Passions d’enfance : Avant de tout oublier (30) / Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

Rosso-1

La plaque tournante du pays

Le transfert scolaire

Considérant que Mederdra m’avait éloigné beaucoup de l’univers des parents, je décidai, en coordination avec un ami, Ahmed Ould Mbeyrik, de me faire transférer à Rosso. La ville de Rosso, capitale du Trarza se trouve, en effet, sur la route des parents, commerçants au Sénégal. Pour eux, Rosso n’était pas en fait l’unique passage obligé. Dagana, sur le fleuve Sénégal, constituait aussi un autre itinéraire emprunté par eux bien qu’étant moins fréquenté. Ce transfert va mettre fin à ma vie à la cantine et à son équivalent en liquidité, c’est-à-dire la bourse de 70UM, perçue mensuellement à Taguilalett durant les 9 mois de l’année scolaire.
Arrivées à Rosso, nous nous présentâmes le lendemain à l’école (I), la plus ancienne école de la ville. Le directeur, Sall Clédor, un homme d’une quarantaine d’années, refusa de nous inscrire chez lui. Il douta de l’authenticité de nos certificats de scolarité. Certains mots n’étaient pas lisibles. Les papiers, pliés en quatre comme un talisman et mal entretenus en cours de route, étaient sérieusement endommagés. L’école (II) ou Rosso Mairie, se trouvait juste en face de l’école (I), séparées par une grande rue non bitumée. On était un peu perturbé, craignant de ne pas trouver preneurs pour nos pièces. Sy Ibrahima, originaire de Tékane, le directeur de l’école (II), presque du même âge que Sall Clédor, nous reçut dans son bureau. On s’efforça de contenir le battement de nos cœurs. À notre grand soulagement, il accepta de nous inscrire.
Il éprouva la même difficulté à lire correctement certains mots de nos attestations scolaires. Il nous demanda de lui dire la classe dans laquelle nous voulions nous inscrire. On lui expliqua que c’était le CM1. On voulait gagner une année de plus. Il nous accompagna aussitôt pour nous présenter à notre maître.

Petit Bâ

Ce dernier, un certain Bâ, appelé communément et à tort petit Bâ. Il  était mince comme un cheveu, mais loin d’être petit, puisque sa taille devrait s’approcher des deux mètres. Il était peut-être petit quand il était « petit » ou par rapport à un autre Bâ, géant. Maintenant il était grand. Après quelques semaines, Petit Bâ décida de me ramener au CE2. Il ne me donna aucune explication. Il est vrai qu’au début j’étais un peu perturbé par le transfert et certainement marqué par le dépassement du programme d’une classe. Mais je sais aussi qu’à part peut-être quelques 3 ou 4 élèves, dont mon ami Ahmed, je me débrouillais mieux que tous les autres. Mon grand regret était de me séparer de mon ami Ahmed Ould Mbeyrik. Notre complicité va cependant continuer.

Le faux trésor

Une fois, on tomba sur le porte-monnaie d’un européen. On crut avoir découvert un trésor. On pressa le pas pour nous cacher dans la baraque de ma vieille parente du nom d’Oumnéne pour exhumer son contenu. Des projets chimériques commencèrent à agiter nos petits  esprits. C’est sûr qu’on n’envisageait pas des châteaux en Espagne. On se suffirait sûrement de tentes en brousse. À notre grande déception, on n’y trouva que les pièces personnelles du toubab. Aucun sou là-dedans. Exactement, 50 ans, après je garde toujours avec moi le même porte-monnaie en parfait état, jusqu’au moment où je saisis ce passage, le 7 janvier 2015. C’est là dans ce portefeuille que je garde l’unique photo du héros du mouvement national, feu Sidi Mohamed Ould Soumeydaa, décédé le même jour de 1970.

