Assez de l’«Aziz-bashing » ! Et si l’on s’achetait … un miroir ? /Par le professeur Boubacar N’Diaye

Depuis qu’il est retourné de sa villégiature intercontinentale de trois mois et a spectaculairement raté son OPA sur le parti politique fondé de ses propres mains, il semblerait qu’Aziz se soit retrouvé dans la posture défensive du fœtus, avec tout un monde lui caressant les côtes, à qui mieux mieux, de leurs souliers pointus.  Une autre image encore plus évocatrice, peut-être, de la situation du malheureux : la piñata mexicaine sur laquelle s’acharnerait une flopée de gamins aux yeux bandés, lui assenant des coups vicieux, bien plus pour se délester d’une hargne contenue dans l’espoir d’une catharsis, qu’à éclater la piñata pour en ramasser les sucreries convoitées.  Tirerons-nous leçon de cette dernière métaphore ?

Aziz a sans doute eu le temps de méditer le conseil, de toute évidence en forme de saillie, que lui avait donné, avertissements (d’une telle prescience !) à l’appui, le professeur Ely Moustapha, il y a de cela quelques lunes, de ne surtout pas quitter le pouvoir et d’opter plutôt pour « le troisième mandat qui était à lui parce qu’il était à lui », pour citer (à peu près) l’inénarrable Mamane(1). J’avais, à l’époque qui semble maintenant relever de l’histoire ancienne, pris la liberté de répondre « pour » Aziz : « Aziz, c’est Vous ! » ; une répartie qui mérite bien, je crois, aujourd’hui une relecture(2).  Un peu plus tard, au plus chaud du débat « troisième mandat ou pas, partira/partira pas », je m’étais même demandé, sous la forme d’un article, « Qui aidera Aziz à ne pas aller trop loin ? » ; lui suggérant de résister à cette tentation qui fit mordre la poussière à bien plus malins que lui et d’œuvrer plutôt à sortir, comme un grand, par la grande porte. (Essayer de revenir en catimini ou en force ne faisait cependant pas partie de mes suggestions…).

 

Rancœurs refoulés

Je lui avais auparavant consacré bien des dizaines de pages de mon livre : La Mauritanie, ses colonels et moi, Édilivre, 2015.  En fait, tout un chapitre, intitulé « Main basse sur un pays » lui fut réservé. Plus récemment, alors qu’il quittait à peine ses fonctions, je m’étais exclamé—caustiquement, bien sûr—« Sacré Aziz ! Rendre à César… »(3). C’est dire qu’au cours de ces dernières années, je ne l’ai pas ménagé.  Pour cause, l’homme était arrivé au pouvoir de la manière que l’on sait, et l’exerçait de la manière que l’on sait…Certes, Aziz n’est pas parfait – « L’ » euphémisme ! – mais aujourd’hui que pour ainsi dire chacun et son distant cousin s’acharnent sur le bonhomme, je reviens au clavier pour dire : assez de l’« Aziz-bashing ! ». Pourquoi cette subite magnanimité ? Parce qu’en nous acharnant tant sur lui, nous perdons de vue ce qui devrait être la vraie cible de nos rancœurs refoulées : un système de domination et de prédation, vieux de quatre décennies et dont Aziz n’était qu’un maillon.

Il est vrai qu’il y a des exceptions à cet acharnement, dont la plus notable (et gracieuse) fut celle de l’honorable député Biram Dah Abeid sur lequel Aziz s’était, lui, pourtant tant acharné.  En l’occasion, le chef de l’IRA a fait montre de hauteur et de classe (Bravo !).  Même en politique, cela ne gâte jamais rien. Et, ce faisant, il semble surtout ne pas avoir perdu de vue la cible dont je parle.  Autre exception notable : Boydiel mais lui avait déjà exprimé la même  fidélité à Ould Taya, lorsque celui-ci devint, lui aussi, l’objet de l’éviscération (plutôt sans risque !) des éconduits dont Aziz fait aujourd’hui les frais.  Donc une certaine constance, en l’occurrence ! Mais de l’« Aziz-bashing », il y en a eu, depuis son retour, comme un torrent vengeur, peut-être bien pour préparer la suite de ce déchaînement.

