Le Rénovateur : Vous avez conseillé des politiques comme l’ancien ministre français et maire-adjoint de Paris Georges Sarre ou Marine Le Pen, travaillé au conseil de Paris, au Parlement européen ainsi qu’au Conseil Régional du Grand Est. Pourquoi avez-vous fondé le blog « Questions africaines » ? Le grand public, et a fortiori les milieux politiques et d’affaires français et européens ne sont-ils pas suffisamment informés sur l’Afrique ?
Loup Viallet : Je vais commencer par votre dernière question. Il faut s’être rendu à la fois en France et dans des pays francophones d’Afrique pour constater à quel point l’attention accordée à la France par les médias africains n’est pas réciproque dans les médias français. Nos journalistes sont bien plus fascinés par les États-Unis, et ce n’est sans doute pas sans rapport avec leur forte et très diverse présence économique, culturelle et militaire en Europe de l’Ouest.
Pour le reste, la plupart de nos comparaisons avec des modèles étrangers se limitent à des poncifs sur l’Allemagne, notre voisin, premier associé et concurrent à l’intérieur de l’UE. Par ailleurs, il existe beaucoup de spécialistes de l’Afrique parmi nos professeurs en sciences sociales, historiens, anthropologues, géopolitologues, mais ils sont très isolés par les pouvoirs et leur voix ne porte pas du tout dans le débat public.
Ceci étant dit, je pense aussi que la majorité des élites politiques et économiques françaises ignore assez largement le continent africain, son organisation, ses permanences, les débats qui le traversent. Parmi ces pouvoirs français, seule une minuscule poignée de grands décideurs, patrons de multinationales françaises privées ou parapubliques (par exemple les groupes Orange, Bouygues, Bolloré) paraissent avoir accumulé une expertise très forte en Afrique.
Mais celle-ci semble exclusivement liée au service de leurs intérêts propres ; ainsi leurs activités sur le continent africain (comme ailleurs) sont très peu questionnées et restent quasi inconnues du grand public.
Autrement dit sur nos plateaux télé et dans nos émissions radio l’Afrique économique et politique n’existe pas. Ou alors on nous diffuse des images de famines, des nouvelles de coups d’État, des traversées de la Méditerranée par les migrants et les ONG. Des kilomètres d’inquiétude mais rien de précis sur les pays et les réalités africaines.
Sortez dans la rue et demandez à quelqu’un s’il connaît un président africain ? Mis à part s’il a de la famille sur le continent, il ne saura pas répondre. Au sortir d’un plateau tv l’année dernière, pour l’émission Les Enfants de la politique, je continuais à parler avec Alain Bauer, spécialiste « international » ès sécurité et criminologie, proche de Nicolas Sarkozy et de Manuel Valls.
Alors qu’il se vantait d’avoir servi le NYPD je lui demandais « Et l’Afrique ? Les enjeux sécuritaires sont profonds ! Puisque vous m’avez parlé ce soir des immigrés subsahariens vous devez sans doute avoir de l’expérience en Afrique ? ». Il m’a répondu « L’Afrique, ça me dégoûte ». Ça ne l’intéressait pas davantage.
Mais les médias peuvent bien dire ce qu’ils veulent, il n’en reste pas moins que les relations entre l’Europe et l’Afrique ne datent pas d’hier et qu’elles ont toujours des conséquences sur nos modes de vie. En dehors des périodes récentes de colonisation et de décolonisation ou plus loin de la traite atlantique, les premières interactions entre peuples, cités et États des deux rives de la Méditerranée que l’on peut établir de source sûre datent d’il y a plus de deux mille ans. Alain Bauer peut ravaler son dégoût.
En ce moment les risques communs ne manquent pas et ils sont immenses : migrations de masse, changements climatiques, terrorisme djihadiste. Et puis le face-à-face des intérêts immédiats qui dure depuis longtemps et auquel il faut bien réfléchir. D’un côté la crainte des européens d’être exclus ou déclassés des nouvelles compétitions économiques, notamment face aux GAFAMA et aux pays émergents. Personne ne veut perdre ses capacités à innover et à produire.