Au CE2, mon enseignant fut un français d’origine portugaise du nom d’Henri. J’ai oublié son nom en entier. Grand fumeur, et probablement grand consommateur d’alcool, puisqu’il dégage une odeur aigre, difficile à supporter. Il était aussi grand footballeur. Monsieur Henry m’apprit à comprendre le parler français à partir de la bouche d’un français, européen de souche. Je me rendrai compte plus tard, qu’au Lycée, les nouveaux élèves passent un bon bout de temps avant de pouvoir saisir dans tous ses détails le discours du professeur expatrié.

Rosso-Mairie

L’école (II), je ne sais vraiment pas pourquoi on l’appelait aussi Rosso-Mairie, puisqu’elle est située à une longue distance de la mairie, à moins que celle-ci ne se trouve dans les parages auparavant. A l’école (II), quatre classes sur six étaient logées dans de grands magasins construits sous forme d’entrepôts. Elle faisait face à la résidence et au bureau du commandant du cercle du Trarza. C’était en ce moment feu Samori Ould Biya. Deux de ses enfants fréquentaient notre école, probablement Didi Ould Biya (futur cadre supérieur), à peine 6 ans, et une grande sœur à lui.

Dans la même rangée, un grand bâtiment moderne servait de Maison des jeunes. C’est à voir si elle n’avait pas servi de mairie avant la « naissance » des jeunes.

Le Tevragh Zeina de Rosso

Son bâtiment était séparé de l’école par l’unique rue bitumée du pays et de la ville de Rosso avant l’indépendance. Cette rue, longue de 4 à 5 km, traversait le quartier chic de la ville, le quartier moderne de Rosso, enfouie dans une forêt dense, celui dont bon nombre de bâtiments ont des toits en tuiles rouges. Le quartier est construit au bord du fleuve Sénégal, abrite les services administratifs, les résidences des cadres et hauts fonctionnaires, ainsi que les grandes maisons commerciales coloniales bordelaises et nantaises: Lacombe, Nosoco, Maurel-Prom, Peyrissac et autres. Seul le Lycée se trouvait à 7 km au nord-est de la ville, sur le marigot de Tounguène. Le quartier était doté de toutes les conditions de confort urbain. Des terrains de jeu et de loisirs, notamment pour le judo et le tennis, en faveur des européens et autres « assimilés », sont aménagés et bien équipés. Rosso abrite également les principales casernes et écoles militaires: le camp Commandant Diallo à l’ouest de la ville, la gendarmerie et la garde à l’est.

Le bac de Mauritanie et le Ebnou Elmoghdad du Sénégal

Rosso, principal passage reliant la Mauritanie au Sénégal, constituait un centre cosmopolite et commercial de grande animation tout le long de l’année. À l’exception des pirogues et des vedettes, la navigation sur le fleuve est répartie, depuis le temps colonial, entre les deux pays: la Mauritanie est propriétaire du bac et elle jouit de sa recette et le Sénégal, avec son bateau, le Bou el Mogdad, assure le monopole du trafic maritime le long du fleuve. Ce pittoresque bateau porte le nom du célèbre interprète colonial, issu de l’ethnie Wolof, Mohameden Ould Ebnou Elmogdad, dont le vrai nom est Doudou Seck. Rosso est aussi appelé « Legwareb: les bateaux » à cause du trafic excessif des embarcations maritimes de diverses formes et dimensions sur le bout du fleuve qui l’enjambe.

Avant le wharf de Nouakchott et la route de l’espoir, on disait que le nombre de personnes qui, quotidiennement transite par Rosso, triplait ou quadruplait la population totale de la ville. Celle-ci, à l’époque, dépassait alors les 10.000 habitants.

