Le foyer révolutionnaire
Une situation d’exception régnait dans tout le pays durant les années 69 et 70. Partout les grèves et les manifestations se propageaient. On s’ingénia dans la création de publications de toutes sortes. On s’inspira directement des nouveaux mouvements de gauche qui commençaient à balayer toute l’Europe (depuis mai 68), la France notamment, et le monde entier.
Les élèves du secondaire furent emportés par une vague irrésistible de lutte et de militantisme politique. Généralement, les meilleurs élèves étaient au premier rang, car ils étaient les premiers influencés, et donc les premiers renvoyés pour faits de grève. Au Lycée de Rosso, après les grandes vagues de renvois des élèves meneurs, des professeurs étrangers protestent. Ils déclarent que seuls les cancres sont restés dans leurs classes.
À l’époque, les meilleurs admis au concours d’entrée en 6e étaient répartis entre les Lycées de Nouakchott et celui de Rosso. Les autres sont orientés dans les collèges d’enseignement général et les cours complémentaires (CC). Le Lycée de Rosso constituait donc un fidèle échantillon représentatif de tout le pays.
L’effet de surprise de Ngdhey
Une fois le super-surveillant Lemrabott dit Ngdhey, me croisa à l’entrée de l’établissement, bien après l’heure du coucher. C’était une première. J’étais accompagné de quelques élèves. Sur un bout de papier, à la lumière de sa torche, il nota en silence nos noms. J’étais un peu en retrait, gêné de voir mon nom figurer parmi des élèves indisciplinés, gêné surtout de me voir découvert dans une situation pareille par quelqu’un qui ne cessait de me montrer le plus grand respect. Lorsque je lui donnai mon nom, il marqua un arrêt subit. Il me regarda, manifestement surpris de me voir pour la première fois hors de mon lit à une heure tardive de la nuit. Il me fixa de nouveau du regard. Puis il plia son bout de papier et le déchiqueta, avant de s’adresser à moi: « Mon cher Ahmed Salem je vous prie de ne plus m’amener à agir de la sorte ! ».
Le lendemain, il me convoqua dans un coin du réfectoire. Il usa de tous les arguments possibles et imaginables pour me dissuader d’éviter de me laisser emporter par une vague qui risque de compromettre mon avenir. J’étais têtu: j’étais une « tête brûlée » comme on nous qualifiait à l’époque. Manifestement, il était sincère dans ses conseils, plutôt paternels. Je ne peux jamais oublier ce geste de sa part.
Au podium
L’année 1969, je fus épargné par les renvois. Ma participation à la grève n’était pas notoirement remarquée. Les meetings se succédèrent. On se servit d’une grosse pierre située au milieu de l’établissement comme d’une tribune. On l’appelait le podium ou la tourelle. On l’a comparée à la tourelle du cuirassé russe Potemkine dont la révolte des marins de Kronstadt servit de précurseur à la grande Révolution bolchévique. Il se pourrait que certains des professeurs qui supervisaient la projection des films soient des Soixante Huitards qui nous communiquaient discrètement leur complicité avec les leurs. Pour appeler à un meeting, on cria à chaque fois « à la tourelle ! », exactement comme le faisaient les marins de Potemkine. Le film est souvent projeté au lycée. J’ai toujours en tête l’image du futur officier de la douane feu Ahmedou Ould Balla Cherif, (ou d’autres comme un certain Dah Ould Khtour), haranguant les masses d’élèves rassemblées tout autour. Cette situation amena les autorités à nous refouler de force à l’extérieur du Lycée.
La punition collective
Les forces de l’ordre (ou du désordre comme on les baptisait à l’époque) nous encerclèrent. On nous mit au soleil toute une journée dans un terrain vierge servant de stade de football. On nous priva de boire et de manger dans l’espoir de briser notre volonté. Nous dormions lorsque tard dans la nuit, on nous réveilla par des coups de crosses pour nous embarquer à la hâte dans des camions de transport réquisitionnés pour la circonstance. Des négociations engagées depuis la veille entre l’Administration et les délégués des élèves n’avaient rien donné. Pour l’occasion, des délégués des élèves furent désignés à la hâte. Il s’agissait de Brahim Ssalem Ould Bouleiba, Bâ Soulé, Niane Abdoulaye, Mohamed Cheine Ould Mohamadou, et Dia Jibril dit Miki, le frère ainé de mon ami Dia Issaa. Les deux derniers sont depuis lors décédés, ainsi que tout dernièrement Dia Issa.