Après sa prise de fonction du 2 Août passé et comme à l’accoutumée, nous nous sommes en effet vite trouvé, semble-t-il, la panacée et la solution à tous les problèmes et maux de la Mauritanie, en la personne d’Ould Cheikh El Ghazouani.  Pourquoi pas ?  Cela nous dispense de tout devoir de lutte, cette lutte qui eut, il est vrai, tant de hauts et de bas durant les années Aziz.  Il fait « preuve d’ouverture », « parle peu », « moralement pur », « probité intellectuelle et morale du marabout », dit-on, « donnons-lui le temps de trouver ses marques pour changer le pays », nous sommes-nous convaincus. Nous lui trouvons aujourd’hui presque les mêmes qualités que nous avions dénichées et admirées chez Ould Haïdalla, Ould Taya (eh, oui !), Ely, et bien sûr Aziz, à leur arrivée au pouvoir.  Déjà oublié tout ça, n’est-ce pas ?

 

Atmosphère mélodramatique

 

La réalité est qu’Aziz, pur produit de la société mauritanienne, de son armée, de sa classe politique – c’est-à-dire : de nous tous ! – n’a fait qu’observer de très près un système de mal-gouvernance débridée sous Ould Taya.  Puis il s’est donné le moyen d’en prendre le contrôle, l’a passé à son cousin, ensuite (provisoirement) remis à son gendre tribal ; repris parce que celui-ci lui en a donné les moyens, et exercé enfin (encore une fois de la manière que l’on sait), parce que notre classe politique et nous-mêmes lui en avons donné licence. Tiens, pour qu’il puisse le faire, quelqu’un a bien dû assurer ses arrières, lorsque la foutue « balle amie » l’incapacita en 2012…Et maintenant, le général Aziz a passé le bâton à un autre général qu’il a lui-même choisi pour continuer l’œuvre entamée un certain 10 Juillet 1978, et mise sur stérides par Ould Taya et lui-même. Avez-vous compris « continuité » ?

C’est de cela qu’il s’agit en effet.  Et la réponse aux quelques questions suivantes devraient édifier : dans l’atmosphère mélodramatique offerte par la célébration du 59èmeanniversaire de l’Indépendance (la chaise vide d’Aziz, les coups de fil nerveux du CEMGA, etc.), un fait symbolique, mais révélateur, semble nous avoir échappé.  Ghazouani aurait téléphoné à Ould Taya (autre « invité d’honneur » du 28 Novembre).  Présumons que ce fut bien le cas. Coup de fil de courtoisie ? Peut-être bien ! Mais a-t-il téléphoné (ou même fait téléphoner) à la (aux) veuve(s), et à (aux) orphelin(s) de ses frères d’armes pendus un beaucoup plus incertain et sombre 28 Novembre 1990 ?

On ne pourra que se demander quelle appréciation ces veuves et ces orphelins se font d’une supposée supériorité éthique qui s’accommode allègrement d’honorer celui qu’eux et ceux qui ont embrassé leur cause considèrent comme un génocidaire patenté, fut-il ancien chef d’État. A-t-il donné quelque indication d’avoir entendu le rappel poignant (qui a circulé récemment), par les survivantes des victimes, des circonstances de l’assassinat de leurs maris, frères et fils ? A-t-il donné quelque indication qu’il entend bien crever cet abcès et guérir véritablement cette plaie putride ? Rendre justice pour que « plus jamais ça dans notre pays ! » ?

A-t-il donné quelque indication qu’il entend bien s’attaquer frontalement au fait que bien plus de 50% de la population se sentent orphelins de la République et citoyens (pour ceux qui ont eu cette chance) de seconde zone ? A-t-il donné quelque indice que ce soit d’avoir une claire conscience du danger existentiel que représentent les (trop nombreux) déséquilibres structurels engrangés ces dernières décennies dans la société mauritanienne ?

