Une embarrassante question
Depuis l’école, je ne l’ai rencontré que récemment. Il me rappela qu’il avait toujours en mémoire trois de ses élèves de notre classe, les plus brillants, selon lui, dont Ould Maawia, son parent et moi. Je crois d’ailleurs qu’il se souvenait surtout de moi pour un autre petit détail. Il avait été probablement frappé par ma discipline, peut-être excessive à ses yeux. Il se demandait pourquoi je ne suis pas très bavard dans ses cours alors que j’étais toujours bien noté dans les tests écrits. Je soupçonnais que quelqu’un lui avait fait état de mon intérêt pour la philosophie et de ma démarcation des idées nationalistes racistes en vogue en ce moment. La philosophie était mal vue, car elle était assimilée à la négation de Dieu, à l’athéisme, exactement le même débat dans l’Europe de fin du XIXe siècle !
Un jour, il entra en classe, l’œil fixé sur moi. Il tenait à me faire parler. A travers ses yeux, il le sollicitait vivement. Il m’embarrassa. Je décidai de parler. Ce jour-là, il choisit un thème de cours portant sur l’éducation religieuse, titre « Ttahara», c’est-à-dire des conditions d’hygiène dans l’islam. Il s’était longuement étalé sur le sujet, sans jamais me quitter des yeux, sur la parfaite conformité de la science avec la religion, une interprétation religieuse qui se faisait beaucoup entendre en ce moment. Elle était opposée à un autre qui s’interdisait de s’adonner à de telles comparaisons. Il était question de « Nnajassa » ou ce qui est jugé « impure » (une souillure) du point de vue religieux, car susceptible de fausser par exemple une prière. Les élèves étaient gênés de son intérêt pour moi. Pour mettre fin au spectacle, je levai le doigt. Il se pressa de me désigner: « Toi, Ahmed Salem ! ». Le silence était complet. Même les mouches stoppèrent leurs chants et danses. Avec respect et modestie, je le regardai droit dans les yeux. Je pris le temps de bien préparer ma question.
Je l’avais voulue courte, concise, pertinente et précise, bien que d’apparence banale: « Monsieur, c’est quoi Nnajassa, scientifiquement ? ». Il était manifestement content de la simplicité apparente de la question. Pendant plus d’un quart d’heure, il tenta de trouver une réponse adéquate. Il s’embourba dans des contradictions. Il s’en rendit compte et s’arrêta brusquement. Réaliste, il me regarda, à son tour, droit dans les yeux, en esquissant un léger sourire, un peu gêné, pour me dire en toute franchise: « Cher frère Ahmed Salem, honnêtement, je n’ai pas de réponse à cette question ! ».
L’exploit sanitaire
Pourtant le professeur d’éducation religieuse aurait pu m’interroger sur ma propre Tahara, ma propre propreté. Je ne me lave presque pas depuis un certain temps. En effet, je portais toujours une grande cicatrice à l’avant-bras à la main droite des suites à un bouton rebelle à tout traitement, j’avais consulté beaucoup de soignants, du célèbre vieux garçon de salle, Abdellahi, alias « docteur », jusqu’au docteur de la caserne militaire, un français, qui consultait régulièrement au dispensaire central de Rosso. Il passait à l’infirmerie du Lycée une fois par semaine. Le bouton, une thrombose, je l’avais attrapée au campement durant mes dernières grandes vacances.
Pendant l’hivernage, les eaux souillées des marigots provoquent une épidémie de boutons douloureux, puants et difficile à guérir. Deux cas résistèrent à tous les soins. Le mien et celui d’une parente, Hawa Mint Bàa. Mon avant-bras s’enfla, jusqu’à perturber la circulation normale du sang. Des enflures apparurent sur des veines. Je me torturais de douleur tant que je ne le vidais pas de son pus. Pendant plus de deux mois, le capitaine docteur me traita sans résultat. La pommade d’auréomycine 3% et les injections de bi-pénicilline sont mes deux principaux médicaments. Des fois, le docteur prenait un certain temps à consulter son dictionnaire médical, Vidal, à la recherche du traitement approprié. Je constatais que la pommade d’auréomycine réussissait à chaque fois à cicatriser la surface du bouton, sans pour autant guérir l’intérieur de l’infection.
À l’aide d’une aiguille, j’avais mesuré la profondeur de ses minces orifices. Je me suis dit que si je réussissais à faire pénétrer la pommade jusqu’au fond des orifices, l’infection sécherait et elle serait complètement guérie. J’en avais été convaincu. J’ai pensé à une seringue pour faire cette opération. Une seringue n’était pas à ma portée. Il n’y avait pas encore de pharmacie commerciale à Rosso, ni même en Mauritanie. J’eus une idée. Je fis un tour en brousse à la recherche d’un roseau, pas bien sûr « un roseau pensant » comme chez Pascal, mais un roseau le plus mince, « le plus faible de la nature », pour compléter la citation de Pascal. Je voulais me servir d’un morceau de ce roseau sous la forme d’un minuscule tube. J’en trouvai rapidement. Au retour, je perforai le couvercle du tube d’auréomycine à l’aide d’une aiguille chauffée à blanc. Je coinçai le bout du tube dans le roseau. Je refermais soigneusement le tube. J’appuyai sur la pommade: une mince matière jaune sortit du bout du roseau. Le mécanisme réussit à merveille.
