Le présent article se propose d’aborder les différentes phases de la lutte politique ayant opposé de 1963 à 1978 le Président Mokhtar Ould Daddah (1924-2003) à certaines figures de proue de l’élite politique de sa ville natale, Boutilimit. Il s’agit notamment de l’ex président de l’assemblée nationale et notre ambassadeur aux nations unies, feu Souleymane Ould Cheikh Sidia (1924- 1999) et l’ex ministre et politicien, feu Mohamed Ould Cheikh (1928-2013). La tribu en tant que moyen de mobilisation politique et la polémique autour de certaines questions qui s’y rattachent seront aussi abordées.
Peu après l’accession de la Mauritanie à l’indépendance, le président Mokhtar a commencé à tourner le dos aux forces traditionnelles qui avaient la mainmise sur les décisions politiques du pays, en essayant de se libérer progressivement de leur emprise. Ainsi, dans son discours lors du congrès tenu du 25 au 30 décembre 1961, instituant le Parti du Peuple Mauritanie (PPM), suite à la dissolution du Parti du Rassemblement Mauritanien (PRM), il a annoncé : « …il nous faut un parti politique démocratique, un parti de masses où tous les Mauritaniens trouveront leur place, sans considération d’origine, de classe, de génération. Un parti dont la préoccupation permanente sera d’abolir toutes les discriminations et de détruire régionalisme et tribalisme, afin de forger l’unité nationale… » (1)
Cette lutte, d’abord dirigée contre les chefs traditionnels, s’est manifestée par le limogeage de Souleymane Ould Cheikh Sidia de son poste de président de l’assemblée nationale le 14 novembre 1963, conséquence d’un différend avec le président Mokhtar sur l’autonomie financière de cette instance (2).
Toujours dans ce cadre, le congrès extraordinaire du PPM, tenu à Kaédi du 28 au 31 janvier 1964, a pris des mesures importantes en termes de réformes internes du parti, dont celles relatives à l’adoption d’une liste nationale pour les députés, la gratuité du mandat parlementaire, l’institution du principe de la démission en blanc, etc.
Les résolutions dudit congrès n’acquirent pas l’unanimité des députés. Ainsi, les deux ex présidents de l’assemblée nationale, Sidel Mokhtar N’Diaye et Souleymane Ould Cheikh Sidia ont refusé la démission en blanc, ce qui a amené le Bureau politique national (BNP) du PPM à les exclure provisoirement de cette formation politique en mars 1964. Cette décision a poussé les deux hommes à créer, avec l’ex ministre Bouyagui Ould Abidine, un parti d’opposition, dénommé « le Front national démocratique ». Ce parti a été vite dissout par le ministre de l’intérieur. Le même jour, les intéressés ont créé un autre parti politique : Le Parti démocratique mauritanien. Le ministre de l’intérieur a refusé le récépissé de dépôt de ce nouveau parti, sous prétexte que celui-ci reconstitue un parti illégal et déjà dissout (3).
Selon l’ex directeur général de la Sûreté nationale, M. Yahya Ould Abdi, alors économe de l’Institut de Boutilimit et allié de Souleymane Ould Cheikh Sidia, l’arrivée à Boutilimit au début de 1964 du ministre Wane Birane, à la tête d’une délégation du PPM pour superviser sa réimplantation après le congrès de Kaédi précité, a fait l’objet d’un accueil à la fois froid et sarcastique. Cette déconvenue montre une fois de plus la détérioration des relations entre le Président Mokhtar et Souleymane Ould Cheikh Sidia à cette époque (4).
Le 12 janvier 1965, l’assemblée nationale, à l’unanimité des députés présents, a révisé l’article 9 de la Constitution en prenant la décision que, dorénavant, « le Parti du peuple mauritanien sera le parti unique de l’Etat ». Le but avoué de cette décision était d’empêcher les forces centrifuges : raciales, tribales et régionales de se dresser contre la réalisation de l’unité nationale (5).
Pour ce qui est de la confrontation avec la gauche révolutionnaire au niveau de Boutilimit, il semble que le président l’avait repoussée, car le chef de fil de ce courant n’est autre que Mohamed Ould Cheikh qui était indispensable pour le projet politique de Mokhtar Ould Daddah, notamment au cours des premières années de l’indépendance du pays. Le parcours politique de Ould Cheikh s’est distingué par sa participation à la création de l’Association de la Jeunesse Mauritanienne (AJM) en 1955, son militantisme au sein du syndicat des instituteurs de l’AOF et par l’exercice de certaines fonctions au sein de l’administration coloniale avant l’indépendance. Après l’accession du pays à la souveraineté nationale, il s’est vu attribuer le poste de secrétaire général à la défense, en plus de celui des affaires étrangères à partir de 1965. Il était considéré comme étant le principal conseiller du Président Mokhtar jusqu’à son départ du gouvernement.
