Souvenirs de Moustapha Bedreddine ( IV )/ Par Mohamed Yehdih O. Breideleil

Nous n’avions sur nous rien qui soit prohibé, nous n’avions fait aucun mal à qui que ce soit, nous n’avions commis aucun acte qui lèse qui que ce soit et peut-être tout au long de toute notre vie d’alors, pourtant nous étions réduits à cet état de traqués. On nous reprochait nos idées. Nous n’en sommes même pas responsables. Elles se sont infiltrées, par effraction dans nos esprits, sans que nous sachions quand et pourquoi, mais sûrement pour nous torturer. Elles se sont imposées à nous, sans que nous les ayons choisies. Voilà la vérité.

​a vérité aussi est que tout Etat injuste et sans morale a besoin de boucs émissaires. Mohamed El Moustapha était l’un de ces boucs émissaires perpétuels, quels que soient les régimes politiques. On entend parfois parler de justice, cela fait rire sous cape tous les boucs émissaires. Il n’y a pas de justice, il n’y aura pas de justice, tant que vivra un seul bouc émissaire, ou tant qu’on en créera de nouveaux.

​Sans justice réparatrice, sans justice qui absout les boucs émissaires, reconnait les torts passés, parler de justice est grotesque et cynique. Que fait-on des longues années de prison pour rien, de la faim, de la soif même, dans les cellules mal famées et insalubres ? Que fait-on de la torture ? Que fait-on des indigences nées des internements, des mutilations physiques et morales, des maladies à vie. Parler de justice quand on n’a jamais subi soi-même d’injustice est indécent. Entendre des aveugles nés raisonner sur les couleurs est insignifiant.

 

Stratagème 

​Personne d’averti ne croit que Mohamed El Moustapha est mort de mort naturelle. Il est mort des mauvais traitements et des privations sur de longues années interminables qu’il a encaissées, mais qui l’ont poursuivi. Nous pouvons dire ces choses maintenant parce qu’il n’est plus là. Un simple devoir, une simple solidarité.

​Enfin, nous approchons du hameau sénégalais. J’allonge le pas pour me détacher davantage des talibés, afin de souligner mon importance et ma singularité par rapport à eux, sans toutefois altérer la marche majestueuse qui convient au rang convenu de Haïdara. Nous étions à quelques dizaines de mètres lorsqu’un homme __ apparemment le maître des lieux __ secoua une grande natte de roseaux pour la dépoussiérer et l’étendit à l’ombre d’un grand arbre ombragé, qui devait être celui à palabres, et se dirigea vers moi, les deux mains tendues, répétant : « Haïdara ! Haïdara ! », nous souhaitant la bienvenue. Le manège a pris. On nous installa sur la natte tendue, non sans que le villageois se soit précipité pour mettre devant moi une peau de mouton, signe de considération et d’honneur. Mes compagnons exagèrent les marques d’égard et de déférence pour leur chérif. Les sourires que je réprimais n’étaient pas de contentement et de bonhomme béate mais d’amusement. Nous étions comblés. Notre stratagème a parfaitement marché. Pendant que nous faisions le thé, notre hôte a égorgé un poulet. Nous n’avions pas eu l’occasion de déjeuner et il était dans les environs de 18 heures.

​Juste après le crépuscule le dîner fut servi. Un plat de poulet baignant dans une sauce claire. Mais notre hôte nous obligea, de nouveau, en jetant dans la sauce chaude quantité de biscuits sarakollés comme garniture. Les biscuits devenaient de petites galettes fondant dans la bouche. Le goût sucré des biscuits avec la viande ne me convenait pas personnellement, et je dois avoir mangé seul la moitié du poulet. Je me retirai avant les autres donnant l’impression d’être frugal : les gens importants doivent manger modérément.

​Après le repas, Moussa Fall, toujours délicat comme à l’accoutumée, prit en aparté le villageois, lui mit dans la main une somme d’argent couvrant largement ses dépenses, bien que nous étions aussi fauchés que des rats de mosquée, et, dans un nouvel élan théâtral dans la partition que nous jouions, ajouta que c’est une libéralité du  Haïdara. Il lui souffla, subtilement, comme si c’était un point secondaire, pendant que c’était l’essentiel, que nous voulions traverser le cours d’eau, situé à quelques mètres du hameau, cette nuit et que le Haïdara fera un nouveau geste. Il soupçonnait nos intentions et en fut ravi, car il gagnerait une nouvelle prime pour la traversée.