De l’autre, il y a l’aspiration d’une majorité de pays africains à ne plus subir mais à participer activement à la concurrence mondiale ; c’est-à-dire ne plus seulement exporter des matières premières, mais fabriquer de plus en plus de produits et d’équipements dans tous les secteurs.
Et des deux parts, nos populations partagent une profonde exaspération des inégalités sociales, et ainsi qu’une détresse commune vis-à-vis du changement climatique, des mouvements migratoires massifs et continus, des menaces de guerres civiles et de toutes ces catastrophes virales (crises économiques, pandémies, virus numériques) qui peuvent se propager en un instant.
Tous ces éléments, ainsi que tous les liens d’interdépendance qui accompagnent les modes de production que l’on a jusqu’ici suivi, devraient nourrir de profondes discussions entre nos continents.
C’est principalement l’ignorance la bêtise ainsi qu’un puissant mépris pour la rive africaine de la Méditerranée, qui ont conduit le président Nicolas Sarkozy à outrepasser le droit international et à détruire la Libye de Mouammar Kadhafi.
Et il n’était pas seul dans cette folie, accompagné d’une coalition de l’ONU, des forces de l’OTAN et, semble-t-il, du soutien d’Hilary Clinton la secrétaire d’État américaine. Tous ensemble, ils ont semé un chaos dont les terribles conséquences n’ont pas fini de se faire ressentir sur nos deux continents.
Comme beaucoup je pense que c’est sans doute important que de telles fautes ne se reproduisent plus jamais. J’ai créé mon blog Questions africaines pour contribuer à faire un peu mieux connaître l’Afrique politique et économique, à la fois chez moi en France, sur mon continent (pour ceux qui parlent français) et bien sûr pour les africains francophones qui y trouvent un intérêt.
Le Rénovateur :Vous revenez d’un voyage en Côte d’Ivoire. Vous êtes le seul Français qu’on ait vu être invité à commenter les matches de la Coupe du Monde de football avec nos confrères de la Radiotélévision Ivoirienne (RTI). Sur nos réseaux sociaux, on vous a aussi vu lancer un défi au président Emmanuel Macron depuis les rues d’Abidjan. Qu’est-ce qui motive votre démarche ?
Loup Viallet : Au-delà de mon profond respect pour feu le président Félix Houphouët-Boigny et de la très foisonnante histoire franco-ivoirienne, je voulais mieux comprendre la présence de mon pays en Côte d’Ivoire, ainsi que les tensions récentes entre nous. Je me suis installé dans la commune populaire d’Abobo, surnommée « Abobo-la-guerre » par la journaliste française Leslie Varenne, loin des milieux d’expatriés qui résident sur le Plateau ou à Cocody.
Avec Yopougon, Abobo est la commune la plus peuplée d’Abidjan. Toutes deux ont lourdement souffert de la partition de la Côte d’Ivoire et de la crise postélectorale, et leurs populations ont gardé des sentiments très critiques vis-à-vis de l’action de la France chez eux. Mais, pour le peu que j’ai pu en comprendre, les temps ont changé à Abobo depuis les désastres dépeints par Madame Varenne.
La vie a repris son cours et cela fait longtemps qu’il n’y a plus de tranchées ni de couvre-feux. La paix est revenue entre Akan, Mandé, Gour et Krou cependant la hantise de revivre ces divisions nationales et ethniques est très présente dans les têtes.
Et puis ces souvenirs sanglants qu’ils essayent de dépasser leur sont rappelés en permanence par la mauvaise réputation qu’ils ont acquise au sein de l’agglomération et par les microbes, ces enfants-bandits en conflit avec la loi. Combien de temps cette situation durera-t-elle ? Le travail des ONG locales que les Abobolais ont mis en place pour s’organiser eux-mêmes, comme Chaque enfant compte, ne parvient pas à remplacer l’action des pouvoirs publics. Quant à leur marginalisation dans le développement économique d’Abidjan, elle ne fait rien pour améliorer leur sort.
