Voir la partie 1 : La république ambigüe / Par Maître Taleb Khyar*
Le texte prévoyant la contrainte par corps en matière civile, commerciale et administrative, vient d’être abrogé, altérant gravement l’équilibre recherché naguère par le législateur, entre le caractère constitutionnel du droit de propriété dont la protection participe de la paix publique, et une dissuasion proportionnelle du débiteur de mauvaise foi, enclin à organiser son insolvabilité pour violer ce droit de propriété, et s’enrichir de manière illicite.
Désormais, le débiteur de mauvaise foi va bénéficier d’une immunité totale d’exécution, car la contrainte par corps lui était appliquée pour avoir violé son obligation, et pour s’être enrichi en fraude des droits du créancier, l’astreignant de la sorte à dévoiler l’existence de ses biens jusque-là dissimulés ; maintenant qu’il n’est plus exposé à la coercition corporelle, il va donc se sentir en toute sécurité pour perfectionner davantage ses techniques frauduleuses, en toute impunité.
Dans ces conditions, la seule alternative qu’offre désormais la nouvelle loi au créancier, sera d’exercer une exécution forcée sur les biens du débiteur, soigneusement soustraits aux regards de la justice, et qui échapperont de la sorte à l’exécution entreprise par l’huissier, acteur- clé dans ce genre de situations mais qui, du fait de son impuissance à localiser les biens à saisir, va conclure ses investigations par un procès-verbal de carence ; mince consolation pour le créancier qui ne s’en trouve pas pour autant remis dans son droit de propriété.
La contrainte par corps abolie, et l’exécution forcée sur les biens enfouis du débiteur, n’existant que de « jure », et non de « facto », car non suivie d’effet, aucune décision de justice, fût elle exécutoire ne parviendra à rétablir le créancier dans ces droits. Impunité totale du débiteur ! Appauvrissement définitif du créancier qui le sera davantage du fait des frais de justice encourus et des nuisances subies sur le plan moral par une procédure judiciaire stérile.
En abrogeant le texte sur la contrainte par corps, le législateur a désarmé le créancier, qui fait désormais face, mains nues à un débiteur qui reste lui, en possession de tous ses moyens, de toute la panoplie de moyens frauduleux qui favorisent et entretiennent l’enrichissement illicite, au détriment du droit de propriété du créancier, qui a pourtant valeur constitutionnelle.
L’abrogation critiquée concerne l’article 421 du code de procédure civile commerciale et administrative, rédigé en ces termes : « Tout jugement ou arrêt définitif émanant d’une juridiction statuant en matière civile, commerciale et administrative, peut donner lieu pour son exécution à l’application de la contrainte par corps, dans les conditions ci-après », et les textes suivants d’égrener ces conditions au vu desquelles, on observe aisément que le créancier devra « prima facie », d’abord et avant tout, prouver la mauvaise foi du débiteur, preuve difficile, sinon impossible à rapporter dans un pays où vous pouvez croiser votre débiteur dans une voiture d’un luxe insolent, mais dont les titres de propriété sont au nom d’une tierce personne, lui rendre visite dans une maison cossue dont il est le locataire apparent alors qu’il en a la pleine propriété, mais inscrite au fichier immobilier sous un nom d’emprunt……etc.
Dans ces conditions, rapporter « prima facie » la preuve d’une confusion de patrimoines entre celui du débiteur et ceux de ses différents prête-noms , ainsi que la preuve du caractère fictif des sociétés qui servent à dissimuler ses activités, relèvent du parcours du combattant, les huissiers sollicités par le créancier dans ce genre de situations pour signifier les actes de procédure et mettre en œuvre les voies d’exécution, ne disposant pas, aux termes d’une législation archaïque, de pouvoirs d’investigation propres à les édifier sur la localisation et la nature des biens dissimulés, en fraude des droits du créancier.
La légèreté coupable avec laquelle certains officiers publics et autres fonctionnaires dépositaires de la puissance publique , en ignorance totale de la portée de leurs actes, si ce n’est en toute complaisance, procèdent à des transferts et démembrements illégaux , arbitraires et abusifs de la propriété ; l’appartenance de la délinquance financière à la tranche lettrée de la population suffisamment édifiée sur l’environnement juridique, ses failles et sur la subtilité des textes qui en constituent la matière, sont autant de facteurs qui permettent de penser que l’enrichissement illicite a de beaux jours devant lui.
