Le 01/10/2019 – ELY Mustapha
A voir certains pays abandonner l’usage de la langue française dans leur système éducatif et/ou comme langue officielle, la question se pose de savoir à quels objectifs répond un tel comportement ? Quelles solutions lui apporter ?
Rwanda: “Learning English is an important road to success for the Rwanda” (New time journal- Rwanda)
Le Rwanda est donné en exemple. Ce petit pays est aujourd’hui un exemple de développement pour l’Afrique. Essor économique du pays suite à l’abandon de la langue française au profit de la langue anglaise.
En 2008 déjà, le ministre rwandais du Commerce et de l’Industrie, Vincent Karega, a déclaré au journal New Times de Kigali que le pays regardait au-delà du monde francophone. « « Le français n’est parlé qu’en France, dans certaines régions de l’Afrique de l’Ouest, au Canada et en Suisse », a-t-il déclaré. « L’anglais est devenu un pilier de la croissance et du développement, non seulement dans la région, mais dans le monde entier. » » (« Rwanda to switch from French to English in schools » – The Guardian 14/10/2008)[1]
En 2015, dans un article du journal « New Time » Rwandais :
« Le monde a été témoin d’importants changements positifs au Rwanda au cours des dernières années et de nombreux autres sont à l’horizon.
Le changement ciblé de la langue d’enseignement dans les écoles en anglais est une autre de ces brillantes initiatives de ce gouvernement conçues spécifiquement pour donner au Rwanda une place d’acteur mondial dans les domaines des affaires, de la diplomatie, des médias et du divertissement, apportant ainsi au Rwanda des fonds substantiels et un développement de la classe moyenne – un objectif de la Vision 2020. »
Learning English is an important road to success for the Rwanda of today and will make Rwandan workers highly prized in a global business world”. (Why Rwanda’s move to English? » – New Time Journal 11 Novembre 2015.)
Le journal Le Monde dans son édition du 26 Juillet 2019 mentionne que « La capitale rwandaise se métamorphose à grande vitesse et bâtit depuis vingt ans sa prospérité sur les nouvelles technologies.[2] » (Balade dans Kigali, ville-ruche qui se rêve en « Singapour africain » Pierre Lepidi.)
Algérie : « Le français ne vous mène nulle part ! » (Le ministre de l’Enseignement supérieur algérien)
En Algérie: décision de substituer la langue Anglaise à la langue française, en commençant par les documents officiels.
« Le 21 juillet dernier, le ministre de l’Enseignement supérieur, Bouzid Tayeb, a demandé aux recteurs de toutes les facultés algériennes d’utiliser uniquement l’arabe et l’anglais dans les en-têtes des correspondances et documents officiels, et ce, selon le ministre, pour « une meilleure visibilité des activités académiques et scientifiques » des universités algériennes.
Le 8 juillet dernier, le même ministre a déclaré œuvrer pour « mettre en place les mécanismes nécessaires dans le cadre des commissions pédagogiques des universités et consolider l’utilisation de l’anglais dans la recherche », arguant que « la langue anglaise est la langue des filières internationales et celles des revues scientifiques ». Le ministre a ajouté : « Le français ne vous mène nulle part ! » (Algérie – Anglais contre français : la guerre des langues bientôt ravivée ? » – Adlène Meddi . Revue Le Point 24/07/2019)
La langue française serait-elle handicapante pour accéder au développement, pour que des pays traditionnellement francophones, par la culture et par la proximité géographique, y renoncent officiellement ?
Il est remarquable que l’abandon du français concerne d’abord dans ces pays, le système éducatif c’est–à-dire en définitive, une volonté déclarée d’asseoir la primauté de l’anglais dans le futur pour toute acquisition du savoir par les canaux de l’enseignement, la recherche, l’innovation et la technologie.
Les raisons de l’abandon du français dans le système éducatif résiderait moins dans les caractéristiques de cette langue (notamment comme véhicule de transmission de la connaissance) que dans le champ de savoir auquel elle donne désormais accès et qui s’est considérablement réduit à travers la réduction du poids de la France dans l’espace scientifique, technologique et industriel mondial. Et donc, conséquemment, son poids dans la recherche scientifique et technique, dans l’innovation et le développement de sources d’information scientifiques et techniques avancées, publiées accessibles et concurrentielles à celles en langue anglaise.
Pour que le français puisse devenir une langue concurrençant l’anglais il faut qu’il passe de « langue de Molière » à la « langue de Pascal », car aujourd’hui la perception des langues, notamment par les décideurs politico-économiques, est moins littéraire que scientifique. Car si l’on examine les déterminants du choix de la langue anglaise au détriment du français dans les pays concernés, on est réduit à l’évidence que leur souci premier est l’acquisition du savoir scientifique et technologique, moteur du développement économique, et aussi entrer dans les cercles universitaires, de la recherche et de l’industrie qui échangent, travaillent et coopèrent en langue anglaise.