Suite aux incidents interethniques du 8 au 9 février 1966, dont le prélude était « le manifeste des 19 » publié le 11 janvier de la même année exprimant les revendications politiques de certains cadres issus des communautés nationales non arabophones, Mohamed Ould Cheikh s’est montré critique à l’égard des procédés utilisés par les forces de sécurité pour rétablir l’ordre. Il a été alors accusé de sympathie avec les dirigeants de ce mouvement.
Juste après le retour au pays à l’issue d’une visite d’état qu’il venait d’effectuer au Mali du 4 au 9 février 1966, le Président Mokhtar a remercié cinq membres de son gouvernement : Mohamed Ould Cheikh, Ahmed Ould Mohamed Saleh, Elimane Kane, Yahya Ould Menkouss et Bemba Ould Yezid. Il a justifié cet acte par « la lutte idéologique qui existait entre Mohamed Ould Cheikh ‘‘le révolutionnaire’’ et Ahmed Ould Mohamed Saleh ‘‘le conservateur’’(6).
Certains milieux officiels ont fait circuler une rumeur comme quoi Mohamed Ould Cheikh était sur le point de mener un coup d’Etat contre Mokhtar, grâce notamment à son influence dans les différents appareils de l’Etat. Ce à quoi l’intéressé avait ironiquement rétorqué quand on le lui demandait: « qu’il fallait l’Etat avant le coup, en simple logique grammaticale » (7)!
Peu de temps après le limogeage de Ould Cheikh, Souleymane a été autorisé à réintégrer le PPM, le 5 avril 1966. Plus tard, en 1968, il sera désigné comme secrétaire fédéral de ce parti pour la sixième région (Trarza).
Bien que Souleymane fût un homme politique chevronné et opposant au Président Mokhtar, néanmoins son statut de chef traditionnel lui dictait plus de flexibilité et de pragmatisme vis-à-vis du régime de ce dernier, tandis que l’opposition de Mohamed Ould Cheikh était plutôt radicale.
Quant aux efforts du président Mokhtar visant à renforcer la présence de l’Etat dans le milieu rural à Boutilimit et en vue de réduire autant que possible le poids des chefferies tribales, ils se sont concrétisés par une panoplie de mesures administratives, dont la création au début des années soixante d’un arrondissement à Aguilal Faye ayant pour but, à court terme, de rapprocher l’administration des nomades. De surcroit, l’Etat a ouvert des écoles publiques afin de faciliter la scolarisation des enfants des campements nomadisant au nord de Boutilimit, toujours dans le but de circonscrire l’emprise des forces traditionnelles dans tels milieux.
Malgré la courte vie de cette structure administrative, certaines classes ouvertes à cette époque ont contribué à l’introduction, pour la première fois, de l’enseignement public, au niveau primaire, dans plusieurs campements nomades de cette zone.
Parallèlement à ces mesures, le pouvoir de Mokhtar a continué à observer de près la dynamique tribale locale, apparente et dissimulée, en particulier après l’apparition d’un document en janvier 1967 qui daterait de la deuxième décennie du XVIIIe siècle et qui fournit de nouvelles données par rapport à la vulgate orale relative aux liens entre les différentes composantes de la confédération tribale dont est issu le président Mokhtar (8). L’élite intellectuelle de cet ensemble tribal s’est vu diviser à propos du contenu de ce texte entre ceux qui le soutiennent passionnément et ceux qui, au contraire, portent une réserve prudente à son égard (9); le président, selon certaines sources, se serait particulièrement intéressé à ce sujet, à tel point qu’il aurait été derrière la requête de l’avis émanant d’une sommité religieuse, rendu quelques jours après l’annonce dudit document, appelant au maintien du statu quo qui prévalait avant le texte précité (10).
A la lumière de ce qui précède, le président Mokhtar aurait craint l’exploitation des conséquences de ce document par ses adversaires, aussi bien conservateurs que militants de gauche, pour imposer de nouveau le discours tribal et manipuler la tribu comme tribune et outil politique efficace contre le discours politique du PPM qui s’y oppose.
Les commentaires sur ce document écrits par des personnalités suffisamment instruites de la tribu en question reflètent des visions opposées et des tiraillements au sein d’une partie de l’élite issue des pans sociaux dirigeants de cet ensemble tribal ou de ceux qui y exerçaient un rôle important. Il en ressortait deux camps : l’un voulait la renaissance de la tribu et la redynamisation de son rôle politico-social contre le régime du parti unique, l’autre, adepte d’une approche diamétralement opposée, craignait la manipulation de la tribu contre l’Etat en voie de construction et son régime politique en place.