Les conditions de la mise en œuvre de la contrainte par corps, telles que révélées par les dispositions du code de procédure civile commerciale et administrative s’y rapportant, sont à ce point restrictives qu’elles sont difficilement observables, et à supposer même que ces conditions soient remplies, le créancier peut être tenu par le juge à une obligation alimentaire vis-à-vis du débiteur pour une durée incompressible de trois mois et, à défaut de s’y soumettre en consignant d’avance les aliments pour cette période, le débiteur sera élargi, et le créancier déchu de son droit.
Par ailleurs, il suffit que le débiteur, sur la foi de deux témoins ou d’un témoin et de deux femmes, se fasse délivrer par le maire du coin, un certificat d’indigence, et toute la procédure est annulée.
En outre, le juge saisi d’une requête visant la contrainte par corps dispose d’un pouvoir d’appréciation qui lui permet d’examiner « in concreto » le cas examiné, pour se convaincre, soit de la mauvaise foi du débiteur et le contraindre de manière coercitive, soit de sa bonne foi pour le dispenser de toute peine privative de liberté.
Enfin, les juges formés dans les medersas sont hostiles à l’emprisonnement pour dettes, privilégiant la réparation du préjudice du créancier par le mode indemnitaire, à l’exclusion de tout mode coercitif.
C’est pour toutes ces raisons que la contrainte par corps est considérée plutôt, comme un épouvantail destiné à dissuader les débiteurs de mauvaise foi à se soustraire à leur obligation vis-à-vis du créancier, à éviter qu’ils ne s’enrichissent en appauvrissant le créancier.
Au vu de ce qui précède, l’article que le parlement vient d’abroger était quasiment lettre morte, mais n’en conservait pas moins un caractère dissuasif pour le débiteur, protecteur pour le créancier, et l’on peut dès lors s’interroger sur l’intérêt qu’il y avait à procéder à l’abrogation d’un texte dont la fonction protectrice est, du point de vue de la pratique judiciaire, privilégiée sur la fonction répressive.
Parmi les motifs invoqués pour soutenir cette abrogation, le plus saillant est celui qui se fonde sur la violation par la Mauritanie d’un engagement international , pour avoir ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, lequel pacte prévoit en son article 11 que « nul ne peut être emprisonné pour la seule raison qu’il n’est pas en mesure d’exécuter une obligation contractuelle ». C’est ainsi que la Mauritanie, en maintenant l’emprisonnement pour dettes civiles, serait en conflit permanent avec son engagement international.
Or, l’article 11 du Pacte en question, n’interdit pas de manière absolue la privation de liberté ; il ressort d’ailleurs de son libellé qu’il se limite à énoncer une exception au caractère général de la contrainte par corps, cette exception ne bénéficiant qu’à celui qui n’est pas en mesure d’exécuter son obligation contractuelle, la règle générale étant que le débiteur qui est en mesure d’exécuter son obligation contractuelle ne saurait bénéficier d’une dispense de peine.
S’il est vrai que tout pacte est juridiquement contraignant pour l’Etat qui l’a ratifié, son texte ne doit pas être dénaturé par une interprétation extensive, fondée sans doute sur une traduction hasardeuse, érigeant une exception en règle.
Le cas qui illustre le mieux cette exception est celui du débiteur qui organise son insolvabilité pour échapper à ses créanciers. Doit-on le faire bénéficier des dispositions clémentes de l’article 11, alors que son comportement est caractéristique du délit d’escroquerie aux termes de l’article 376 du code pénal ? Et les dirigeants d’une personne morale de droit privé qui, à l’issue d’une procédure collective sont convaincus de banqueroute, doit on les faire bénéficier de l’article 11 alors que l’article 1450 du code de commerce et 1450 (bis), bien qu’à caractère civil, les expose à un emprisonnement pouvant aller d’un à cinq ans, par application de l’article 373 du code pénal, selon qu’ils soient banqueroutiers simples ou frauduleux ?
Dans tous ces cas, et dans bien d’autres qu’il serait fastidieux d’énumérer, nous sommes en face d’obligations contractuelles dont l’inexécution est pourtant sanctionnée par des peines privatives de liberté.
