Passions d’enfance : Avant de tout oublier (36) / Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

Le secondaire

Le Lycée de Rosso

Un établissement exemplaire
L’année suivante 1967-68, j’entre en 6ème, première année de collège au Lycée de Rosso. Le Lycée de Rosso, ancien collège Xavier Coppolani, fut créé au milieu des années 50 du XXème siècle. En dehors d’une poignée d’interprètes et de quelques petits fonctionnaires coloniaux, plus de 90% des premières générations des cadres civils et militaires du pays sont passés par ses bancs. Sa construction répondait aux dernières normes techniques de l’époque. Plusieurs bâtiments à étages séparés par des ruelles bitumées encadrées par des rangées de prosopis bien coiffées. Les rez-de-chaussée servaient de classes et les étages de dortoirs. Le laboratoire du Lycée, nouvellement construit, était doté d’un matériel flambant neuf. De nombreux instruments de fabrication japonaise y figuraient. Ils étaient mal vus par les professeurs européens. Ils les brisaient volontairement devant nos yeux pour s’en prendre à « la fragilité de la technologie nipponne », encore naissante. Quelques décennies après, les Occidentaux seront encore dérangés par la percée technologique de la Chine Populaire.


« Le poulailler »

Seuls deux dortoirs étaient placés dans un bâtiment sans étage au milieu de l’établissement, tout près d’un autre servant de réfectoire. Ces deux dortoirs, construits probablement avant les autres recevaient les nouveaux venus, les élèves de la première année de collège. À la fois brouillons et braillards, parce que venus fraichement pour la plupart des écoles rurales, on les appelait « les blues », mot déformé en hassania « blouâtes ». Un élève me raconta qu’une fois lors de sa première arrivée au Lycée, avant de découvrir le réfectoire, un sérieux problème le tracassait: il se demandait comment on pouvait faire manger un aussi grand nombre de gens. Surtout quelle marmite pourrait contenir leur gigantesque repas. Son attention se fixa sur le château d’eau. Il en conclut que ce grand récipient hissé sur des poteaux était la marmite recherchée. Il en était fort convaincu. Son problème était le suivant: comment s’en servir pour la préparation du repas et surtout comment le faire descendre d’une hauteur aussi élevée.

 

Une discipline militaire

L’organisation de l’établissement est soumise à une discipline presque spartiate. Chaque minute était strictement règlementée. Le cours, le manger, le coucher, le divertissement et le sommeil, ces différentes phases devaient être scrupuleusement respectées. L’ensemble des élèves internes étaient des garçons. Les externes comptaient à peine une dizaine de filles dont Mint Taghi, Mint Diouri et Mint Guerram. Le total des élèves était estimé à quelques 700 élèves. Chaque discipline sportive régulière disposait d’un stade bien aménagé.

Depuis l’année précédente, les élèves admis à l’entrée en 6ème passaient par un test de niveau en arabe. Ils étaient repartis en 3 niveaux: fort, moyen et faible, soit 6e M1, 6e M2, 6e M3. Notre classe, constituée des plus forts, portait le nom de 6e M3 (M veut dire moderne). Les plus forts en arabe étaient généralement des fils de familles beïdanes, Zawaya notamment. Les moyens étaient généralement les Haratines et les plus faibles les négro- africains. Les exceptions existaient, mais juste à un nombre réduit d’élèves pour confirmer la règle.

Notre classe compte une bonne quarantaine d’élèves dont près d’une dizaine de Haratines. Le reste des élèves étaient principalement des admis venant de Mederdra, Boutilimitt et Rkiz. Deux jeunes françaises étaient les seules filles que comptait notre classe. Il s’agissait de Catherine Goudalier, la fille du professeur de français et Patricia Choufnecker, fille d’un sous-officier français, instructeur à l’École militaire. La question que tout le monde se pose : pourquoi le choix de notre classe, considérée comme la meilleure en arabe alors qu’elles n’assistent pas au cours arabe ?