​Nous étions extrêmement satisfaits d’être pris pour ce que nous n’étions pas, des gens, dans l’esprit de ce passeur, qui portaient sur eux des produits prohibés : de la drogue, une monnaie falsifiée, des armes ou des munitions venant de Gambie peut-être.

​Nous préférions, en effet, passer pour des criminels de droit commun ou des bandits que d’être soupçonnés politiques. C’est ainsi. On est parfois contraint de se défier du statut d’homme honnête pour embrasser lestement, ou simuler, celui de coquin.

 

Silence de mort

​L’Etat injuste, ou inconscient __ l’effet est le même __ s’il ne pousse pas les gens à être des scélérats, tolère la scélératesse et n’accepte à aucun prix une idée qui vise l’intérêt général, si elle lui échappe.

​Lorsque le grand Mufti de Jérusalem, Haj Amin Al Housseïni, a échappé à l’autorité anglaise de Palestine, sous mandat et aux griffes des organisations sionistes, il est arrivé en 1939, en route pour Bagdad, après mille acrobaties, aux portes de la ville syrienne de Palmyre, la capitale antique de la reine Zénobie et, bien avant elle, du roi mage Melchior qui, selon la tradition chrétienne, avait rapporté, à la naissance de Jésus, l’or, pendant que le roi  chaldéen a rapporté la myrrhe et le roi de Méroé l’encens.

​La garnison française, cette nuit, ne comprenant que des Arabes, le sous-officier syrien demanda au Mufti son métier. Celui-ci répondit : vendeur de chèvres. Le sous-officier doutant de la véracité de son métier lui intima l’ordre de rester jusqu’au matin où il sera présenté à l’officier français, en ville. Il ne pouvait craindre pire perspective. Dans cette impasse, il prit le sous-officier à part et lui proposa une somme d’argent consistante pour échapper aux Français. Il refusa systématiquement l’offre, tout en tempêtant qu’on veuille le corrompre ce qui aggraver encore plus son cas. Haj Amin Al Housseini était dans le désarroi le plus total. Alors, le Mufti joua son va-tout, comptant sur ce qu’il avait lui-même en trop, l’honneur et la solidarité arabes et dit au syrien : « je suis Haj Amin Al Housseini, Mufti de Jérusalem, je vais à Bagdad ». Le sous-officier l’examina alors longuement à la lumière d’une torche et, finalement, ébranlé, lui dit : « Eminence, vous pouvez partir. Je vous souhaite bonne chance ». Mais les Arabes, à cette époque, n’avaient pas encore perdu l’essentiel de leurs valeurs morales.

​Par une nuit obscure, nous descendîmes, Mohamed El Moustapha, Moussa Fall et moi avec le piroguier, le talus de la rive pour rejoindre la barque amarrée. Nous observions un silence de mort. Nous bougions comme des fantômes.

​Le silence profond de la nuit, les gestes mesurés et prudents du piroguier, le calme de l’eau, nous contaminèrent et nous retenions quelque peu  nos souffles comme s’ils pouvaient être entendus par quelque indicateur tapi dans le noir, derrière un arbre.

​Une fois sur l’autre rive, nous nous sommes précipités pour empoigner nos valises et quitter la pirogue, comme si nous craignions qu’elle rebrousse chemin sans nous décharger.

​Nous ne voulions demander aucune indication au piroguier sur notre chemin et la nature du terrain qui nous attendait, de crainte qu’il soit obligé de fournir des informations à d’éventuels poursuivants. De plus, nous ne voulions, à aucun prix, passer pour des novices. Le novice et le candide honnête sont toujours mal vus.

​Nous devions nager dans le noir et l’inconnu. Nous nous sommes, apparemment, enfoncés dans quelque marécage ou quelque rizière où l’eau et la boue nous venaient jusqu’aux genoux, menaçant chaque fois de nous déstabiliser et, plus d’une fois nos bagages basculèrent dans l’eau et la boue.

​Sortis du marécage, nous sommes arrivés sur un terrain sec mais extrêmement accidenté qui semble avoir été labouré par un grader détraqué, et de nouveau, nos bagages portés sur la tête, nous échappaient à une descente ou à une montée abruptes dans l’obscurité et roulaient par terre. Cependant, la bonne humeur n’a pas quitté un seul instant mes deux compagnons, soutenus par un moral incroyablement élevé.