Le soir au moment du coucher, je vidai les orifices de l’infection. J’injectai suffisamment d’auréomycine dans ses trois orifices. Je dormis jusqu’au matin. À ma grande surprise, après le réveil je jetai un coup d’œil sur mon bras, je découvris que ses enflures avaient disparu. Après trois ou quatre applications, l’infection fut complètement guérie ! et le prix Nobel de médecine ? Non ! C’était trop pour moi, que d’y penser. Je me sentis gêné d’informer mon capitaine docteur du glorieux résultat obtenu, malgré que j’aie gardé avec moi le mécanisme pour longtemps. Il faut reconnaître que la timidité dominait encore mon caractère.
Il m’est impossible de me rappeler de tous les élèves connus à l’époque au Lycée de Rosso. D’ailleurs je me suis familiarisé avec bon nombre d’élèves du Lycée depuis que j’étais à l’école primaire. Je peux donc confondre les uns et les autres. Encore au primaire, il m’arrivait d’accompagner des amis pour manger des repas de riz à la viande au Lycée.
La victoire sur le « tchebou-djinn »
Là, tenant compte des habitudes alimentaires des élèves venant de la brousse on ne servait que rarement des repas au poisson comme le « Thébou Djënn ». Ce fut justement au Lycée que je décidai de le manger. Ce fut à l’aide des desserts en dattes qui l’accompagnaient souvent. Je mélangeais la bouchée de Thébou Djënn avec la chair de dattes pour ingurgiter le tout sans réfléchir et souvent sans le mâcher pour ne pas tout vomir. Je faisais la même chose avec les œufs.
Au retour de vacances au Sénégal, j’en ai acheté en cours de route pour en manger sans hésiter un instant. Depuis, ma décision était de vivre comme un véritable omnivore. Rappelons que les dattes qu’on nous servait comme dessert étaient celles de l’Adrar Mauritanien. Elles étaient traitées et emballées par une société industrielle pour être ensuite écoulées après sur le marché intérieur et extérieur. La chance de notre pays serait que « les palmeraies » de France ne produisaient pas encore de dattes. J’ai encore toujours en tête une bonne dizaine d’élèves, généralement en classes supérieures, qui se distinguaient par leur comportement aristocratique.
Tout indiquait qu’ils étaient déjà assez familiarisés avec la modernité. Ils étaient généralement propres et bien habillés. Ils dormaient pour la plupart dans des piaules particulières et mangeaient à table à part.
Une aristocratie scolaire et des étoiles sportives
En classe je ne sais pas qu’est-ce que leurs professeurs leur réservaient. À quelques exceptions, ils étaient pour la plupart originaires d’Atar, Boghé, Boutilimitt, Mederdra et Rosso. Citons parmi eux: Yakoub Diallo, feu Isselmou Ould Babah, feu Shrif Ould Balla Shérif, feu Sidi
Ould Cheikh, feu Mohamed Cheine Ould Mouhamadou… décidément le destin s’acharna contre eux. Le dernier était notre surveillant de dortoir, dénommé par mépris « le poulailler » par les élèves plus anciens. Pour ma discipline, il me vouait un respect particulier. Il tenait à nous faire dormir à temps en vue de se libérer pour jouer de sa guitare et pour préparer ses soirées artistiques. Il appartenait en effet à une prestigieuse famille artistique du Brakna. Il était le frère cadet de feu Jjeich Ould Mouhamadou, l’un des maîtres de la « musique nationale ».
Ajoutons à cette liste d’élèves remarquables, de brillants sportifs comme, Gaye Birama de Rosso, les Dia (petits et grands) et les Ngaïdé de Boghé. Les Boghéens, ces fils de « Halaïbé », brillaient particulièrement dans le basket. Parmi les meilleurs volleyeurs, nous avions aussi Mohamed Ould Messoud, avec son grand physique de Michael Jordan. Gaye Birama, se distinguait dans toutes les disciplines sportives. On dit de lui qu’il était le seul élève qui réunissait les « trois bons »: bon sportif, bon élève et bon gréviste. Il était presque impossible de réunir cette dernière performance avec les deux premières. Il ne ratait jamais l’occasion de me serrer la main avec respect quand on se croisait. Pourtant, à ma connaissance, on n’avait partagé que la grève. Sa famille, les Gaye, ont fortement marqué le Rosso des deux premières décennies d’indépendance.
(A suivre)