Ceci est illustré par l’auteur de l’article « pourquoi le Rwanda « Why Rwanda’s move to English? » ( New Time Journal 11 Novembre 2015)
« Dans les principaux centres d’affaires du monde; Londres, New York, Hong Kong, Singapour, Arabie Saoudite et autres, toutes les négociations se déroulent principalement en anglais. Reuters, un service mondial d’actualités et d’informations, a mené en 2012 une enquête demandant aux entreprises mondiales, dans quelle langue conduisez-vous les affaires?
L’enquête menée auprès de 16 344 adultes dans 26 pays a révélé que plus des deux tiers des hommes d’affaires qui travaillent au-delà de leurs frontières ont déclaré que l’anglais était la langue la plus utilisée … plus des deux- tiers des travailleurs de la région Asie-Pacifique, Le Moyen-Orient et l’Afrique sont également passés à l’anglais.”
Cette instrumentalisation de la langue dans un souci de développement économique, scientifique et industriel contrebalance, les objectifs communautaires, d’échange et d’héritage de la francophonie, qui sont désormais perçus par ces pays comme stériles.
En effet, les instruments même d’intervention des structures de la francophonie pour asseoir le français sont inefficaces car ils éludent la problématique principale : « Qu’apporte le français pour l’acquisition du savoir scientifique, technologique et l’innovation dans un monde où l’Anglais est le véhicule de ces derniers et assis sur un tissu de multinationales anglophones de la recherche et de l’industrie de pointe et porté par des Etats puissants qui ont mondialisé leurs réseaux scientifiques et leurs technologies à telle enseigne qu’ils sont devenu le passage incontournable de la recherche et de l’innovation (laboratoires, banque de données, réseaux mondiaux de la recherche avancée) ?
En somme, « l’érosion de la langue française en science et en technologie », en tant langue de diffusion de l’information scientifique et technique (I.S.T.), explique l’attitude des pays abandonnant l’usage de cette langue.
La situation est d’autant plus justifiée que les chercheurs francophones publient désormais en langue anglaise.
A titre d’exemple, au Québec, le constat est édifiant « En plus de s’accentuer avec les années, le recours à l’anglais dans les publications ne se fait pas sentir également dans les trois grands secteurs d’activité que sont les sciences physiques et mathématiques, les sciences biologiques et médicales et les sciences humaines et sociales. Dans le premier cas, 90 % des publications recensées jusqu’en 1983 étaient en langue anglaise; dans le second, 76 %. Dans le dernier cas, celui des sciences humaines et sociales, le phénomène est inversé : 73 % des articles étaient publiés en français.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le centre de gravité de la recherche mondiale s’est déplacé vers l’Amérique du Nord et principalement vers les États-Unis où se concentrent maintenant non seulement une part importante des budgets de recherche et de développement scientifique et technique, mais aussi l’information scientifique. L’I.S.T. produite aux États-Unis ne constitue cependant qu’une partie de l’I.S.T. de langue anglaise. Celle-ci s’enrichit d’une part importante de l’I.S.T. produite dans de nombreux pays parce que les chercheurs non anglophones qui publiaient auparavant dans leur langue dans des « revues nationales » ou dans des « revues internationales » bilingues ou multilingues, publient maintenant surtout en anglais. Cette tendance se manifeste aussi chez les chercheurs francophones. En effet, une fraction croissante de l’I.S.T., produite dans les pays francophones est diffusée en langue anglaise. Ainsi, la proportion d’I.S.T. de langue française produite par les pays européens ne serait plus que de 6 % ou 7 % alors qu’il n’y a pas si longtemps, près du quart de l’I.S.T. occidentale était produite en français. »[3]
Le français n’est plus la langue des publications et des communications scientifiques. Les banques et les bases de données (sources de bibliographie et de documentation pour la recherche avancée) sont anglaises. Les manifestations internationales (séminaires, colloques, formations) se font en langue anglaise, et les chercheurs des pays francophones, pour assurer la portée de leurs écrits s’y produisent en langue anglaise.
Le constat est amer pour la langue française, en tant que support linguistique d’une communauté scientifique, mais aussi pour le devenir même de la francophonie.
