- La pensée stratégique arabe est contrainte aujourd’hui de revoir et réviser ses dogmes constitutifs, bâtis sur deux postulats obsolètes: le Moyen-Orientisme autocentré, et l’orientation méditerranéenne
- Ces deux postulats sont le fruit de l’ancienne conception coloniale du monde arabe, réduit à une zone tampon entre l’Europe et le monde perse
La nouvelle constellation géopolitique, qui émerge dans la région traditionnellement appelée «le Moyen-Orient», nous invite à revisiter les paradigmes politiques qui ont dominé cet espace tout au long de l’ère moderne.
Les grandes tendances de la nouvelle équation géopolitique mondiale peuvent être énumérées en trois traits principaux :
Primo, le déplacement du centre névralgique de l’ordre mondial des espaces atlantique et méditerranéen à l’espace indopacifique, devenu l’enjeu principal de la concurrence et de l’influence entre les grandes puissances internationales. La régression relative de l’Europe, la montée en puissance de la Chine et de l’Inde, ainsi que les vives tensions qui animent cette zone, sont les grands indicateurs de cette tendance. Entamée lors de la présidence de l’ancien président américain Donald Trump, la stratégie d’endiguement de la puissance chinoise constitue aujourd’hui le nœud de la politique extérieure de la nouvelle administration dirigeante à Washington. Les États-Unis misent actuellement sur le nouveau cadre de partenariat avec les pays de la zone d’Asie-Pacifique à travers l’initiative de dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quadrilateral Security Dialogue), et qui le relie l’Amérique à l’Inde, l’Australie et le Japon afin de contourner la montée fulgurante de la Chine dans cet espace.
La Chine a axé, quant à elle, sa stratégie de puissance globale sur son projet phare, les «nouvelles routes de la soie» ( Belt and road initiative), qui s’articule autour de lourds investissements dans les infrastructures (de transport et de communication) routières et portuaires qui relient l’empire central à l’Europe et l’Afrique par le biais de l’espace indopacifique. Alors même qu’elle revendique sa souveraineté sur la mer de la Chine méridionale, Pékin déploie un effort diplomatique et militaire intense pour forcer le contrôle sur la totalité de la zone indopacifique en multipliant les initiatives de partenariat et de coopération avec les pays relevant de l’Asie du Sud-Est.
Réviser ses dogmes constitutifs
Deuxio, le renouement de la Russie avec le vieil concept d’Eurasie, ou l’espace médian entre l’Europe et l’Asie, avec l’ambition affichée de contrôler les clés de deux zones géopolitique auxquelles elle appartient. Ce projet eurasiatique est le fondement de la vision géopolitique de la Russie post soviétique, deux décennies après l’ascension du président Poutine au pouvoir. Son objectif est d’unir les univers slave et turco-mongol, ainsi que de contrôler les passages maritimes de la mer noire. La Turquie, l’autre puissance historique et stratégique de l’espace eurasiatique, s’efforce depuis la fin de la guerre froide d’investir dans les aubaines créées par décomposition de l’empire soviétique pour dominer le monde turcophone du Caucase et d’Asie centrale, et sortir de son pré-carré anatolien.
Tertio, l’effondrement du concept du Moyen-Orient, fruit de la pensée coloniale européenne au 19ième siècle, en termes de classement et d’hégémonie à l’Est de l’espace irano-ottoman. Bien que la doctrine stratégique américaine ait tenté de réhabiliter ce concept et l’élargir après les événements tragiques du 11 septembre 2001, la nouvelle donne géopolitique impose l’extension de l’espace vital de l’Asie occidentale aux enjeux de la mer rouge et à l’océan indien intrinsèquement liés au contexte arabe actuel. Les deux voies maritimes les plus cruciales à la sécurité stratégique de la région arabe, le canal de Suez et le détroit Bab-El-Mendeb, passent par la mer rouge et la relient aux deux espaces méditerranéen et indien.
La pensée stratégique arabe est contrainte aujourd’hui de revoir et réviser ses dogmes constitutifs, bâtis sur deux postulats obsolètes: le Moyen-Orientisme autocentré, et l’orientation méditerranéenne. Ces deux postulats sont le fruit de l’ancienne conception coloniale du monde arabe, réduit à une zone tampon entre l’Europe et le monde perse.
S’insérer dans la nouvelle équation géopolitique mondiale axée sur les enjeux de rivalité et de compétition dans l’espace indopacifique et la large zone eurasiatique est d’une nécessité extrême pour les élites politiques du monde arabe engagées dans le processus de reconstruction de l’ordre régional arabe, aujourd’hui en soumis à un grand remodelage et une profonde reconstitution.
SeyidOuldAbah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.