Parmi les personnalités politiques qui étaient en mesure de mener la tribu contre le régime à cette époque, on peut citer Soulyemane Ould Cheikh Sidia qui était le prétendant favori après la disparition en 1964 de son demi-frère, feu Abdoullah Ould Cheikh Sidia. L’autre personnalité indiquée pour jouer ce rôle est Mohamed Ould Cheikh, issu d’une famille de poids au sein de son propre milieu social, mais aussi dans l’ensemble tribal auquel ce dernier appartient. Durant son parcours professionnel, il était considéré comme un homme de gauche convaincu, néanmoins une fois exclu du gouvernement, il a entrepris une série de révisions intellectuelles comportant, entre autres, son retour à son propre milieu rural pour s’y réintégrer afin de faire aboutir le projet révolutionnaire pour lequel il militait. Ainsi, Hamid El Mouritanyi, son pseudonyme, note dans son ouvrage intitulé : L’indépendance néocoloniale, que « La voie pour le faire [le retour] est unique : savoir revenir à ce milieu rural originel, s’y intégrer, le réadopter et s’y faire réadopter […] Refaire les liens avec un monde d’où l’on a été inconsciemment extrait au profit de l’étranger et qui se trouve être encore vôtre, au moins pour une part affective importante. » (11).
Après le coup d’état du 10 juillet 1978 qui a renversé le régime de Mokhtar Ould Dadah, le Comité militaire de redressement national (CMRN) avait mis en place, le 29 mars 1979, un conseil consultatif composé de 98 membres où figuraient les noms de Mohamed Ould Cheikh et Souleymane Ould Cheikh Sidia, représentant vraisemblablement Boutilimit. Les vrais motifs de cette désignation peuvent être attribués à leur opposition au régime déchu de Mokhtar. On ne sait pas si les intéressés avaient accepté ou non cette « nomination », mais une chose est sûre : ce conseil était mort-né du fait des dissensions entre les membres du CMRN concernant son rôle et sa composition (12).
D’autre part, l’ex chef de l’Etat, lieutenant –colonel Mohamed Khouna Ould Haidalla, l’un des principaux meneurs du putsch de 1978, évoque dans ses mémoires que feu Souleymane Ould Cheikh Sidia s’était sympathisé avec lui et l’avait soutenu, à travers un intermédiaire, après son transfert de la prison de Kaédi vers celle de Kiffa, suite à sa destitution fin 1984 (13).
Dans les lignes précédentes, nous avons suivi la trajectoire des relations entre le président Mokhtar et ces deux personnalités de taille, Souleymane Ould Cheikh Sidia et Mohamed Ould Cheikh, ainsi que le débat qu’ont suscité les tentatives de la relance du rôle de la tribu et les enjeux politiques qui les sous-tendaient.
En effet le président était porteur d’un projet d’Etat faisant face à des défis existentiels, à l’intérieur comme à l’extérieur ; son souci majeur était de renforcer l’autorité du pouvoir central afin de circonscrire les dangers des velléités ethniques, régionalistes, tribalistes, etc.
Par contre, Souleymane Ould Cheikh Sidia était adepte de la démocratie parlementaire et d’un Etat de droit, garantissant le multipartisme politique et la séparation des pouvoirs ; il a défendu son projet avec assez de courage.
Pour ce qui est de Mohamed Ould Cheikh, après son départ du gouvernement et les mesures administratives prises à son encontre, il restait fidèle à sa ligne gauchiste révolutionnaire jusqu’à sa mort, quoiqu’il semble avoir revu certaines idées de son propre projet révolutionnaire, ne serait-ce que sur le plan tactique, et mis un bémol à ses prises de position à l’endroit du régime de Mokhtar.
Force est de constater aussi que ce différend entre le président Mokhtar et les deux hommes politiques précités n’avait engendré ni violences, ni troubles ou rixes à Boutilimit ou ailleurs ; il est plutôt resté, dans le fonds et la forme, l’affaire des grands hommes épris de l’intérêt général, et c’est l’enseignement le plus important que les élites politiques issues de Boutilimit se doivent de retenir.
Enfin, nous réitérons notre conviction que le tribalisme, le sectarisme, le communautarisme, l’ethnicisme, le régionalisme sont incompatibles avec le principe de l’Etat de droit où tous les citoyens sont égaux devant la loi et fiers d’y appartenir.