« Principalement au cours des deux dernières décennies, l’usage de l’anglais dans l’I.S.T. a fait de remarquables progrès non seulement parce que les chercheurs francophones eux-mêmes y ont de plus en plus recours, mais aussi parce que ceux de tous les autres pays non anglophones l’utilisent couramment. La situation est d’autant plus préoccupante qu’en France même, l’anglais sert de plus en plus de langue de communication pour les scientifiques francophones. S’il est vrai que la langue française n’est plus la langue d’un seul État, il n’en demeure pas moins que l’exemple de la France risque, à plus ou moins long terme, d’être déterminant pour tous les scientifiques francophones. Les conséquences réelles ou appréhendées sont nombreuses et les enjeux capitaux pour l’avenir de la francophonie[4]. »
Quelles solutions à cela ?
Le constat est clair : face à l’anglais, le français n’est plus la langue des sciences et des technologies, des Etats l’abandonnent dans leurs systèmes éducatifs, formant leurs générations futures à l’Anglais. Les progrès économiques qu’ils réalisent sont présentés comme une résultante de l’abandon du français (exemple Rwanda).
L’organisation de la francophonie n’a de cesse depuis des années de développer les approches, les programmes et les instruments conceptuels et pratique pour la promotion de la langue française, de la solidarité de sa communauté, mais le résultat est bien là : le français recul dans l’I.S.T . De la Conférence générale de Port-Louis à Maurice en 1975 au Sommet de Ouagadougou en 2004, en passant par celui de Beyrouth, de Dakar etc. etc… la francophonie, peine à entretenir ce partage d’un français en recul dans les aires du futur de l’homme, les sciences et les technologies. Sciences et technologies qui elles-mêmes influencent le devenir et le contenu des arts, de la littérature et de la philosophie.
Les solutions institutionnelles proposées par les institutions supérieures de la francophonie sont souvent présentées dans l’urgence pour faire face à l’érosion fort entamée de la langue française. Telles celles du Conseil supérieur de la langue Française du Québec.
Mais le constat de « l’impuissance » du français en tant que véhicule de l’IST (information scientifique et technique), explique son abandon par certains pays et la raison en est évidente car comme le définit, le Conseil supérieur de la langue Française du Québec : « par information scientifique et technique, nous entendons l’information qui résulte des activités de recherche. Elle joue un rôle de première importance dans les progrès scientifiques et techniques et elle contribue à l’accélération du processus de développement économique, culturel et social. » Or les Etats veulent justement accéder à une langue de développement…économique culturel et social.
Une question d’esprit plus qu’une question de langue
Nous autres francophones qui parlons cette langue du « Mont-Saint-Michel jusqu’à la Contrescarpe » (Y. Duteil), savons qu’elle peut autant que la langue anglaise être un vecteur de l’I.S.T, il n’y a pas de langues impuissantes, il n y a que des êtres impuissants et ce qui commande les êtres n’est autre que la pensée. Nous pensons que le français perd sa place dans l’IST, non seulement à cause de la puissance économique, scientifique et industrielle d’Etats (les USA, notamment) mais aussi à cause de ceux qui veulent promouvoir le français (la francophonie notamment). Si les premiers promeuvent naturellement leur langue car passage obligé de leur hégémonie dans ces domaines, les seconds continuent à asseoir « le partage » du français sur des considérations historiques, « d’héritage » et autres principes dont la valeur s’estompe face aux exigences de développement des états francophones. Ces derniers sont désormais plus soucieux de développement économique que du parler d’une langue même si ceux qui la promeuvent apportent, pour la maintenir, logistique, aide et finances et utilisent les leviers de la diplomatie nationale et internationale (influence/coopération) pour ce faire.
Certes, le cœur battant de la francophonie, la France, n’est pas la première puissance mondiale, ni économique, ni militairement, ni technologiquement, les Etats membres de la francophonie sont loin derrière dans le classement des pays développés. Or ce qui porte une langue est la puissance et l’influence de ceux qui la véhiculent.
Pour un français des sciences et de la technologie: d’autres pistes.
Si le français doit revenir comme langue de l’IST, il faut qu’il développe un aspect « fonctionnel », « adaptif » et «attractif » pour son utilisation. Depuis la parodie d‘Etiemble sur le franglais dont Bernard Cerquiglini dira que c’est « une charmante pochade professorale, cri du cœur d’un savant (..) », beaucoup d’eau a coulé sur les ponts mais la problématique reste la même : le français n’est plus la langue savante. Celle des « précieuses » de Molière certainement, mais pas celle des sciences de Pascal.
