Passions d’enfance : avant de tout oublier (2) / Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

De la brutalité d’un chef traditionnel

On raconte, qu’au début du 20e siècle, une altercation avait opposé mon grand-père Elbou Ould Ahmed Salem dit Bou à Ahmed Bazeid, le chef général des Oulad Sid El Falli. Ce chef est connu pour sa sévérité même à l’égard de ses propres cousins. Fuyant sa brutalité il serait, selon des dires, à l’origine de leur adhésion massive à une branche conservatrice de la Tijania. C’était au cours d’une réception, organisée dans notre campement, en l’honneur d’une délégation de marque, comprenant le commandant français, résidant à Mederdra, et Ahmed Bazeid.
Ce dernier, s’adressant au groupe d’hommes de chez nous, présents à la cérémonie, leur demanda de veiller à bien soigner l’accueil de la délégation. Bou, l’un des plus jeunes hommes présents, répliqua à Ahmed Bazeid en ces termes: « Ahmed Bazeid, sache que d’habitude on n’a pas besoin de conseils en matière d’accueil des étrangers ! ». Excédé par la réplique, Ahmed Bazeid, usant d’un mince bâton à la main, réservé habituellement aux chameliers, tapa fortement sur le dos de Bou. Celui-ci se retourna et asséna une gifle à Ahmed Bazeid. Piqué par une crise de colère, le chef de tribu ordonna à ses hommes de lui attraper Bou pour le punir. Maatalla Ould Elkhai, l’oncle de Bou, connu pour son courage et sa force physique, et également connu pour sa maitrise du Coran, révolté par ce qui arrive à son neveu, empoigna Ahmed Bazeid et délivra Bou de ses sbires. Une bagarre éclata entre les deux parties. L’affaire fut portée devant l’administration coloniale de Mederdra. Bou et certains parents furent incarcérés dans la prison de Medrdra pendant un bon bout de temps.​
« Mkhainzatt »

