Le remaniement de la détente.
Le 21 février 1966, c’est finalement un dénouement politique qui va faire baisser la tension, sans régler les problèmes de fonds. En effet, ce jour là, le père de la Nation se débarrasse de cinq de ses compagnons jugés extrémistes, dont les deux puissants ministres de son gouvernement, très bons amis, mais ayant deux visions antagonistes de la situation.
Il s’agit d’Ahmed Ould Mohamed Saleh, ministre de l’Intérieur qualifié de ministre des arabes, « conservateur mais pas réactionnaire », et de Mohamed Ould Cheikh, qualifié lui aussi de ministre des noirs, « progressiste voire révolutionnaire, trop en avance sur son temps ».
Deux autres ministres, Yahya Ould Menkous et Bamba Ould El Yezid ont été renvoyés « pour des motifs d’ordre technique et accessoirement politique », mais surtout pour leur soutien indéfectible aux idées progressistes de Mohamed Ould Cheikh relatives à la solution du problème linguistique pendant.
Quant au 5ème ministre, Kane Elimane Mamadou, bien qu’il soit très compétent, sa révocation était motivée par sa position de principe, que le père fondateur, qui avait refusé auparavant sa démission, lui reprochait : « Malheureusement, au lieu de se comporter en responsable national, devant toujours se placer au-dessus de la mêlée, surtout dans les moments difficiles, il adopta l’attitude d’un partisan, en prenant carrément faits et causes pour les compatriotes de son ethnie »
Ce même jour, lundi 21 février, le bureau politique national, data la démission à blanc de Ba Mamadou Sambouly, qui avait été, elle aussi, refusée antérieurement. N’étant plus député, il perd automatiquement son poste de président de l’assemblée nationale et sera remplacé par Cheikh Saadbouh Kane le 7 mars, avant d’être muté comme préfet de Chinghitty par mesure disciplinaire.
La démission en blanc est une pratique exclusive de la dictature du PPM. Tous les candidats à la députation sont obligés de signer leur démission en blanc, qui sera datée par le BPN à sa convenance dès qu’il juge que la conduite de l’intéressé contredit les orientations du parti. Souleymane Ould cheikh Sidiya et Sidel Mokhtar Ndiaye, sont les seuls à avoir refusé de signer cette démission en blanc. Pour cette raison, ils avaient été immédiatement révoqués du parti avant d’être réintégrés plus tard.
Après les avoir démis de leurs fonctions, le père de la Nation avait proposé aux cinq ministres, dans une réunion à huis clos, de choisir des postes dans la diplomatie ou l’administration territoriale. Ahmed Ould Mohamed Saleh avait laissé le choix au chef de l’Etat, qui le nomma inspecteur des affaires administratives. Yahya Ould Menkous opta pour la diplomatie et fut nommé ambassadeur à Paris. Mohamed Ould cheikh et bamba Ould El Yezid choisirent l’administration territoriale et furent nommés commandants de cercles.
Quant à Kane Mamadou Elimane, homme de principe, déçu sans doute par la suite donnée aux douloureux événements et la perspective de la politique autoritariste de l’arabisation à outrance, qui se fait au détriment d’une ethnie et au profit d’une autre, il opta pour l’enseignement et fut muté comme professeur d’histoire et de géographie au lycée de Nouakchott. Mine de rien, tous les maures sanctionnés, suite à cette première blessure intercommunautaire, ont été réhabilités immédiatement en occupant de hautes responsabilités, alors que tous les noirs punis pour les mêmes motifs ont été écartés ou mutés dans des postes lointains et minables.
L’entérinement de l’arabisation à outrance.
Le 4 avril, la rentrée des classes du secondaire se fait dans le calme, mais dès le 6 au lycée de Rosso et le 10 au lycée de Nouakchott, des heurts entre élèves maures et noirs vont conduire à la fermeture de ces deux établissements ainsi qu’à celui des jeunes filles.