​A une heure avancée de la nuit, où ne bougent que ceux qui étaient aiguillonnés par quelque problème pressant, nous sommes finalement arrivés à destination, c’est-à-dire à proximité de la route principale où nous voulions emprunter, à 6 heures du matin, un taxi.

​Pour le reste de la nuit, nous étions installés sur un terrain nu où nos boubous nous servaient de nattes. Mais cela n’était guère gênant, la propreté de nos boubous ayant été sacrifiée sur l’autel de la clandestinité pour que nous apparaissions au maximum comme des boutiquiers Maures de Guédiaway et, d’une manière générale, nous avions réprimé le luxe de nos toilettes et tout ce qui pouvait nous désigner aux soupçons. Un jour, passant devant un kiosque à journaux mon attention a été attirée par une manchette de couverture de journal et j’ai voulu acheter ce journal. Mohamed El Moustapha, toujours alerte et pertinent, m’a fait remarquer « n’oublie pas que les Maures du Sénégal n’achètent jamais de journaux ». J’ai évidemment renoncé à cette originalité. Bien que l’essentiel de notre passe-temps au Sénégal, en dehors de quelques séances de discussions politiques programmées, était la lecture, il fallait s’entourer de précautions pour se procurer livres et journaux. Durant notre séjour au Sénégal nous nous interpellions, même à domicile, par des noms d’emprunt.

​Nous avons pu rejoindre Nouakchott vers le milieu du mois de juillet 1979.

​Nous nous sommes retrouvés Mohamed El Moustapha et moi au mois d’août pour préparer et organiser la grande manifestation qui a salué l’Accord d’Alger du 5 Août 1979, formalisant la paix entre la Mauritanie et la République Arabe Sahraouie Démocratique. Nous étions côte-à côte  au premier rang de la manifestation sur l’Avenue Gamal Abdel-Nasser et notre voisin immédiat était Cheikhna O. Mohamed Laghdaf et, peut-être, Abdel Kader Kamara.

​A partir de cette date, le pouvoir militaire a considéré que les deux mouvements étaient ses véritables alliés les plus sincères. Il leur a fait confiance et eux se sont donnés lui apportant ce dont il avait le plus besoin : l’ouverture sur la base populaire et la jeunesse la plus consciente et la plus active, une propagande efficace qui irrigue le tissu populaire et les idées politiques et la réflexion, murie par la discussion permanente et le temps, sur les problèmes fondamentaux du pays.

​L’un des problèmes les plus épineux, à l’époque, était celui de la langue d’enseignement. Sans perdre de temps, une commission comprenant plusieurs leaders politiques de divers bords, comprenant notamment Mohamed El Moustapha, fut instituée pour l’examiner. Si le bon sens peut prévaloir c’est bien dans un aréopage de personnalités politiques averties et sincères. L’aberration était que l’Etat, dans le secret des cabinets et le vocabulaire aseptisé, se mette à tâtonner, en prenant par-ci et par là, des avis non fondés de fonctionnaires qui n’ont jamais consacré une heure de discussion et de réflexion à une question nationale, quand il y faut des années entières. Seuls les politiques ont une longueur d’avance sur les questions fondamentales du pays.

​Dans cette commission, le consensus s’est rapidement dégagé que c’est aux citoyens de choisir la langue d’enseignement de leurs enfants. Un système transitoire a été mis en place, immédiatement, avec la perspective d’une formule définitive qui devra être validée dans 6 ans.

​Depuis lors on n’a plus entendu parler de problème de langue d’enseignement.

​Après les 6 ans, les autorités avaient oublié la deuxième phase de la feuille de route, parce qu’il n’y avait plus de crise dans les établissements d’enseignement. Cette entorse s’est ressentie des années plus tard sur la cohérence et l’efficacité du système. Les politiques et les représentants de la population n’ont plus été consultés. Ce fut le règne de fonctionnaires, pas forcément consciencieux et ne sentant pas d’autorité les tenir dans un cadre strict convenu, empêchant les dérives. De surcroît, tout montre que la manipulation étrangère, hostile  à ce système et embusquée pour saboter tout le système éducatif, a trouvé les failles et contribué à les aggraver, pour enfin, crier aux oreilles d’Autorités supérieures peu averties que l’Education nationale est malade simplement de la langue arabe.

​Le fait que l’Autorité s’est dérobée à ses obligations a créé une accumulation de dysfonctionnements qui a gangrène tout le système éducatif et mené au stade actuel où l’inaction est funeste et l’action dangereuse.

 

​​​​A suivre