Les « vinte-vinte » de Goudalier

D’ailleurs elles étaient toutes les deux assez faibles dans toutes les matières dispensées en français. Goudalier, un vieil instituteur, ancien prisonnier des nazis, les menaçait souvent de les sanctionner et quelle sanction: « je vais vous faire porter des voiles et des trucs (Agava ou coiffure traditionnelle de mauresques) sur la tête et vous renvoyer en brousse pour vous faire monter sur des chameaux ! ». Pour Monsieur Goudalier, notre vie nomade constituait la plus sévère sanction, et il n’hésitait pas à le déclarer devant nous. Pourtant il aurait pu menacer ses filles par une toute petite portion de tortures que lui avaient infligées les nazis allemands. Il ne cessait de nous raconter son calvaire dans les geôles nazies.

Une fois, l’un des provocateurs de notre classe, appartenant au groupe dit « les 3 mousquetaires » (Elhassène Ould Maouloud, Ismail Ould Khalef et Mohamed Ould Soueidatt), lui demanda: « Monsieur avez-vous pleuré sous la torture ? ». Goudalier répondit: « Bien sûr que j’ai pleuré ! » La salle éclata de rire. Je faisais partie de la vingtaine des meilleurs élèves à qui il distribuait régulièrement des notes égales à « 20/20 », lire « vinte-vinte » comme le prononçait Goudalier. Il terminait la liste souvent par les noms des deux françaises. Il nous enseignait 3 matières: le français, les sciences naturelles et probablement les maths. En dehors de deux ou trois professeurs dont le proviseur et les professeurs d’arabe dont feu Elbaraa Ould Eymine, que je retrouve comme professeur d’arabe, tous les autres professeurs étaient des français.
Ici, il faut aussi mettre en exception le maître d’éducation physique, feu Tatoum, un géant, avec une voix d’enfant de 5 ans. Mon ami Alioune Ould Lebaye se plaisait souvent à l’imiter. Tatoum était un grand joueur passionné de jeu de dames. Citons également Jowda, un professeur de théologie égyptien. J’ai attiré son attention sur ma personne par la pertinence d’une question que je m’étais permis de lui poser. Au cours d’’un cours sur l’éducation religieuse, je lui ai demandé une fois « quel est le pêché de ceux qui n’ont pas été informés du message divin ? ». Devant les élèves qui manifestement s’intéressaient à la réponse à une telle question, il était confus dans ses explications. Depuis, il m’appelait le philosophe.

Il avait remplacé un certain Alhalwani, qui nous avait précédés au Lycée. Je me souviens encore de lui, toujours souriant, ainsi que de sa femme et surtout de sa petite voiture, une Opel, la première que j’avais vue de cette marque. Il semble qu’à l’époque les accords de coopération liant la Mauritanie « indépendante » à la France, interdisaient à la première d’importer des voitures non françaises. Seule l’importation de l’anglaise Land Rover, dont il n’existait pas d’équivalent en France, était autorisée. Au lycée les Français constituaient l’essentiel du corps professoral. Le Proviseur était feu Seck Mame Ndiack, un brillant professeur de sciences naturelles.

À la direction de l’établissement, il avait remplacé un certain Beaumont, le dernier civil français chef de service à Rosso. Je garde en mémoire sa belle et grande stature debout, véritable « beau mont », dans une tenue nationale en vogue en ce moment: un long pantalon noir « serwal », appelé « Laisse-tomber », avec une ceinture pendante en vrai cuir et une chemise blanche, aux longues manches. Le « laisse tomber » était confectionné à partir d’un tissu noir soyeux très apprécié à l’époque du nom d’« Ahmeda Elhamdi » ou « toubitt ». Ahmed Ould Hamdi serait le premier commerçant à importer ce tissu.

Trois noms symboles: Vieux, Cheddad, Sidibé

D’autres membres du personnel sont aussi à citer ici. Sidibé, le chauffeur du camion de l’établissement. Il est allé à la retraite sans avoir jamais commis le moindre accident. Il sera récompensé par la médaille du meilleur chauffeur. Citons également mon homonyme, le maître cuisinier, Cheddad. Comme presque tous les Cheddad de la République, sauf moi, il était originaire de Boutilimitt. Très aimable, il se comportait comme un père pour chacun de nous. Ne pas oublier aussi le vieux serveur, probablement Soninké, appelé communément « Vieux ». Il devrait avoir commencé son métier à la création de l’établissement. À cause de ce surnom, rares étaient les élèves qui pouvaient retenir son véritable nom. Presque analphabète, il prononçait le « j » en « s ». « Jour », il le prononçait « sour ».