A-t-il même téléphoné aux plus récentes victimes des machinations d’Aziz (et du système qu’il manœuvrait) ? A-t-il montré la moindre inclinaison à faire rendre gorge à son « alter ego » ? Si jamais il y songe, fera-t-il aussi rendre gorge à toute la cohorte qui s’est empiffrée ces trois dernières décennies sur le bien public ? Tous ? Va-t-il vraiment radicalement changer ce système qui a tant sévi et si longtemps, et qui reste fécond de tragédies (dont une sans doute évitée de justesse en Juin dernier) ?  Va-t-il, au contraire, lui donner un second souffle, comme son profil, récent parcours (et le pari d’Aziz sur lui) semblent l’y prédisposer ?

 

Où est l’opposition ?

Compte-tenu de ces quelques questions et de bien d’autres, se focaliser sur Aziz équivaudrait à se concentrer sur les fautes d’orthographe et de style d’un seul chapitre d’un livre, puis prétendre éditer et se hâter de publier l’ouvrage dont une partie est encore en cours d’écriture, en temps réel. Cependant, c’est toujours le même livre ; à plusieurs auteurs, certes, mais thème constant qui ne cesse de laisser à désirer, tout comme la méthodologie, le style, la prose, et bien d’autres aspects dissonants. Et les éditeurs – c’est-à-dire vous ! – se doivent de le reconnaître… C’est d’une légèreté presque obscène que relèverait d’ignorer ces questions et leurs réponses, peu réconfortantes à ce jour, et de continuer à nous bercer de l’illusion que le départ d’Aziz et même ce qui apparaît comme son humiliante disgrâce résolvent miraculeusement les défis immenses dont les « Colonels de Mauritanie » nous ont affublés.

Au fait, où est-elle, l’opposition ?  Celle-là même qui nous a sans doute épargné un bain de sang, comme il s’en est vu ailleurs après des élections qualifiées, comme la nôtre, de « coup d’État » ou « hold-up électoral ».  Grâce lui en soit rendue ! Mais, cela dit, où est-elle, en ce moment ?  Aziz hors-jeu, la partie est-elle donc gagnée ?  Après avoir exorcisé tous ses démons, est-elle enfin là, la Mauritanie plurielle, démocratique, au service de tous ses citoyens ? Si c’est le cas, ok, mettons clé sous le paillasson.  Plus rien à voir.  Aziz n’est-il pas « ko » debout ? Alors, f…tons-lui la paix !

Hélas,croyez-moi, l’histoire des régimes militaires qui se sont peu ou prou « civilianisés » ou même « civilisés » suggère autrement.  La plus extrême vigilance, le plus acéré esprit critique et, surtout, la plus constante pression politique sont toujours plus que nécessaires. L’espoir béat que le tout dernier officier coopté « est différent » conduit presque toujours à amèrement déchanter.  Encore une fois, il nous suffira simplement de jeter un regard rétrospectif objectif sur les quatre dernières décennies de l’ère prétorienne de notre histoire pour s’en convaincre.

Certes, même les systèmes les plus répulsifs peuvent être déconstruits, déboulonnés par leurs propres gardiens du temple, lorsque ceux-ci sont (enfin !) visités par la lucidité et/ou la sagesse, à l’image d’un Gorbatchev ou d’un De Klerk. Mais cela résulte toujours de la lutte qu’il a fallu mener, sans relâche, contre eux. Jamais suite à l’abandon du combat politique. Je suis prêt, quant à moi, à me laisser convaincre que nous avons là notre Gorba ou notre De Klerk.  Mais je n’ai vu, jusqu’ici, aucun signe que ce soit bien le cas, malgré le récent éditorial de la radio d’État. Et six mois est une éternité, pour ce pays, ses mœurs politiques, et ses défis légués par tous les « réformateurs » en puissance qui se sont succédés au sommet de l’État depuis quarante ans. La prudence serait de se rappeler aussi que la « main de fer dans un gant de velours » peut autant réprimer – et même vous étrangler… – aussi sûrement que celle, en chair et en os, sans gant. Peut-être encore plus facilement.

 

NOTES

(1) : www.cridem.org/C_Info.php?article=684586

(2) : www.lecalame.info/?q=node/4066

(3) : www.lecalame.info/?q=node/9052