Le 24, 25 et 26 juin 1966, la réforme de l’arabisation à outrance est entérinée par le congrès du PPM d’Aioun El Atrouss, cependant elle sera progressive et accompagnée d’un effort d’explication dans tout le pays. Mais les relations intercommunautaires vont s’aggraver sérieusement par la suite. Le congrès de l’arabisation fera d’Aioun El Atrouss le berceau du nassérisme.
Des anecdotes
On raconte à ce propos, que le 28 septembre 1970, à l’annonce de la mort de Nasser, beaucoup de notables ressortissants de la grande tribu guerrière des Oulad Nasser s’étaient regroupés dans la maison de leur chef général, au centre de la ville d’Aioun El Atrouss pour faire le deuil de l’illustre disparu. Voyant certains parmi les hommes en larmes, une femme s’approcha d’eux et leur demanda si leur chef Othmane ould Bakar était vivant !
L’un des hommes lui répondit qu’Othmane était bien vivant. Elle rétorqua : « Qu’est-ce qui vous fait pleurer alors et pourquoi tout ce monde ? il lui répondit : – Jemal Abdennasser est mort. Elle lui demanda, étonnée :- qui est-ce ? Il lui répondit : – c’est le chef de l’Etat égyptien. Encore plus perplexe, la femme lui dit : – en quoi cela concerne les Oulad Nasser !!!
Pendant l’année scolaire 1983-1984, des grèves avaient été déclenchées à Nouakchott à Atar, et à Aioun El Atrouss, suite à un tract intitulé « l’armée et le capitalisme », fabriqué de toutes pièces par la police politique, au nom des nasséristes, pour préparer, parait-il, la chute du pouvoir Haidalla, jugé fanatique et autoritariste. Les lycéens d’Aioun El Atrouss, majoritairement originaires d’authentiques tribus arabes, sont par excellence les plus grands activistes du nassérisme, non seulement, pour leur amour pour l’arabe et l’arabisme, mais surtout pour le lien de parenté qu’ils avaient trouvé, semble-t-il avec ce grand leader.
Cette année – là, je commandais le groupement de la garde d’Aioun El Atrouss. Dès les premiers jours de grève, la police avait identifié les meneurs et l’administration du lycée avait procédé à leur renvoi, avant de les mettre à la disposition de la police. Cette mesure avait aggravé la situation, occasionnant des manifestations des parents d’élèves devant le lycée, demandant la tête du proviseur accusé d’avoir tout fomenté.
Etant chargé de sécuriser le lycée, je suis allé à la rencontre des manifestants que j’ai pris le soin de faire encercler, au préalable, par des éléments de la Garde nationale. Ils étaient, en majorité, composés de femmes. Voulant comprendre l’objet de leur mobilisation, je leur demandai aussitôt : « Pourquoi vous mobilisez-vous avec autant d’enthousiasme pour défendre les idées laïques et racistes de Jemal Abdel Nasser ?». L’une d’elles, parmi les plus combatives, me répondit : « Jemal Abdel Nasser n’est-il pas de la tribu des Oulad Nasser ? Son père n’est-il pas Nasser ?». Je lui ai répondu: « Absolument pas, il n’a aucune relation avec Oulad Nasser, ni avec leurs ancêtres Béni Hassan.»
Déçue, elle s’adressa à son entourage pour leur lancer : « Il vous a dit que Jemal Abdel Nasser n’est pas de la tribu des Oulad Nasser ! » En effet, beaucoup de ressortissants de cette tribu, surtout parmi les illettrés font, l’amalgame entre Nassri qui veut dire ressortissant de la tribu Oulad Nasser et Nassiri qui veut dire nassériste et considèrent que le leader égyptien qui porte le même nom que leur grand père Nasser, est l’un des leurs, ce qui renforce incontestablement la propagande des défenseurs de cette cause, et leur facilite le recrutement de sympathisants.
