Dans l’ombre des pouvoirs militaires (14) : Boghé : La porte obligée du Fouta. Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

« Boghé outragé, Boghé brisé, Boghé libéré ! »

Dans ses débuts, le parti UFD avait toujours été tenté par les grands périples, les grands carnavals, les bains de foules. A deux reprises, mon ami Me Moctar O Ely et moi fûmes envoyés dans des  missions politiques des plus compliquées, précisément dans la ville de Boghé, la porte obligée du Fouta.

A quelques semaines des élections présidentielles, la ville de Boghé fut programmée comme première étape du périple de l’UFD. Trois ou quatre jours avant, des rumeurs, qui seraient inspirées par les autorités,  faisaient état de menaces sérieuses sur la délégation de l’opposition.  Pour déblayer le terrain à Boghé, mon ami, Me Moctar Ould Ely et moi fûmes dépêchés sur le terrain. Arrivés sur le lieu, nous trouvâmes les habitants de la belle ville de Boghé vivant dans un climat intenable de terreur et de désolation.

Les habitants, composés pour l’essentiel de négro-africains, majoritairement pular,  étaient encore fort marqués par les douloureux événements de 1989 -91. Tous les ponts furent coupés  entre les populations et l’administration. On se mit  aussitôt à travailler pour les rétablir. Le hakem, son commissaire de police et son chef de brigade de la gendarmerie, appartenant tous à la même souche ethnique,  se comportaient comme au temps de la canonnière.  Ils vivaient retranchés, recroquevillés sur eux-mêmes.  On prit  contact avec eux  dès notre arrivée. Dérangés au plus haut degré  par notre présence, ils se mirent à nous menacer. Ils voulurent nous refouler. Ce qui n’était pas chose facile, tout au moins en ce qui concerne Me Moctar, puisqu’il est natif du lieu et de surcroît  grande-gueule du barreau national de Nouakchott.

Parallèlement aux contacts avec les autorités,  nous organisâmes des réunions avec les notables et les populations. Dans une deuxième phase, on se mit à réunir les représentants des populations avec les autorités. Des signes de confiance réciproque commençaient à se faire voir. Nos contacts finirent par porter fruit. Les autorités et les quelques rares notables qui s’affichaient de leur côté finirent par accepter l’arrivée de la délégation de l’UFD. Nous avons gagné la partie. On peut considérer que nous avons « ré-islamisé » Boghé (un peu à l’image des premières conquêtes musulmanes).

Nous regagnâmes Nouakchott avec un sentiment certain de mission bien accomplie : « Boghé outragé, Boghé brisé, Boghé libéré ! », pour tricher un peu sur un discours célèbre du Général De Gaulle à l’entrée de Paris après sa libération de l’occupation nazie.  Au siège du parti, nous trouvâmes la délégation prête pour l’embarquement. Nous l’accompagnions sur le champ.

Boghé : la jeunesse à l’avant-garde

Une année après, toujours avec mon ami Me Moctar O Ely, nous rééditâmes une nouvelle mission à Boghé. L’arrivée d’Ahmed Ould Daddah à l’UFD va provoquer beaucoup de remous au sein du plus grand parti d’opposition. La grogne de Messaoud s’accentuera.

A Boghé, la menace cette fois-ci ne venait pas directement des autorités. Elle provenait surtout de la part de quelques  notables. Certains, de connivence avec Messaoud, tout en s’affichant opposition,  manifestaient une forte hostilité à l’égard d’Ahmed Ould Daddah. D’autres commençaient à s’intéresser au  parti au pouvoir.

Me Moctar et moi retournâmes à Boghé. Le climat général s’y était beaucoup amélioré. Petit à petit, les populations reprenaient leur souffle. Elles  commençaient à se sentir  de nouveau chez elles. Nous fûmes surpris par une grande mobilisation des habitants,  surtout les jeunes.  La forte influence sur eux du MND a dû beaucoup jouer. Tous attendaient avec impatience l’arrivée de la délégation de l’UFD-ère nouvelle. Cette fois-ci on n’avait pas rencontré de problèmes majeurs du côté des autorités.

Le lendemain, la délégation sera accueillie par une population en liesse. Le meeting fut massif. La « libération »  de Boghé ouvrira la voie à la conquête de l’Est.

