Notre collectivité d’origine, « Oulad SidElvalli »
Mes parents appartiennent à une communauté Haratine, affiliée à la grande tribu maraboutique des Oulad Deymane, fraction Oulad Sid’Elvalli. Tout indique que cette fraction, évoluant à travers le temps en grande fédération tribale, jouit d’un grand prestige dans la zone de Mederdra, connue historiquement sous le nom d’Iguidi. C’est l’une des grandes tribus zawaya qui se sont créées une place importante depuis la guerre de Charbaba. Charbaba, un conflit sanglant, qui a opposé au 17ème siècle les tribus maraboutiques aux Arabes Trarza durant une bonne quarantaine d’années. Les raisons du conflit font l’objet d’une grande spéculation et parfois de beaucoup de polémiques.
De nombreux historiens s’accordent à privilégier la lutte pour le pouvoir comme raison fondamentale. Au Moyen Âge européen, on justifie la guerre par des raisons religieuses, alors que sa véritable essence est politique. C’est notamment le cas de la guerre dite de « Cent ans » et celle de « Trente ans ». Officiellement, la première fut provoquée par une divergence relative à une interprétation d’un verset de l’Evangile. Même lors des guerres coloniales, aux temps modernes, on s’est efforcé, pour les justifier aux yeux de l’opinion, de leur revêtir une carapace religieuse.
Les Zawayas, sont descendants pour la plupart des grandes communautés berbères qui ont peuplé, durant de nombreux siècles l’Afrique du Nord. Forts de leur islamisation massive et encore vivace, ainsi que leur enracinement dans le territoire, les Zawayas usent de la religion musulmane pour combattre les avant-gardes des tribus arabes arrivées récemment dans la zone. Les premiers considèrent les seconds comme des envahisseurs. Les Arabes, comptant surtout sur la supériorité de leur armement, cherchent par tous les moyens à occuper le terrain et à imposer leur ordre temporel.
Importante communauté tribale
Les Oulad Sid’Elvalli ont pris une part active dans ces conflits. Leur domaine territorial s’étend sur un grand espace comptant plusieurs dizaines de points d’eau (puits). Leur communauté était considérée comme l’une des plus importantes tribus du Trarza, englobant des groupes sociaux divers. Leurs esclaves et affranchis doublent ou triplent celle de la communauté des Maures blancs de la tribu. Ici on use de blanc et de noir à titre strictement indicatif. En réalité, beaucoup de communautés tribales descendant ou ayant une origine de souche blanche, ou de teint relativement plus clair, sous l’effet du métissage, comportent de nombreux membres, au teint sombre, parfois même noir foncé. De même qu’on rencontre des fois des esclaves servant sous la tente au teint clair malgré leur longue exposition au soleil.
Les forgerons et les tributaires dits « Aznaga ou Lahma », faisant partie de la communauté Oulad Sid’Elvalli, comptent des centaines de membres. Tout un quartier de Mederdra était habité par des forgerons ou d’autres familles de forgerons auxquels ils sont liés par des relations de sang.
Ce n’est donc pas par hasard si l’administration coloniale a recruté plusieurs des leurs dans les premières écoles, écoles dites « écoles des fils de chefs » au début du 20e siècle. Le premier président mauritanien, Mokhtar Ould Daddah, raconte dans ses mémoires, avoir reçu l’enseignement en première année du primaire en 1929 de l’un d’eux: feu Sid Ahmed Ould Yaya. Ce dernier, frère de lait de mon père Elmoctar, est né comme lui en 1914, il y a exactement un siècle. Même son futur beau-père, contemporain d’Abdoullah Ould Cheikh Sidia, Mohamed Ould Ebnou dit Mamma, a fait l’école coloniale beaucoup plus tôt, en 1913. Il est allé à la retraite, bien avant l’indépendance de la Mauritanie en 1960. Il fait partie du premier groupe d’interprètes locaux. La place importante des Oulad Sid’Elvalli dans l’administration coloniale est bien connue de tous. Bien qu’ils appartiennent à la grande confédération des Awlad Deymane, les Oulad SidElvalli, pour ne pas noyer leur prestige d’antan dans une entité plus globale, n’aiment pas qu’on évoque cette appartenance. Pour eux, il y a Oulad Sid Elvalli et il y a Oulad Deymane.