Depuis la fin du 19e siècle, deux collectivités haratine, appartenant à la tribu des Oulad Sid Elvalli, nomadisent dans la zone du lac Rkiz. L’une d’elle est connue sous le nom de «Lahratine » ou anciens esclaves, probablement affranchis un peu plus tôt. L’autre, la nôtre, porte le nom de « Laabid », les esclaves. D’ailleurs, ses membres, curieusement, s’en vantent, même après leur affranchissement. Le nom Laabid, ils le trainent avec eux depuis qu’ils peuplent un point d’eau appelé « Badhi », non loin de Taguilalett, un puits, situé à 20km au nord-est de Mederdra, où résident les Maures blancs de la tribu Oulad Sid Elvalli. C’était approximativement à la fin du 18e et jusqu’à la fin du19ème siècle, lorsqu’ils étaient encore liés par des rapports de maîtres à esclaves.
Selon des sources concordantes, notre collectivité descend généralement de deux hommes célèbres: Cheiffa et Boushab. Le premier, Cheiffa, selon les dires, est venu du sud, de l’extérieur du territoire mauritanien actuel, accompagnant un grand marabout appelé Maham Sarr. D’après les mêmes sources, rien n’indique que Cheiffa soit un esclave de celui-ci. N’était-il pas un simple disciple, ou compagnon, ami ou même parent du marabout, s’interrogent certains ? Une autre version soutient que les deux hommes ne se connaissaient même pas.  Quant à Boushab, son histoire, semble être confirmée par de nombreux témoignages émanant de diverses sources. Son grand-père serait un blessé de guerre.
Les versions s’accordent sur son identité guerrière, mais elles divergent sur ses origines tribales et les raisons de sa blessure. Dans un élément de ma berceuse composée par la vielle cousine Attouha , celle-ci évoque: « woulechhabewoulelbaroud: fils du feu et de la guerre », faisant allusion à une origine guerrière donnée. Selon une version, l’intéressé aurait été blessé lors d’une bataille ayant opposé deux tribus guerrières. Selon une autre, il se serait blessé suite à un conflit sanglant opposant une bande armée de coupeurs de route venant d’ailleurs et des autochtones habitant  quelque part dans la partie Est du Trarza actuel. Son affiliation à Oulad Nnasser, tribu guerrière de l’Est du pays, est souvent citée. Une autre version évoque des rapports de sang à OuladBousbaa. D’autres sources d’information, plus persistante, font état d’une appartenance aux Oulad Noughmach, tribu guerrière du Brakna.
Un jeune avocat Haratine, Mohamed Ould Hartane, appartenant à la collectivité Idablahssane de Rkiz, s’est intéressé récemment au sujet depuis qu’on lie son origine à ce monsieur. Il va initier une enquête à cet effet. Les premiers résultats de ses recherches confirment, d’une manière presque certaine, la version d’appartenance de ce blessé aux Oulad Noughmash. Pour la première fois, on pouvait coller un nom précis et une affiliation donnée à ce mystérieux personnage. Selon les conclusions de Me Ould Hartane, le bonhomme porte le nom de Mohamed Ould Ahmed ou Ahmed Ould Mohamed et appartiendrait à la famille émirale des Oulad Noughmash.
On peut se demander si l’affiliation aux Oulad Nnasser, tribu habitant géographiquement loin du lieu, n’était pas évoquée sciemment pour camoufler, pour des raisons spécifiques à l’époque, l’appartenance à Oulad Noughmash, tribu habitant au Brakna, donc une région proche du lieu en question? L’essentiel ici, est qu’il n’existe aucune contestation du fond de ce récit. D’ailleurs des informations complémentaires, confirmées par des sources de la famille émirale Oulad Noughmash, attestent qu’au cours du conflit entre les guerriers du Trarza et leurs cousins  du Brakna, un fils de la famille émirale OuladNoughmash portant le même nom Mohamed Ould Ahmed   disparut  après une bataille opposant les deux tribus guerrières cousines. Ahmed serait le nom du chef de la tribu Oulad Noughmash durant ce conflit.
Le blessé aurait été recueilli par un certain Ben Amar  (ou l’un de ses descendants), chef de la fraction Oulad Ben Amar (Idablahssane). Celui-ci se mit à le soigner. Il l’hébergea chez l’une de ses servantes, laquelle va déployer toutes ses forces et efforts pour l’aider à se rétablir. À force de l’entretenir de près, une certaine intimité va se tisser entre eux. Les odeurs nauséabondes de l’infection de sa blessure, propagées par les vents, se répandent dans toutes les directions, gênant ainsi la respiration des habitants du campement Oulad Ben Amar et des environs immédiats. C’est ce qui explique que sa descendance portera plus tard le nom de « Mkhainzatt » ou « les personnes aux mauvaises odeurs ». À leur tour ils vont s’en vanter. Après son rétablissement, il demanda à son soigneur, la main de la servante qui avait veillé à ses soins et surtout qui a supporté les désagréments provoqués par sa blessure. Ben Amar lui aurait proposé l’une de ses propres filles. Il déclina poliment l’offre et insista pour avoir la main de la servante. Ben Amar se plia, cette fois-ci à son exigence. Une autre version raconte qu’il épousera plus tard l’une des filles de Ben Amar. On raconte aussi que sa descendance se distingue par son courage et sa bravoure. Ce qu’il ne faut pas toujours généraliser. Les deux qualités peuvent se rencontrer chez des personnels d’origine modeste.

 

 