Un trio d’amis hors du commun

La prospérité de Rosso lui attire énormément de gens. Ce n’était pas par hasard que Rosso de l’après-guerre réunit trois amis intimes et des plus singuliers: le nain Ould Nnebby, l’homme « girafe », Keita, le gérant du cinéma Trarza, avec sa taille de quelque 2m30 et le super gros, le commerçant d’origine marocaine, Ould Boughaleb. En fait les deux frères Boughaleb, Sherif et Zaki, se distinguaient tous les deux par leur grosse corpulence. Ce qui n’était pas encore le cas de Rashid, mon promotionnaire au primaire, le fils de l’un d’eux. J’avais entendu parler des trois avant de les voir.
À la première vue de l’un d’eux, je paniquai et détalai aussitôt. Ils étaient très liés: quel joli spectacle de les voir marcher ensemble ! L’usage des véhicules n’était pas encore à la mode. Comme Mederdra, Rosso possède aussi son propre fou. Il s’agissait de Diarra, un jeune bien bâti, ancien élève du Lycée de Rosso, connu, selon ses promotionnaires, pour son sérieux et sa vive intelligence. Une crise de surmenage va cependant le handicaper à vie. Maintenant vieillot et sénile, il traine jusqu’à il n’y a pas longtemps dans les rues de Rosso. Il serait un promotionnaire à Petit Bâ.

Rosso, première capitale du pays

Rosso, appelé à l’époque, des fois capitale économique, des fois capitale commerciale, grouillait d’activités. Des milliers de manœuvres et colporteurs, venant de toutes les régions de Mauritanie, se croisaient dans ses différentes rues. Ils ne cessaient de charger et de décharger des dizaines de camions. Ces derniers approvisionnaient les coins les plus reculés du pays. Des vendeurs de viande Méchoui, appelé aussi « Elmouzyane » sillonnaient les rues avec sur la tête leurs grands seaux remplis de viande de mouton cuite en criant Elmouzyane pour attirer d’éventuels acheteurs.

Rosso: une ruche le jour et folles réjouissances la nuit

Le jour, Rosso se confondait avec une ruche ou une termitière. La nuit venue, il se transformait en un énorme dortoir. Les trois quarts des habitants étaient encore constitués d’hommes, jeunes pour la plupart, civils et militaires. Le soir, avant de se coucher, les plus « intègres » se rendaient au cinéma. Les autres se faufilaient chez les nombreuses femmes de vie, souvent de bonne naissance, qui s’adonnaient presque publiquement au plus vieux métier du monde. Au vu et au su de tous, des files d’hommes, se bousculaient devant leurs maisons closes, en fait ouvertes, puisque généralement elles donnaient sur la rue. Les hommes étaient issus de toutes les couches et classes de la société des plus riches aux plus pauvres.

Le cinéma Trarza

L’unique cinéma de la ville, le cinéma Trarza, était situé à l’escale, le plus vieux quartier de Rosso. Tous les bambins de la ville s’y rendaient le soir. Les Tarzan, les Hercule et les films Indou  étaient nos favoris. Nos ainés préféraient quant à eux les films d’amour, notamment ceux d’ « Eddy Constantine » ou les Western, relatant la rude conquête de l’Ouest Américain. Le nom du célèbre acteur d’Hollywood, Gary Cooper, suscitait encore beaucoup de passion. Des films arabes, comme « Dhouhour Elislam » ou « Les débuts de l’Islam », ainsi que « Antar et Ablaa » de la période antéislamique, attiraient aussi beaucoup de monde.

La salle de cinéma était repartie en deux parties: celle de devant, en bancs de ciment dur occupés en général par les enfants et les personnes à faible revenu. Celle de derrière, équipée en fauteuils et chaises, est réservée aux sages, mais surtout aux «friqués », c’est-à-dire ceux en mesure de payer cher régulièrement. Tout le monde fréquentait le cinéma, y compris les responsables administratifs et les gradés de l’armée.

Au cinéma, nous les enfants, étions souvent dominés et submergés par le sommeil ou parfois pressé par certains besoins naturels, mais l’on était tellement suspendus aux images au point de pisser des fois entre les gradins.

 

(À suivre)