Une fois, pendant le petit déjeuner, il nous engueula pour avoir renversé un bol de café sur la table du réfectoire: « tous les sours ce commeça ! ». Comme mon ami Ahmedou avait des difficultés d’audition, il me demanda ce que Vieux disait. Je lui expliquais qu’il se plaignait des « sourds ». Il disait que ces derniers ne cessaient de renverser le café. Ahmedou m’accusa d’avoir informé Vieux de son problème d’audition. Il se leva et quitta la table avant d’avoir fini son petit déjeuner.

De futurs brillants fonctionnaires

Notre classe comptait une quarantaine d’élèves. Je me souviens des noms de bon nombre d’entre eux. Citons parmi le groupe de Mederdra, Nnami (futur inspecteur de finances), Saleh (futur ingénieur à la Snim, je ne l’ai jamais plus revu depuis l’école), Moctar Ould Awva (futur directeur de l’Enseignement Secondaire), Ahmed Ould Babah (futur Inspecteur des Douanes).
Dans le groupe de Boutilimitt, citons d’abord feu le brillant professeur de chirurgie et docteur militaire, Mohamed Ould Ahmed Aicha (depuis Rosso je ne l’ai presque jamais plus revu), feu Mohamed Ould Sangoura (le pauvre restera handicapé par une maladie mentale, il était très attaché à ma personne) et le petit Ahmed Ould Maham. Une fois, après des vacances scolaires il amena en classe un petit Larousse tout neuf, de la dernière édition. Il suscita la jalousie de tous. Après la recréation, son livre disparut mystérieusement. Il l’avait laissé dans son casier. Après de minutieuses recherches, on en retrouva quelques morceaux dispersés sur le terrain de volley-ball, situé à côté de notre classe. Les trois mousquetaires s’en servirent comme ballon de volley pendant la recréation. En quelques minutes, ils l’avaient réduit à néant. Ironie de l’histoire, tous les trois mousquetaires vont se spécialiser plus tard dans la gestion des hommes, l’administration pour Elhassène et l’éducation pour les deux autres. Ould Khalef et Ould Soueidatt sont de Boutilimitt. Ce fut le cas aussi de Mohamed Ould Elmoubarek et de Mohamed Ould Raafa (futur wali et secrétaire général de plusieurs ministères). On raconte qu’Abdoulah Ould Cheikh Sidia l’arracha à son père pour l’inscrire à l’école alors qu’il était déjà relativement âgé.

Les élèves de Rkiz appartiennent tous à la même collectivité Idab Lahssène. Citons d’abord parmi eux feu le sage et brillant élève, Elhassène Ould Ismaïl (futur directeur des études au Lycée Technique, pour une très courte période). Il se savait condamné lorsque je l’ai vu pour la dernière fois en 1979. Il s’amusait avec moi comme s’il devait vivre pour l’éternité. Citons aussi son cousin Mohamedou dit Petiot, un bout d’homme qui se classait parmi les grands dans tous nos tests et examens. Ismaïl Ould Ahmedoua et moi, bien que nous soyons originaires de Rkiz, on se plaisait à se comptabiliser comme des ressortissants de Rosso. C’était également le cas de mon ami Ahmedou Ould Ethmane et de son petit cousin Ahmed Ould Ahweibib. Ils étaient de Bareina, mais ils avaient fait leurs études primaires à Rosso.

Citons ici, pour le compte de Mederdra, les deux fils de l’émirat du Trarza, Ahmed Salem Ould Ehbib Ould Ahmed Salem et Bebbaha Ould Brahim Khlil. Le premier sera futur sénateur et le second un futur diplomate. Ajoutons à cette liste Mohamed Ould Maawia (Mederdra), futur ministre et diplomate. Il était le fils d’Ahmedou Yeslem Ould Maawia, l’économe de l’établissement. Il était aussi un proche parent d’Ahmed Ould Mohemd Elmami, notre nouveau professeur d’arabe, chargé en même temps du cours d’instruction religieuse. C’était un nain de taille, mais un géant du savoir, qui sera le mari de la grande sœur de feu Mohamed Ould Ahmed Aicha et de la future ministre, Mariem Mint Ahmed Aïcha.

 

(À suivre)