Festival  politique à Lekhcheim

Lekhcheim ou « Dhaar Labyadh , ( littéralement le Cap Blanc) tire son nom d’un cordon dunaire formant une sorte de presque île au bord du lac Rkiz qui va lui donner son nom plus tard. C’est un regroupement formé en majorité de rescapés des grandes sécheresses des années 1970-1980. Son nom pourrait aussi se confondre avec un jeune lieutenant préfet de cette moughataa en 1981-1982, du nom de Cheikh Ould Chewaf. Les habitants de cette Moughataa ne cessent de louer son œuvre dans les secours d’urgence apportés  aux populations en détresse durant cette période. Mint Chewaf est le nom d’une femme de chez nous native de ces années de plomb.

Au début de la deuxième moitié des années 80, à  Lekhcheim,  l’élection du bureau du Croissant Rouge Mauritanien (CRM) opposa plusieurs notables de la place. Depuis leur création dans les années 60,  les représentations locales du CRM, considérant les moyens importants dont elles disposaient,  étaient l’objet d’une grande convoitise.

Les jeunes de Teychtayatt y furent entrainés par je ne sais quelle force. Leur forte mobilisation les années précédentes contre des forces du mal appuyées par certaines notabilités de la zone avait dû jouer. Pourtant le camp ayant bénéficié de leur soutien fut mené par un notable dont la bonne foi était bien discutable.

Quelques années après ; le même camp attirera spontanément la quasi adhésion des nôtres. C’était en 1987  à l’occasion des premières élections municipales au niveau du département de Lekhcheim.  Elles opposaient deux listes, en fait deux fractions de tribus. Auparavant les deux fractions étaient assimilées en une seule. Une nouvelle donne explique leur séparation. Le chef de l’Etat en place appartient à une grande tribu dont est originaire l’une des deux fractions. Celle qui fut considérée avant comme partie affiliée à  l’autre.

Un bout d’homme au caractère d’acier émergea du lot. Certains l’appelaient Mohamed-Allou. Il était à la tête de la liste candidate de la fraction parente du chef de l’Etat. Il se pourrait même que sa liste soit confectionnée ailleurs par les notables de sa grande tribu d’origine. Durant sa campagne, ils n’avaient jamais caché leur soutien total à cette liste. Manifestement les moyens mis à sa disposition par ses parents du pouvoir dépassaient largement les besoins de sa campagne municipale limitée à une petite commune. Celle-ci,  bien qu’urbaine, pourrait être confondue  en réalité à n’importe quelle petite commune rurale.

A la veille de l’ouverture de la campagne,  plus de 300 véhicules quittèrent Nouakchott à destination de Lekhcheim. Tous avaient fait le plein à la station-service située à droite du carrefour Madrid. La liste du bout d’homme fait face à une liste menée par des  notables  appartenant à la fraction tribale adverse. Les moyens dont dispose celle-ci sont particulièrement limités. Ce qui va aussi considérablement réduire le soutien dont elle pourrait bénéficier de la part de collectivités tribales et autres.

Sans aucun calcul préalable, je me suis engagé dans la campagne de Mohamed Allou. Celui-ci eut l’initiative de nous contacter le premier. Je me trouvais au village lorsqu’il débarqua accompagné de quelques jeunes à bord d’une vieille camionnette Peugeot.  Sa campagne prendra au fur et à mesure le caractère d’une véritable campagne politique moderne, donnant l’impression d’être une forme de réaction légitime au discours archaïque tenu par les meneurs de l’autre liste.

 

Campagne animée

Par la force des choses, la campagne de Mohamed-Allou attira énormément de gens. De nombreux talents, divers et variés, furent entrainés par la force d’attraction de sa campagne. Des poètes comme   feu Mohamed Ould Bagga et Abdellahi Salem Ould Elmouaalla, des vedettes montantes de la chanson nationale comme Elmaalouma Mint Elmeydah et sa sœur feue  Mounina, ainsi que leur jeune frère, le grand compositeur Arafat, des orateurs de talent comme «Yaweihahoum»(1).  C’est ce bout de vers arabe que je retiens de lui. Il s’en servait comme générique pour ouvrir ses joutes électorales, dans le temps imparti qui lui était réservé dans nos soirées électorales.  A mon niveau,  je me chargeais de l’encadrement de  l’ensemble des activités. Je m’étais  donné le rôle de leur imprimer une orientation politique  la plus engagée possible.  Les soirées ponctuées de pauses continuaient parfois jusqu’au petit matin. Le public de l’autre liste s’effritait petit à petit. Ses sympathisants  assistaient presque tous à nos soirées.

