’osait le réveiller. Les maures s’agitaient dans tous les sens. Ils étaient pressés de trouver une solution, craignant de revenir bredouilles.
Soudain, Elmoctar, « son doigt dans son oreille », comme on dit en hassania, se mit à chanter à haute voix. Les commerçants s’affolèrent, craignant, qu’Elmoctar leur attira les foudres des autorités coloniales françaises déjà en déroute dans la 2e guerre mondiale en cours en ce moment. Le « maghaam » ou le mode choisi de la musique maure par Elmoctar était le « vaaghou », mode incitant à l’enthousiasme et destiné à remonter le moral des troupes en guerre. Plusieurs commerçants désertèrent le lieu, leurs boubous flottant en l’air comme des parachutes. D’autres se ruèrent sur Elmoctar pour l’empêcher de continuer à chanter.
Le brouhaha ainsi créé réveilla le toubab. Il apparut sur son balcon effarouché, descendit les escaliers précipitamment. Furieux, il demanda à Elmoctar pourquoi il agissait de la sorte. Calmement, ce dernier lui expliqua que chez eux en Mauritanie, on réveillait habituellement nos émirs avec de tels chants. Et Elmoctar d’ajouter: « ici, toi, on te considère comme notre émir: voilà tout ! ». Pompé par cette explication, le Français félicita Elmoctar et en guise de récompense, il fut le premier servi. Aussi il lui confia la tâche combien difficile mais aussi grandiose du service de distribution du « touchement » destiné à plusieurs groupes de commerçants. Cette mission fut facilitée par un sénégalais qui servait d’interprète au toubab et qui aurait des liens de parenté avec Elmoctar via la mère de son grand-père maternel Biyoh. Ce sera le début d’un grand sursaut dans le commerce de nos parents et d’autres.
L’oncle paternel Ahmada ou le chef-né
Les générations d’hommes et les groupes d’âge cités auparavant, se sont succédé dans les boutiques des parents à Thiès. Entre 16 à 18 ans, le berger d’ovins et caprins passa son bâton à son cadet et prend le chemin du Sénégal. Je me souviens de feu Nnah O Kerim qui passent le bâton de berger à son frère cadet feu Bani, Cheikh Ould Gueidiatt passe le sien à son cadet feu Abdou. Dans le commerce la période d’apprentissage dure en général un à deux ans: le temps d’apprendre la langue Wolof, la langue commerçante sans concurrente au Sénégal. Dans les années 60, l’apprenti boutiquier (waggaf: pluriel Waggava) est payé 2.000 FCFA (soit 400UM) par mois à l’époque.
Les vétérans se relayaient dans la gestion de la boutique. Les comptes étaient généralement faits tous les trois mois. Les deux parents Khatri et l’oncle Ahmada étaient les deux comptables les plus sollicités dans toute la ville de Thiès. Leurs passages pour faire les comptes des boutiques étaient programmés d’avance. Leur proche parenté (le père de Khatri, Mohamed Ould. Ivoukou Ould Zaid et la mère d’Ahmada, Vatimetou Mint Ivoukou Ould Zaid étaient en effet des frères germains). Ce qui n’empêchait pas l’existence d’une certaine permanente rivalité entre eux, mais en général sans presque pas d’animosité. Chacun se creusait les méninges afin de devancer l’autre en matière de savoir et d’initiative.
L’oncle Ahmada, depuis son arrivée au Sénégal parvint progressivement à prendre la tête de la gestion de la boutique des parents. A partir de cette position il s’imposera petit à petit comme principal intermédiaire entre les commerçants grossistes et les commerçants détaillants à Thiès y compris les nôtres. Il va jouer le même rôle de chef incontesté et difficilement contestable de l’ensemble de notre communauté. Aujourd’hui tous regrettent avec grande amertume sa disparition en 2005 et constatent avec beaucoup de regret le vide laissée par lui.
Les bénéfices du commerce servaient dans l’entretien des parents en brousse ou l’achat de nouvelles têtes de bétail. Lorsqu’ils étaient importants, une partie des bénéfices permettait aussi d’élargir le capital de la boutique. Dans le passé, l’entretien des parents n’était pas si coûteux. Le coût des habits était encore modeste. Généralement, chaque personne disposait d’un habit par personne pour toute une année. Un habit supplémentaire était un luxe. Au plan de l’alimentation, le repas était composé essentiellement de produits locaux, aussi bien des produits animaux que les produits végétaux secs, c’est-à-dire des céréales.
Le morceau de « Telgi »
La consommation du thé était également très limitée. Les femmes et les enfants n’en consommaient pas beaucoup jusqu’ici. La part du thé réservée aux enfants n’était pas fameuse. Dans le meilleur des cas, on leur donnait du thé vert délavé et un morceau du sucre Telgi encore en vogue ; une fois Ahmed Ould Vouddi nous demanda de lui allumer son fourneau pour faire du thé. Il nous promit un morceau de sucre. Je porte toujours des cicatrices suite à une blessure après une folle course derrière l’un de nos amis qui avait fui avec le morceau de sucre. Il fallait le rattraper avant qu’il l’avale et le croque complètement. Une tige au milieu de Lemrah me souleva et me terrassa. Le sang jaillit immédiatement de mon genou gauche. Je me levai rapidement et filai comme un éclair à la poursuite des enfants. Comme remède, j’appliquai sur la blessure une poignée de sable mélangé avec de la bouse de vache. Je me rendrai compte plus tard que les gens se servent de la bouse de vaches pour guérir des blessures des personnes et des animaux et pour soulager les maux de ventre.
Khairani et Ould Mohemd Ahmed
En brousse, l’activité commerciale était encore très réduite. Dans les périodes où on se trouve au sud du lac Rkiz, on s’approvisionnait principalement à partir de Dagana Sénégal. Au nord du lac, les premiers commerces sont ouverts par des hommes de la tribu Tajakanett. Khairani et Ould Mohemd Ahmed gèrent des commerces dans des cases à Lemteyinn. Les gens commencent à s’entraîner à la consommation des produits importés, au détriment, petit à petit, des produits locaux.
(A suivre)