Depuis des années, je scanne aux archives diplomatiques françaises,
Recevant – à Nantes, près de chez moi – les fonds d’ambassades,
et notamment celle de Nouakchott, ce qui concerne la Mauritanie.
Je crois nécessaire et très instructif la publication raisonnée de ces papiers,
mais il me faut plusieurs bonnes volontés pour numériser des fichiers scannés que je leur adresserai et dont elles me retourneront la version publiable.
Je ferai lien et commentaire de ces ensembles.
J’en ai dactylographié moi-même et publiée un peu dans notre cher journal.
Ce sera un travail ensemble et, pour commencer, ce sera l’étude de
– la fondation mauritanienne étudiée par l’ambassade de France
– la guerre du Sahara, selon les archives françaises
Passé fondateur, ressources naturelles considérables,
impasse au présent
Il y a un point commun entre la Mauritanie de maintenant et la Mauritanie du début de son époque moderne : la table rase. Elle requiert une énergie et une imagination collectives, pour que naisse ce qui, selon toute apparence, était – il y a soixante ans – et est aujourd’hui, depuis dix ans, impossible. Elle appelle aussi une personnalité, pas forcément notoire ni en vue, au moment de la naissance nationale (1957) ou de la renaissance démocratique (2018). Une personnalité qui sera plus faite par tous les partenaires de tous bords et ambitions, y compris par les soutiens du pouvoir actuel, que par elle-même.
L’époque fondatrice sut mener de front deux tâches herculéennes. D’abord, mettre en valeur des ressources à peine repérées pour l’une d’elle, les mines de fer, et pratiquement inconnues pour les autres, dont la capacité halieutique. Sans ces ressources et leur rapport, il n’y aurait pas eu de budget indépendant des concours de l’ancienne métropole, et donc pas d’Etat mauritanien, l’indépendance eût été un trompe-l’œil. C’était vital. Sinon, la Mauritanie aurait continué de vivre en réalité sous gestion coloniale sans pouvoir payer elle-même son administration. L’autre tâche, aussi vitale, fut la définition d’une identité nationale, telle que celle-ci mît d’accord les différentes composantes ethniques et sociales d’un pays aux frontières sans doute géographiquement indéterminées mais aux modes de vie et aux interdépendances homogènes. L’ensemble fut une lutte. Moktar Ould Daddah – Dieu ait son âme, si évidemment sainte – fut providentiel parce qu’il sut mener cette lutte, la dire à ses compatriotes de l’époque, et ceux-ci étaient davantage divisés selon leurs générations que selon leurs appartenances tribales et régionales, et l’imposer à l’ancienne métropole ainsi qu’aux voisins, tous revendicatifs : Maroc, Sénégal, Soudan devenu Mali faute que la fédération de ce nom ait vécu. Sans doute, le fondateur était-il l’un des rares nationaux à avoir des études supérieures : sept en 1957, m’a-t-il dit, mais – comme pratiquement tout le monde en Mauritanie à l’époque (Mauritaniens de toutes origines et Français de l’administration, de l’armée ou des rarissimes entreprises locales) – il était financièrement désintéressé.
Ces éléments historiques ont fait la réalité mauritanienne, il y a soixante ans, si solidement que la Mauritanie existe toujours, y compris et surtout dans les cœurs, malgré tant d’épreuves et de parjures, de haines et de démagogies. Ces éléments ont également produit un mode de démocratie et de gouvernement, pas du tout théorique, en rien importé, et qui s’est découvert progressivement à chacun des élus sous la domination coloniale, des opposants ou des contestataires qui souvent souhaitaient des alliances avec les voisins. Le régime du parti unique n’était pas un fonctionnement de l’Etat et une animation du pays camouflés en d’autres apparences dites démocratiques à l‘européenne et à l’anglo-saxonne. On ne prétendait pas à des élections dont la dispute aurait signifié l’authenticité, on ne voulait pas un pluralisme fictif. L’unité était souhaitée, cherchée et obtenue. La décision était, cependant et profondément, collégiale. Le Parti du Peuple Mauritanien est né d’un processus de dialogue et de fusion des mouvements politiques né sous l’emprise française ou la discutant, et ayant évolué grâce à l’obtention de l’indépendance. Et sa première application politique fut – précisément – la confirmation d’une volonté nationale d’indépendance financière vis-à-vis de l’ancienne métropole. Il était unique et pas dominant. Il ne soutenait pas servilement un pouvoir dont il aurait été la création, il était la façon collégiale et débattue d’exercer le pouvoir, il avait confirmé le pouvoir et le permettait.
Un type d’hommes et déjà de quelques femmes en politique, une claire vision des conditions d’existence administrative et diplomatique de la Mauritanie ont fait – de 1957 à 1978 – le pays moderne. La construction était si harmonieuse, si consensuelle, si paisible au fond qu’elle imposa dans la génération qui l’avait entreprise une absence, étonnante en d’autres lieux et circonstances, de compétition pour l’incarnation du pouvoir. Sidi El Moktar N’Diaye, Mohamed Ould Cheikh et même Ahmed Baba Ould Ahmed Miske, chacun selon son caractère, ont admis l’autorité morale, encore plus que constitutionnelle, de Moktar Ould Daddah.