Diverses raisons expliquent le déclin constaté du prestige des Oulad Sid’Elvalli. Pour bon nombre d’observateurs, leur fougue légendaire a été sérieusement entamée par leur adhésion massive à une branche orthodoxe de la Tijania. Depuis le début du 20ème siècle, une famille, adepte de cette branche, réussit à imposer son autorité spirituelle à l’ensemble de la collectivité tribale, Oulad Sid Elvalli, y compris nos propres parents. D’autres observateurs pensent qu’un facteur de taille a facilité cette adhésion à la Tijania. On se réfère ici à une sorte de terreur exercée à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle par deux de leurs chefs, le premier Ould Ahmedou Ould Sleimane et le second Ahmed Bazeid, sur la communauté Oulad Sid’Elvalli. On affirme que cette dernière se réfugia en masse dans le soufisme pour échapper à leur arbitraire. Des proches d’Ahmed Bazeid se sont opposés fortement à cette tendance. Certains ont préféré émigrer ailleurs.
On cite parmi eux, Ahmed Ould Bambou et Elmokhtar Ould Mahmoudène, le père de l’actuel marabout Mohemedhène Ould Mahmoudène. Ce dernier, bien qu’appartenant à Oulad Sid Elvalli, n’a jamais posé pied chez les siens à Taguilalett. On les accuse, comme d’ailleurs tous les contestataires du nouvel ordre soufi, de « emcheknett », terme péjoratif, tiré de je ne sais quelle langue, signifiant probablement étranger ou contestataire d’une bonne interprétation de la religion, religion telle qu’elle est interprétée par les adeptes de la branche en question de la Tijania. Il n’est également pas exclu que l’arbitraire de ces chefs, particulièrement celui d’Ahmed Bazeid, ait dû jouer dans l’émigration de nos propres parents vers la zone de Rkiz. On raconte, qu’au début du 20e siècle, une altercation avait opposé mon grand-père Elbou Ould Ahmed Salem dit Bou à Ahmed Bazeid. C’était au cours d’une réception, organisée dans notre campement, en l’honneur d’une délégation de marque, comprenant le commandant français, résidant à Mederdra, et Ahmed Bazeid.
Ce dernier, s’adressant au groupe d’hommes de chez nous, présents à la cérémonie, leur demanda de veiller à bien soigner l’accueil de la délégation. Bou, l’un des plus jeunes hommes présents, répliqua à Ahmed Bazeid en ces termes: « Ahmed Bazeid, sache que d’habitude on n’a pas besoin de conseils en matière d’accueil des étrangers ! ». Excédé par la réplique, Ahmed Bazeid, usant d’un mince bâton à la main, réservé habituellement aux chameliers, tapa fortement sur le dos de Bou. Celui-ci se retourna et asséna une gifle à Ahmed Bazeid. Piqué par une crise de colère, le chef de tribu ordonna à ses hommes de lui attraper Bou pour le punir. Maatalla Ould Elkhai, l’oncle de Bou, connu pour son courage et sa force physique, et également connu pour sa maitrise du Coran, révolté par ce qui arrivait à son neveu, empoigna Ahmed Bazeid et délivra Bou de ses sbires. Une bagarre éclata entre les deux parties.
L’affaire fut portée devant l’administration coloniale de Mederdra. Bou et certains parents furent incarcérés dans la prison de Medrdra pendant un bon bout de temps.
Principal regroupement environnant : Les Peuls
Des groupements, plus réduits, nomadisent également dans la zone. Comptant chacun moins d’une dizaine de tentes, les Vounka et Oulad Baalla, sont des fractions tribales, d’origine tributaire, affiliées à la collectivité Oulad Sid Elvalli. Ils pratiquent surtout l’élevage des petits ruminants.
Le nomadisme pular
Plus nombreux, les Peuls habitent de nombreux villages. Ils sont en constant déplacement à la recherche de pâturages pour leurs nombreux troupeaux de bovins, d’ovins et de caprins. Ils ignorent toutes les frontières séparant la Mauritanie et le Sénégal. Leur espace de transhumance inclut à la fois les deux rives du fleuve. Ils sont très liés à notre collectivité, particulièrement aux grands propriétaires de bovins. Mohamed Ould Maatamoulana, qu’ils surnomment Lordanda. Terme signifiant ayant la gorge enrouée. Hmeimid, un autre grand propriétaire de bétail, fait partie de leurs grands amis. Son cousin, le père Elmoctar, bien que grand propriétaire de bétail, lui aussi, fait exception à cette règle. Il était moins lié aux Peuls. Il ne parle point leur langue, contrairement aux deux premiers qui le parlent avec une grande maîtrise. L’oncle paternel, Elball, appelé par eux « Ould Beila », parle aussi parfaitement le poular. Il veille souvent sur notre grand troupeau d’ovins et de caprins. Les bovins l’intéressaient peu dans sa jeunesse. Ce qui sera loin d’être son cas durant les deux dernières décennies de sa vie. Il décédera en 2013 à l’âge de 90ans.