Dans le chapitre « poésie », il arrive que de jeunes talents, souvent moins d’une quinzaine d’années d’âge défilaient sur le micro pour improviser oralement des poèmes qui n’ont  rien à envier aux grandes joutes des  périodes  abbasside et antéislamique. Sans oublier les sketches plus qu’appréciés,  joués par le grand comédien feu Mohamed Ould Ely Warakane. Ils suscitaient à chaque fois des envolées d’éclats de rire et d’applaudissements. Le décès à Nouakchott en pleine campagne du grand artiste Ahmedou Ould  Elmeydah,   cousin paternel d’El Maalouma,  perturba un moment l’événement.

Devant l’impétuosité de notre campagne, l’autre liste finit par abandonner le ring. Sans surprise, les élections furent remportées par la liste de Mohamed-Allou. Une certaine amitié s’était tissée entre lui et moi durant la campagne.  Il ne cessait de me manifester sa reconnaissance et sa gratitude pour mon rôle central dans le succès de sa liste. Très probablement j’étais le seul à l’accompagner sans manifester le moindre désir d’obtenir une contrepartie matérielle ou financière. De son côté, il n’avait jamais avancé le plus petit geste visant à me récompenser. Cette amitié âgée seulement de quelques semaines n’avait pas eu la chance de continuer.

L’émergence de Mohamed Allou

Mohamed-Allou ne cessait de faire son petit bonhomme de chemin au sein du pouvoir de son parent président. Progressivement, il deviendra son  conseiller  de l’ombre le plus écouté. En si peu de temps, il deviendra son unique chargé d’affaires de notre région,  le Trarza.  Seul le super-politicien, celui qui a traversé tous les régimes de notre pays depuis l’indépendance et même avant, avait réussi à percer un trou de passage vers la présidence en contournant le mur de Berlin dressé par le puissant Mohamed-Allou. Après les élections, je l’ai rencontré à quelques reprises. Je lui avais  rendu visite dans sa chambre dans la maison des parents de sa première femme appartenant à une famille d’un notable de sa grande tribu. D’ailleurs, il se donnait le malin plaisir de faire des  foyers, séparés parfois de quelques mois, voire des fois de quelques semaines, avec des filles de notables généralement appartenant à la tribu du président en exercice. Il était assez lié à un ami qui semblait plus âgé que lui.

A quelques reprises, je prenais le thé avec eux chez lui après un succulent tagine matinal. Souvent il était accompagné par cet ami intime qui semblait être marqué par un cachet spécial. Ses yeux, au regard perçant, prêtaient attention au moindre détail. Je ne me rendais pas compte que Mohamed Allou évitait systématiquement de me présenter à cet ami d’apparence assez spéciale. De même que je ne me rendais nullement compte qu’il évitait aussi de prononcer mon nom en sa présence. Il a fallu une maladresse de la petite et mignonne dame, sa femme, pour tout mettre à nu. Elle m’appela par mon nom devant l’hôte en question. Son mari était absent en ce moment. Le bonhomme réagit  aussitôt : « Ah bon : c’est toi Cheddad ! », avant d’ajouter « et pourquoi tel ne te présente pas à moi ?!».

Son émotion débordante cachait mal sa grande joie de me découvrir. Un moment après  Mohamed-Allou  rentra dans la chambre. Son ami s’adressa immédiatement à lui sur le ton de quelqu’un qui a l’habitude de lever la voix et de se faire entendre : « Mais pourquoi tu ne m’a jamais dit que c’est Cheddad qui nous tenait compagnie ici ?! ». Manifestement  Allou fut bouleversé au plus haut point par la question de son ami. Il était confus dans sa réponse.

J’avais appris juste après que l’ami en question n’était autre que le super flic le commissaire DX, celui qui fera beaucoup parler de lui plus tard. Il appartenait à une grande famille de la tribu du président. Curieusement son flair de flic célèbre n’avait pas fonctionné pour ce qui est de mon propre cas. Tout indiquait qu’il faisait partie du comité tribal  qui était chargé du suivi et de l’encadrement des élections à Lekhcheim.

D’après un ami appartenant à cette tribu, tous ses parents appréciaient au plus  haut point mon rôle dans le succès de la liste de leurs parents de Lekhcheim. C’était la première  fois et certainement la dernière fois que je rencontre ce superflic de la République. Un peu plus tard, suite à une succession rapide des événements,  ma relation avec Mohamed-Allou sera soumise à une rude épreuve.  Elle ne survivra pas à la tension intercommunautaire des années 1989-1991

(A suivre)