Récit identique

Selon les mêmes sources, confirmées par l’enquête de Me Ould Hartane, l’union avec la servante de Ben Amar va donner naissance à un seul enfant mâle, appelé Moussé. Il serait le père de la majorité de la descendance du blessé. Du côté paternel, je ferais partie de sa descendance. Boushab, le fils de Moussé serait notre quatrième arrière-grand-père. J’ai des amis, noirs et blancs, rencontrés isolément, à peu près du même âge que moi, appartenant à la fraction Oulad Ben Amar. Et bizarrement on s’accorde, après échange d’informations, que nous faisons partie de la cinquième génération de la descendance de ce plutôt mystérieux ancêtre.
Au début des années 80, enseignant à Akjoujt et Atar, je lie amitié avec feu Hammad Ould Ahmed, un enseignant arabe, de souche beïdane, appartenant à la collectivité IdabLahssane de Boutilimitt. Les jeunes de l’époque étaient fortement influencés par les courants idéologiques. Hammad, en dépit de son fort penchant pour la vie mondaine, se réclamait des frères musulmans. Quant à moi, je demeurais très marqué par mon passé MND, le mouvement marxisant ayant dominé la scène politique durant les années 70. Malgré que les militants des deux tendances soient à couteaux tirés, Hammad et moi, nous constituons un tandem inséparable.
Quelques années plus tard, Hammad fut muté chez nous à Teichtayatt comme directeur d’école. De passage au village, je le retrouve là-bas. Il habitait chez une nièce. Après les cours du soir, il effectue à pied quelque cinq kilomètres pour passer la nuit dans une petite agglomération de haratinesIdab Lahssane dans un lieu appelé Elkheréra.
Durant mon petit séjour au village, je l’ai poussé à maintes reprises dans cette direction. Une fois, par souci de courtoisie, je lui ai conseillé d’éviter cette corvée quotidienne et de laisser jusqu’au weekend pour effectuer ce déplacement. Il se tut brièvement pour répliquer juste après, dans son hassania, fortement marqué par le dialecte berbère appelé en Mauritanie le parler « aznaga », très présent encore dans les milieux Idab Lahssane: « Cher ami ! Ça je ne peux pas. Tu n’es certes pas sans savoir que ces familles habitant cette bourgade, bien que toutes soient haratine, sont composées de mes propres parents de sang. Ces familles appartiennent à des familles de ma fraction, Oulad Ben Amar, et nous sommes tous descendants de « Mkhainzatt ». Feignant d’ignorer le récit, je lui demande de m’expliquer de quoi il s’agit. Il me raconta exactement ce que je savais. Je lui répliquai, comme quoi, il n’est pas sans savoir, lui aussi, que « l’odeur des familles de Elkheréra n’est certainement pas plus mauvaise que celle des familles chez qui il habite officiellement à Teichtayatt ».
Depuis lors, il s’est ajouté à mon amitié avec Hammad une nouvelle relation, celle de la parenté. Hammad servit comme mon meilleur dictionnaire pour l’explication du vocabulaire «Aznaga » qui marque fortement le dialecte Hassania, particulièrement les noms de tribus et la majorité des noms traditionnels des points d’eau. Pour l’occasion, j’ai toujours souhaité que mon parent Hammad abandonne l’usage immodéré du tabac pour espérer gagner encore quelques semaines d’espérance de vie. Malheureusement il a été emporté tout récemment suite à une grave maladie.
Pour clôturer l’histoire de Mkhainzatt, rappelons ce petit récit. Le vendredi 08 Ramadan, correspondant à mi-février 1994 à 15 heures, le père, Elmoctar Ould Elbou rend l’âme sous sa tente, à l’âge de 80 ans, au bord de son champ de sorgho dans le lit du  lac Rkiz.
Le lendemain matin, un jeune marchand, portant un baluchon, se présenta chez nous. Il était de teint clair, bien que fortement brûlé  par le soleil. Il est d’apparence modeste. Après l’échange des salutations ordinaires, il nous dit qu’il cherchait une famille du nom d’Ehel Boushab. Après quelques explications on lui signifia que c’est bien nous cette famille. Il se présente comme étant un Idowich, proche parent de l’ancien fonctionnaire bien connu, Ethmane Sid Ahmed Al Yessaa et parent aussi d’un ancien commissaire de police, maintenant décédé. Il dit que ce dernier l’avait informé de l’existence d’une famille du nom d’Ehel Boushab, vivant dans la zone de Rkiz. Il ajoute que son parent, le commissaire, s’intéresse beaucoup à l’histoire, sous-entendu certainement à l’histoire de sa collectivité, ainsi qu’à l’histoire de ses relations avec les autres.
Il raconte que lors de l’une des batailles ayant opposé leur grand-père aux Français, l’Émir Bakar Ould Soueid Ahmed, leur propre arrière-grand-père, du nom de Mohamed Ould Ahmed (bizarrement le même nom que porterait l’arrière-grand-père des Mkhainzatt !), s’est blessé (lui aussi !), fut arrêté et amené à Saint Louis au Sénégal pour y être soigné et emprisonné. Une fois, il fut transféré à un poste colonial situé dans les environs de Rkiz, dans un lieu appelé « Elaidia ou Elaidiatt » (pluriel de Elaidia), sur la côte est du lac Rkiz, en face de l’emplacement de la ville actuelle de Rkiz, non loin de Sahwet Elma, le premier poste colonial du pays.
Après un court séjour, on le ramena à la prison de Saint Louis. Une fois, un interprète originaire du Trarza, l’entendit fredonner quelques vers en arabe qu’il avait composé en souvenir de son séjour à Rkiz, précisément à « Elaidia ». Il va tout expliquer à l’interprète. Ce dernier est intervenu en sa faveur. C’est ainsi qu’il va bénéficier d’une liberté provisoire. Il profitera pour revenir aussitôt à Rkiz. Là, il eut une liaison avec une femme du nom de Toutou Mint Boushab. Le surnom Toutou est souvent porté par les femmes de prénom Vatimetou. Il finit par l’épouser et l’amener chez lui à l’émirat d’Idowiich. Selon le jeune homme, elle est l’arrière-grand-mère de nombreuses familles Idowiich et même Kounta().
Je pense que dans ce genre de récits il faut parfois compter avec l’aspect légendaire. D’ailleurs que restera-t-il de toute légende humaine si on la dépouille de son habillage légendaire ?

(A suivre)