Sous la tente à palabres
D’ailleurs, logiquement, on devrait tous parler poular. Les familles peules ont l’habitude de passer toute la journée chez nous. Leurs femmes viennent très tôt le matin troquer le lait de leurs vaches contre des céréales, des produits locaux, comme le sorgho ou parfois contre des marchandises comme du riz, du sucre, du thé vert, des biscuits et parfois contre des produits de l’artisanat « made in Hayet Laabid ». Leurs hommes, surtout les plus jeunes, les bergers d’ovins et caprins, les rejoignent assez souvent. Il arrive que ces derniers échangent un gras mouton contre un pain de sucre (2kg), cent grammes de thé vert et un kilogramme de biscuits (le fameux biscuit Wehbé). Ils occupent souvent le coin sud-est de la tente, débutent leurs palabres, qui ne se terminent que vers le crépuscule en même temps que toute la recette de thé et de biscuits. Ils partagent le déjeuner avec la famille.
Chaque famille se distingue par une liaison particulière avec une ou plusieurs familles peules. Parmi les noms les plus connus de ces nombreuses familles peules nous pouvons citer: les Kharyalla, les Diby Seydou, les Leboudi, les Kéké, le gros Kéké, sa femme, la grosse Raki et leur très belle fille unique, amie à l’époque de mon futur cher ami Abderrahmane, les Ehel Boubi, notamment Mamdell et sa mère, la centenaire Gniki, à qui on a donné le nom à une nièce, Vatimetou Mint Isselmou, ainsi que leur fils Guepatt. Guepatt et Ali Seyni, voilà un tandem de jeunes poular dont les noms se confondaient avec l’espace du lac Rkiz dans ses meilleurs moments. On peut affirmer, sans crainte de se tromper, qu’il n’y a pas un centimètre carré de l’espace du lac Rkiz qui ne s’est vu piétiner et à plusieurs reprises par leurs pieds.
Le déracinement
Durant les affrontements interraciaux de 1989, les deux jeunes peuls seront expulsés au Sénégal, les arrachant ainsi brutalement à leur terre nourricière ancestrale. Guepatt ne survivra pas à cette mesure criminelle, puisqu’il mourra peu de temps après.
Chaque village peul, appelé « Iguimni », constitué de cases, minutieusement confectionnées par les femmes peules, campe dans un lieu déterminé et portant souvent son nom. À la recherche effrénée de pâturages, les Peuls ne cessent de transhumer le long de l’année. Ils reviennent à chaque fois au même lieu pour occuper les mêmes cases. Les femmes peules se servent de la paille des plantes, appelées « Atguig », dans la confection de leurs cases. Signe indéniable d’une sécheresse irréversible, « Atguig » a maintenant complètement disparu de toute la zone. Comme illustration à cette relation d’intimité avec nos Peuls, je me rappelle de cette anecdote.
Le flair de Altina Kharyalla
En 1981, j’accompagne des jeunes amis dans une grande rue non encore bitumée de Nouakchott, la rue qui enjambe les jardins du côté de Sebkha. Un groupe de femmes, moyennement âgées, embourgeoisées et d’apparence peule, vient vers nous. Avant de nous croiser, l’une d’elles ne cesse de me regarder. Je crois qu’elle soupçonne que je suis Peul. Ça m’arrive souvent. Lorsqu’elles sont parvenues à notre hauteur, l’une d’elle se détacha de ses amies et vint jusqu’à nous avant de s’adresser à moi. Elle souhaitait me parler en aparté. J’acceptai. Je me préparai à lui répondre que je n’étais pas un peul, « je suis plutôt un Tchapato », un maure et non un haalpulaar. Après avoir fini ses salutations, elle me surprit avec la question suivante: « Toi, est ce que tu n’es pas des Awlad Deymane ? »
Nos Peuls ont l’habitude de nous appeler ainsi. Je répondis oui. J’étais bouleversé par mon identification tribale en pleine rue à Nouakchott. La dame m’assomma avec une deuxième question: « est-ce que tu n’as pas de liens de parenté avec Mbarkaalina ? » Dans une grande hébétude, je répondis: « Oui c’est la grand-mère de ma mère ! » Sentant mon étonnement, et cherchant, apparemment, à me tirer d’affaire, la dame m’expliqua: « Moi, je suis Altina Mint Kharyalla, j’étais l’amie intime de Mbarkaalina. » Puis elle ajouta que non seulement elle ne m’avait jamais vu, mais aussi qu’elle n’a même pas connu ma propre mère, parce qu’elle avait quitté les lieux depuis très longtemps. Elle affirma qu’elle m’avait posé des questions alors qu’au premier coup d’œil elle m’avait déjà identifié. J’apprendrais plus tard qu’elle était traductrice (en pulaar) au tribunal de Nouakchott. J’avoue que si quelqu’un d’autre me raconte une histoire pareille, je le traiterais de menteur !
Ahmed Salem Ould El Mokhtar
(À suivre)