Pour que le français puisse embrasser les sciences, il faut un nouveau français des sciences détaché des valeurs subjectives qu’il véhicule (communauté, héritage, partage, destin commun), pour un français « objectif » normalisé obéissant aux standards terminologiques des sciences et de la technologie et qui présente une portabilité lui permettant de transcender les frontières socio-culturelles, nationales et locales , pour servir d’outil neutre et admis pour son efficacité dans la traduction de l’essence des sciences et technologies. L’anglais obéît, pour emprunter l’exemple d’un standard systèmes de formation en ligne, à un modèle de type SCORM (Sharable Content Object Reference Model). Tout comme le SCORM, « il normalise les communications et les formats d’échange de données, et définit précisément les paquets pour le transfert de fichiers ». Ce qui, appliqué au langage, explique tout simplement sa capacité à d’outil d’IST. En effet, voici les principales exigences auxquelles le modèle SCORM devrait permettre, à terme, de satisfaire, et il suffit de remplacer les termes « enseignement » et « formation », par « savoir » :
Accessibilité : capacité de repérer des composants d’enseignement à partir d’un site distant, d’y accéder et de les distribuer à plusieurs autres sites.
Adaptabilité : capacité à personnaliser la formation en fonction des besoins des personnes et organisations.
Durabilité : capacité de résister à l’évolution de la technologie sans nécessiter une reconception, une reconfiguration ou un recodage.
Interopérabilité : capacité d’utiliser dans un autre emplacement et avec un autre ensemble d’outils ou sur une autre plate-forme des composants d’enseignement développés dans un site, avec un certain ensemble d’outils ou sur une certaine plateforme.
Réutilisabilité : souplesse permettant d’intégrer des composants d’enseignement dans des contextes et des applications multiples.
C’est justement cette « instrumentalisation » de l’anglais qui a fait son succès, qui échappe au français. Ce dernier ne pourra servir de langue alternative à l’anglais dans les sciences que s’il se détache de sa mission « civilisatrice » vers une fonction « fonctionnaliste » de son usage, orientée non seulement dans la forme mais dans l’essence de la pensée qu’il véhicule. En somme passer du français, langue de Molière, au français, langue de Pascal. Passer d’un esprit littéraire d’une langue à son esprit cartésien. Passer de l’esprit de finesse à celui de géométrie. Comme le pensait si bien Pascal : « Il y a deux sortes d’esprit : l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. ».
Un français orienté-objet
Un français des sciences et des technologies, un langage d’I.S.T, à forger pour le monde du savoir scientifique et technique est une entreprise qui devra prendre sa source non pas dans le gigantisme de la francophonie et des solutions institutionnelles qu’elle propose, à forte charge de valeurs, mais dans le pragmatisme, à force charge de fonctionnalisme, de ceux qui y recourent, ou voudraient y recourir dans l’I.S.T et qui sont freinés par les spécificités de la langue. Et rien ne s’oppose à ce que le monde de la recherche se tourne vers ce français de l’IST, car en définitive si le poids économique, scientifique et industriels actuel (USA, notamment) est pour beaucoup dans l’usage de l’anglais, il n’en demeure pas moins qu’une langue peut s’imposer si elle devient résiliente, et développe les caractéristiques fonctionnelles de son attraction.
L’exemple le plus frappant (mais qui relève certes du domaine de la programmation informatique), que l’on puisse donner ici, est la montée en puissance, en peu de temps, du langage Python au détriment de langages de programmation fort utilisés occupant la place depuis des décennies et soutenus à bout de bras par des géants de l’industrie informatique.
Et tout comme, en informatique, les langages orientés-objet ont depuis longtemps damé le pion aux langages structurés, il serait aujourd’hui judicieux que soit développé un français orienté-objet (I.S.T), moins structuré (par la francophonie).
Car s’il a été dit que « la langue gouverne la pensée et que dominer la première revient à diriger la seconde[5]», alors c’est entre Molière et Pascal que se joue le français (de L’IST) de demain.
Pr ELY Mustapha
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[1] https://www.theguardian.com/world/2008/oct/14/rwanda-france
[2] https://www.lemonde.fr/signataires/pierre-lepidi/
[3] Conseil supérieur de la langue Française du Québec « La place du français dans l’information scientifique et technique ». http://www.cslf.gouv.qc.ca/bibliotheque-virtuelle/publication-html/?tx_iggcpplus_pi4%5Bfile%5D=publications/avis106/chap1.htm
[4] Conseil supérieur de la langue Française du Québec. Idem.
[5] « Si le champ de bataille est principalement linguistique, disent en substance les tenants de cette ligne (Henri Gobard, Dominique Noguez) qui ne répugnent pas au langage guerrier, c’est que la langue gouverne la pensée et que dominer la première revient à diriger la seconde. » (« La francophonie, le français, son génie et son déclin ». Luc Pinhas. Openedition journals. https://journals.openedition.org/dhfles/101). Note par moi-même: pour Pinhas, « les tenants de cette ligne » sont Henri Gobard, Dominique Noguez dont il cite les œuvres.