La comparaison, avec ce qui a suivi et ce qui aujourd’hui existe, éclaire le futur. Le putsch du 10 Juillet 1978 n’a pu se faire que par le soutien mental de certains civils assurant dans l’esprit de certains militaires, une étrange conception de leur viol du régime. C’est alors qu’est apparue et que persiste la théorie d’une anti-fondation : l’armée comme recours contre l’existant, fut-il le pouvoir d’un des siens (la Mauritanie l’a vécu en Avril 1979, en Décembre 1984, en Août 2005 et – comble de perversion – en Août 208, contre le consensus-même qu’elle était parvenue, par un certain empire sur elle-même, à reconstituer : la démocratie). Cette théorie d’une souveraineté, apanage d’une des composantes de l’État national, celle chargée de sa sécurité et de la protection des citoyens, n’a pas développé une morale et des comportements dignes du pays. La monocratie s’est substituée à la collégialité, la corruption a commencé par l’accaparement des produits financiers de toutes les exploitations dirigées par l’État et conclues par lui avec l’étranger. Elle a surtout engendré deux maux terribles.
Le premier est le mensonge des institutions : les élections sont réputées pluralistes et décisives, elles ne le sont pas car les scrutins sont manipulés et truqués, que l’émiettement des formations politiques est légalement organisé (cela se vit particulièrement en 2006 avec les candidatures législatives et municipales censément hors des partis pour une partie d’entre elles). Surtout, les parodies de dialogues politiques entre pouvoir et contestataires depuis 2008, selon une nostalgie inconsciente mais générale des congrès de l’ancien parti de l’Etat jusqu’en 1978, sont incapables par nature de redéfinir le pays, ses orientations, ses objectifs ni de discerner les urgences et nécessités financières et sociales. C’est l’impasse parce que les textes, faits pour l’apparence et n’avouant aucune des pratiques du gouvernement des choses et des gens en Mauritanie, sont forcément appelés à être violés par le putsch suivant ou par celui qui veut absolument se maintenir où il est arrivé par la force.
Le second mal est si sensible qu’il est probablement mortel. La dictature, dès sa mise en place, a engendré les dissensions ethniques, raciales, sociales. Elle a inversé le processus d’intégration et d’apaisement, persévéramment et sans ostentation par Moktar Ould Daddah et ses coéquipiers des générations successives : « vieilles barbes » puis « jeunes cadres ». A telle enseigne que les quinze mois de parenthèse démocratique ont immédiatement repris ce processus : incrimination des pratiques esclavagistes, traitement déterminé du passif humanitaire engendré par « les années de braise ».
Mohamed Ould Abdel Aziz n’est pas seul responsable de la naissance et de la survie de sa dictature. Moktar Ould Daddah fut maintenu à la tête politique et dans l’animation spirituelle de la Mauritanie parce que même ses compétiteurs aux différentes époques de son exercice du pouvoir, s’inclinaient et prenaient sur eux-mêmes. Le coup de 2008 a pu réussir, exactement comme celui de 1978, parce que des non-militaires ont encouragé et même, d’une manière paradoxale, légitimé une partie de la hiérarchie de l’armée dans son projet assassin. L’esprit de compétition entre les opposants et contestataires n’est pas fils du mouvement d’unification et de fusion de 1961 : il est donc stérile. L’opposition, aujourd’hui comme à la suite de la prétendue négociation de Dakar en Mai-Juin 2009, ne sait pas présenter au peuple et à l’étranger une personnalité unique, fédératrice qui serait gage, par le fait-même, d’un renouveau crédible et apaisant pour la conduite du pays et le respect de ses engagements.
L’impasse – qui n’est pas substantiellement la recherche en cours d’arrangements constitutionnels pour que le tenant du pouvoir reçoive un troisième mandat présidentiel – produit lentement mais sûrement la désagrégation du pays. La pauvreté dans la capitale et dans l’intérieur du pays, le délabrement du système éducatif, l’insupportable cherté de l’accueil hospitalier ont nourri les extrémismes religieux et les tensions ethniques ou sociales, si sensibles et douloureux maintenant. Ni les sécessions ni le terrorisme n’ont encore cours visible, mais la violence ne peut que naître des passivités forcées et du scandale de tant d’accaparements des possibilités et des capacités nationales.
Je ne peux – ici et en simple citoyen d’adoption, non natif de la Mauritanie – suggérer des « sorties de crise », ainsi qu’on appelle les situations résultant d’erreurs répétées et de tolérances trop durables. Le respect de leur pays, de son histoire, de ses chances par les Mauritaniens eux-mêmes sera – lui seul – créatif si la réalité est acceptée. Comme en 1957, la table est rase, mais il y a un précédent, celui de 1957-1958 précisément. Il faut le connaître, le méditer et ceux qui servent la Mauritanie ou qui prétendent la servir, doivent abandonner toute hiérarchie, toute prééminence quelle qu’en soit l’origine historique ou la nature factuelle. Il faut un nouveau congrès d’Aleg, une définition actualisée de ce qu’est le pays, de son utilité pour les siens, pour l’Afrique, pour le monde, et ainsi un consensus national. Il faut que l’âme de la Mauritanie soit exprimée. Elle ne l’est plus depuis dix ans. C’est beaucoup moins que les cinquante-cinq ans environ d’administration coloniale, mais c’est aussi beaucoup moins formateur.
Bertrand Fessard de Foucault, 27.28 Août 2018