J’ai donc cherché à établir un maximum de contacts directs avec les Abidjanais. Aussi c’est un peu par hasard, et sans les connaître, que j’ai fait la rencontre de dirigeants de la Radio-Télévision Ivoirienne (RTI) au cours d’un déjeuner dans un maquis d’Abobo-Té. Ils souhaitaient porter nos échanges à la télévision ivoirienne dans leur émission politique.
Cependant celle-ci ne reprenait qu’en septembre et l’actualité médiatique tournait autour de la Coupe du Monde de Football. C’est comme cela que je me suis retrouvé au milieu du footballeur ivoirien Lamine Traoré Gascoigne, des commentateurs-stars de la RTI Brice Kouassi et Serge Dacoury, du chanteur nouchi Julien Goualo, à commenter en direct la demi-finale, puis la finale de la coupe du monde sur la grande chaîne de télé ivoirienne.
Merci à vous d’avoir mentionné le défi que j’ai adressé sur les réseaux sociaux au président Macron ! Je suis très content qu’il ait été largement partagé sur le Web. Vous savez bien que les relations qu’entretiennent la France et ses anciennes colonies sont plutôt compliquées.
L’ancienne métropole suscite, en particulier en Côte d’Ivoire et plus généralement en Afrique de l’Ouest, des sentiments contradictoires d’amour et de haine. Des passions qui reprochent autant au gouvernement français son action dans la résolution de conflits civils et militaires récents (par exemple l’intervention française dans la crise post-électorale de 2011), que son attitudedans la reconstruction économique et sociale ivoirienne, perçue comme cynique et favorable aux intérêts d’un tout petit nombre.
A ce titre, j’ai compris que la tournée d’Emmanuel Macron en Afrique de l’Ouest avait laissé le souvenir d’une arrogance plutôt déplacée. Et, dans le même temps où je me trouvais à Abidjan, le président français se rendait au Nigéria, ce pays chaotique et violentsurtout fort de sa rente pétrolière et dont la réputation est souvent éclipsée par le dynamisme de Lagos, pour y renforcer les investissements français dans bon nombre de domaines.
Avec un groupe d’amis Abobolais, je lui ai donc lancé un défi : celui de se tourner sincèrement vers nos partenaires historiques francophones africains et d’inaugurer une autre politique avec l’Afrique, car c’est la seule condition pour reconstruire des liens de confiance qui ont pourri dans les dernières décennies.
Le Rénovateur : Vous êtes, comme indiqué, un observateur de la scène africaine et votre blog sur les questions africaines aborde avec un esprit critique et pertinent les problèmes auxquels nous devons faire face en Afrique de l’Ouest.. Qu’en est -il de la Mauritanie qui vit au rythme d’un triple scrutin législatif, municipal et régional ?
Loup Viallet : Il semble que les élites au pouvoir en Mauritanie sont en train de tout mettre en œuvre pour se succéder à elles-mêmes et éviter l’installation de régimes alternatifs. D’abord, ces trois scrutins, pourtant très différents les uns des autres, ont été groupés pour se dérouler simultanément les 1er et 15 septembre, six mois avant les élections présidentielles.
Et qui s’y présente ? J’ai remarqué l’absence de nombreux opposants au régime en place en tout cas, qui ont été systématiquement écartés de ce moment démocratique susceptible de permettre une refondation de la République islamique de Mauritanie.
Je pense au militant anti-esclavagiste arrivé deuxième à la présidentielle de 2014 Biram Dah Abeid, qui a été empêché de battre campagne et de se présenter aux législatives après une sombre histoire avec un journaliste, alors que son dossier de candidature avait été accepté par la CENI.
Mais aussi au grand patron Mohamed Ould Bouamatou, qui finança la 2e campagne présidentielle du président Aziz avant de prendre ses distances, dont les avoirs bancaires ont été saisis le 25 août dernier. Sans oublier le très populaire sénateur Mohamed Ould Ghadda (libéré il y a quelques jours NDLR), mis en réclusion depuis le 10 août 2017 pour s’être opposé à la réforme constitutionnelle du président mauritanien, qui concentrait davantage les pouvoirs institutionnels dans sa main en supprimant le Sénat.