La dispense de peines coercitives, au bénéfice du débiteur de mauvaise foi, doit être couplée à un mécanisme de protection du créancier, composé d’un ensemble de mesures dont les plus importantes consistent à accroître les pouvoirs d’investigation des huissiers, en charge de l’exécution des décisions de justice, pour leur permettre de s’informer en toute légalité sur le patrimoine du débiteur de mauvaise foi, et la localisation de ses biens.
L’huissier doit pouvoir accéder en toute liberté au service du cadastre, qui dispose d’informations sur la propriété des biens fonciers, s’adresser au service de la publicité foncière qui tient un fichier immobilier contenant divers renseignements sur le nom de chaque propriétaire par immeuble, obtenir des administrations et établissements publics tous les renseignements qu’ils détiennent, permettant de déterminer l’adresse du débiteur, l’identité et l’adresse de tout tiers débiteur, ou dépositaire de sommes liquides et exigibles , et la composition de son patrimoine ; l’huissier doit pouvoir se faire édifier par les établissements habilités par la loi à tenir des comptes de dépôt, sur l’existence d’un ou plusieurs comptes, comptes joints ou fusionnés ouverts, impliquant et/ou concernant le débiteur.
Il ne faut pas perdre de vue que les confusions de patrimoines et autres sociétés de façade, cachent souvent des activités frauduleuses, or ces situations ne sont pas définies par la loi, mais relèvent plutôt de la jurisprudence qui se fonde sur un faisceau d’indices , de nature à emporter la conviction du juge, l’huissier pouvant jouer dans la collecte de ces indices, un rôle prépondérant, mais qu’il ne peut remplir que si la loi lui en donne les moyens, et tel devrait être le cas à travers une modification profonde de son statut, qui accroîtrait ses pouvoirs d’investigation.
D’autres mesures sont envisageables , par la réforme des textes régissant le ministère des officiers publics chargés de la rédaction d’actes constatant un droit de propriété ou son transfert, par la réglementation de cette corporation dont l’intérêt est capital pour la sécurité des biens et les transactions s’y rapportant, afin d’en exclure tous ceux qui s’adonnent à l’exercice d’une telle profession, sans en posséder, ni la qualité, ni la compétence, tels que les scribes et autres rédacteurs publics qui prolifèrent dans l’espace informel, en toute méconnaissance et en toute ignorance de l’environnement institutionnel.
Il aurait été également judicieux, comme mesure accompagnatrice à l’abrogation, de créer, dans un souci de simplification des procédures relatives aux voies d’exécution, un juge spécialisé en la matière qui serait le Président du Tribunal de la Wilaya, appelé à statuer comme juge unique, dont les compétences aussi bien matérielles que territoriales, seront déterminées avec précision.
Ce juge de l’exécution aura la faculté de déléguer sa fonction à un ou plusieurs autres de ses collègues, statuant dans les mêmes conditions, c’est-à-dire à juge unique, et pourvus des mêmes compétences.
On prendra bien soin de réaffirmer la mission générale de surveillance du parquet, les voies d’exécution intéressant l’ordre public ; sans perdre de vue qu’il est indispensable pour la vie économique d’un pays, que les créanciers sachent que le débiteur exécutera ses obligations, que les particuliers comme les entreprises doivent pouvoir se faire crédit pour que la vie économique fonctionne correctement et, qu’en outre, le droit de l’exécution, à condition d’être un droit équilibré entre la protection du créancier et celle du débiteur, participe à la paix sociale.
Si toutes ces précautions avaient été prises en compte avant l’abrogation du texte sur la contrainte par corps contre le débiteur de mauvaise foi, on aurait sans doute atténué les effets préjudiciables d’une telle abrogation pour les créanciers, et édifié de la sorte l’opinion sur le fait que la loi ne saurait être un rempart pour la mauvaise foi.
L’autre argument évoqué à l’appui de l’abrogation de l’article 421 du code de procédure civile commerciale et administrative est fondée sur l’ordre juridique islamique, qui permet au débiteur notoirement insolvable de suspendre le paiement de sa dette, en attendant qu’il se redresse de son insolvabilité……(à suivre)
Taleb Khyar ould Mohamed Mouloud
Avocat à la Cour
Ancien membre du Conseil de l’Ordre