Une si triste fête
« Toujours la même démarche ! », me chuchota une fois à l’oreille feu Dia Jibril, au moment où il me faisait l’accolade, devant un guichet de la BIAO (Banque Internationale de l’Afrique Occidentale, aujourd’hui disparue), au lieu actuel du siège de la BCI, quelques heures juste avant son accident mortel durant la
nuit du Id El Fitr 1978 à l’Est de Boutilimitt. Il revenait de Niamey au Niger, où il travaillait à l’ASECNA (Agence pour la Sécurité et la Navigation Aérienne). Il comptait se marier. Il trouvera la mort sur le champ, en même temps que la femme de son frère Dia Issa. Ils revenaient chez eux afin de célébrer leurs mariages après la conclusion du premier accord. Aly Bass Diouldé, un enseignant, puis conducteur de TP, ayant servi chez nous à Teichtayatt faisait partie des blessés graves. Je passerai une mauvaise fête à Boutilimitt, où j’appris la nouvelle, chez mon camarade Abdellahi Fall. Ce jour-là, on ne profitera pas des piques et des blagues de sa femme, Marième Touré. Elle n’arrivait pas à cacher l’effet désastreux de l’accident sur elle.
Revenons à 1969. Après donc l’échec des négociations, on nous força d’embarquer dans des camions, officiellement pour nous évacuer chez nous après la décision de renvoi collectif et définitif de l’Administration suite au constat que nous ne voulions plus étudier selon les autorités. On ne croyait nullement en ces menaces.
Embarquement dans le désordre
Pour nous, c’était du pur chantage. On nous pressa d’embarquer avec nos effets, retirés du lycée dans la journée, sans aucune connaissance de la destination. Extenués, et complètements abattus, nous nous pliâmes à la volonté de l’autorité. Les délégués essayaient de mettre de l’ordre dans ce que nos responsables tenaient à garder comme désordre total.
Ce soir-là, c’était probablement aux environs de minuit. Le vrombissement des moteurs des camions chargea nos cœurs de peur et de désespoir. Au moment où ces engins démarrèrent, dominant le puissant bruit des moteurs, une voix magique intervint mettant fin à notre calvaire: l’artiste délégué Mohamed Cheine, chanta à haute voix: « Idha chaabou yowmène arada alhayatt… ». Sa voix de rossignol brisa le silence. Il chanta à tue-tête un poème, aux mots particulièrement émouvants et galvanisants. Dans ce poème, le jeune poète romantique tunisien, mort à 25 ans, au début du 20e siècle, Abou Elghassem Echabbi, appelle son peuple à défier l’impossible pour se libérer des chaines de la domination étrangère et du sous-développement.
Le réveil enchanté
Les dormeurs et les somnolents se réveillèrent. L’atmosphère d’apathie et de découragement se transforma de fond en comble en un climat de fête et de joie sans bornes. Les caisses et les capots des camions furent transformés en tam-tams, et fusèrent en tambours et trompettes. Un orchestre s’organisa. Les uns chantaient. D’autres dansaient, certains faisaient les deux à la fois. Moins d’une heure après, on nous débarqua manu militari dans un vieil abattoir abandonné, situé à une dizaine de kilomètres au nord-est de Rosso. Comme si on nous prenait pour des bêtes de somme. Là, on passa 11 jours.
Avant notre arrivée, l’abattoir fut méticuleusement nettoyé et entièrement meublé à l’aide de tapis flambants neufs. Les trois repas quotidiens du Lycée, dont la qualité s’était sensiblement améliorée, étaient préparés au réfectoire et expédiés encore chaud à notre lieu de détention.
La prison collective
On fit appel à l’armée. Nous fûmes encerclés par 3 cordons militaires. La tactique mise en place consiste à laisser partir parmi nous au Lycée ou en ville ceux qui le désirent et ne laisser aucun élève, fut-il interne ou externe, regagner les « insurgés » du vieil abattoir. On comptait sur une usure progressive du nombre pour nous casser en fin de compte.
Entre temps, avant d’en arriver là, on transforma notre prison collective en festival. En dehors du temps réservé au sommeil et au manger, le reste du temps était intelligemment réparti. Un moment pour les informations et les discussions politiques. Un autre pour les chants, les danses et les divertissements. Un troisième était consacré à la production littéraire comme les discours, la poésie et l’histoire. On a même élu un imam pour diriger les cinq prières.
(À suivre)