Tout concourt ainsi à la réalisation du vœu formulé par le président face à ses partisans le 24 août dernier à Rosso: « Ceux qui parlent souvent de 3e mandat doivent d’abord gagner les législatives et permettre à l’UPR (parti présidentiel) d’obtenir une majorité écrasante au Parlement. Cette majorité est indispensable pour continuer la réalisation de nos projets. »
La reconduction du régime autoritaire arabo-berbère du président Aziz ne permettra pas aux Mauritaniens de dépasser leurs fractures. Les noirs mauritaniens peuls, soninkés, wolofs, bambaras, continuent à être marginalisés du gouvernement et sont sous-représentés parmi les élites du pays.
Pourtant la Mauritanie leur appartient au moins autant qu’aux arabo-berbères : le territoire mauritanien a été celui des Soninkés sous l’empire du Ghana, celui des Peuls qui y ont fondé des dynasties et des Royaumes , celui des Wolofs aussi …
Quant aux Harratines, ces « maures noirs » descendants d’esclaves, ils seraient encore pour une large partie d’entre eux la propriété de maîtres maures dans certaines parties du pays selon l’Initiative pour la Résurgence du mouvement Abolitionniste (IRA). Autant de violents écarts avec la Constitution mauritanienne, qui garantit à son article 1 l’égalité devant la loi de tous ses citoyens sans distinction d’origine, de race, de sexe ou de condition sociale.
Le Rénovateur : Le Président Emmanuel Macron a visité la Mauritanie durant le dernier sommet de l’Union et dans une déclaration il a félicité le président mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz pour les efforts déployés dans la lutte contre le terrorisme avec une mention honorable. En tant qu’analyste des questions africaines, quelle lecture faites-vous de ces propos du Président Français?
Loup Viallet : La question est donc la suivante : y-a-t-il un arrangement entre les deux présidents pour que Mohamed Ould Abdel Aziz brigue un nouveau mandat en 2019 ? Il est en effet probable que le président français reconduise son soutien au régime mauritanien, dont l’autoritarisme joue comme une assurance-vie, puisqu’il paraît rassurer Emmanuel Macron. Ainsi les régimes autoritaires qui sont dénoncés parle « progressiste » Macron en Europe, sont tolérés, voire promus par le même Macron en Afrique !
Je crois surtout que le président français voudrait que les pays du G5 (Mauritanie, Burkina, Niger, Tchad, Mali) accélèrent leur coopération et leur engagement militaire au Sahel. Actuellement l’ordre et la sécurité y sont assurés conjointement avec les 4500 soldats français encore mobilisés dans l’opération Barkhane.
Mais celle-ci est en cours depuis août 2014 et le départ des troupes n’est pas à l’ordre du jour. Seule l’émergence d’une force permanenteexclusivement sahélienne pourrait provoquer la démobilisation de Barkhane et éviter un enlisement de nos troupes dans la région. Mais il semble que nous en sommes très loin. Il faudra s’y prendre autrement.
Et puis est-ce vraiment raisonnable de faire une confiance absolue au président Aziz ? Certes, les frontières de la Mauritanie sont bien protégées et Nouakchott est sans pitié envers les terroristes djihadistes salafistes qui veulent instaurer des califats mafieux au Sahel.
Mais le chef d’État mauritanien joue peut-être sur plusieurs tableaux et paraît spécialiste dans l’art de raconter à chacun ce qu’il veut entendre. Je m’inquiète d’une ambiguïté ou plutôt d’une schizophrénie du pouvoir mauritanien, qui cherche à tenir un équilibre impossible entre ses principaux alliés, fournisseurs et bailleurs de fonds qui ne partagent ni les mêmes objectifs politiques ni les mêmes mœurs : la France et l’Europe d’un côté, l’Arabie Saoudite et le Koweït de l’autre.
Ce grand écart entre les influences européennes et moyen-orientale que pratique la Mauritanie me semble hautement risqué et l’empêche sans doute de jouer un plus grand rôleen Afrique, dans sa région et sur son continent.
Propos recueillis à Paris par Cheikh Tidiane Dia