Je pense que c’est pour cette raison, que cette tribu avait beaucoup de sympathie pour ce mouvement nationaliste arabe, contrairement à ses nombreuses cousines dans toutes les autres régions du pays. Sinon comment expliquer qu’il n’existe aucun baathiste dans cette tribu et aucun nassériste chez leurs cousins et voisins de l’Assaba et du Hodh Echarghi ? Comment comprendre surtout que leurs proches cousins Oulad Mbareck et Oulad Daoud qui sont, eux aussi très fiers de leur arabité ne comptent même pas un seul nassériste ?
Après le coup d’Etat du 10 juillet 1978, plusieurs jeunes bacheliers ressortissants de la tribu Oulad Nasser, d’obédience nassériste, se sont fait recruter dans l’armée nationale en vue de prendre le pouvoir par la force, afin de perpétuer l’idéologie de leur nouveau « cousin ». Car les nationalistes arabes ne pouvant jamais accéder au pouvoir par les urnes, cherchent toujours à le prendre par la force, en endoctrinant de jeunes recrues, ou des officiers parmi leurs proches haut placés dans le commandement des forces armées.
Et le forcing linguistique continu
En octobre1967, la première réforme de l’arabisation à outrance entre en vigueur, elle augmente le cycle primaire d’une septième classe appelée classe d’initiation à l’arabe (CIA), et augmente l’horaire de la langue arabe de 8h et 7h par semaine. Dans l’enseignement secondaire, l’horaire arabe est majorée de 9h dans le premier cycle et de 4h dans le second cycle. En 1971, une nouvelle réforme improvisée, intervient avant la fin du cycle primaire mis en œuvre par la première reforme.
En 1973 une troisième réforme voit le jour, avec un nouveau slogan : « un homme réconcilié avec la culture arabe et la civilisation islamique», motivée sans doute par notre adhésion à la ligue arabe. C’est le début de la montée en puissance du nationalisme arabe pour ne pas dire du chauvinisme arabe. Cette réforme entre en vigueur en octobre 1973 au fondamental et au secondaire et a pour but d’arabiser totalement la vie active et professionnelle et de se débarrasser progressivement de la langue du colon.
Les pétrodollars seront utilisés dans cette entreprise, un institut pédagogique doté d’importants moyens sera créé. Un lycée arabe entièrement financé par Kadhafi, le prince héritier de Nasser verra le jour à Nouakchott. Les dialectes négro-mauritaniens sont promus comme langues populaires par le rapport sur la réforme de 1973, elles « doivent être développées pour le folklore qu’elles véhiculent, folklore faisant partie de notre patrimoine culturel ».
Un petit espoir
L’avènement du pouvoir militaire le 10 juillet 1978 fait naitre une lueur d’espoir à travers le 1er discours du président du CMRN dans lequel il déclare : « Nous sommes arabes, nous sommes hall- poular, nous sommes soninkés, nous sommes wolofs. ». En effet, le président du CMRN avait la noblesse dans le cœur, il l’avait aussi dans son comportement. Il était l’homme de la situation, intelligent, d’une intégrité morale irréprochable, bon croyant, dépourvu de sentiment raciste quelconque, il pouvait trouver un terrain d’entente favorable à la réconciliation nationale.
Il connaissait parfaitement le contexte géopolitique mauritanien et particulièrement le problème linguistique, étant l’un des premiers instituteurs mauritaniens. Malheureusement, il sera très vite déstabilisé par les courants antagonistes internes au CMRN constitués de pro-marocains et de pro-algériens. Car il était l’un des rares membres du comité qui étaient pro-mauritaniens.
Pour contourner le comité militaire, devenu inefficace à cause des divergences importantes entre ses membres, le président du CMRN tenta de remplacer l’organe militaire par un organe civil, un conseil consultatif national le 29 mars 1979. Ce conseil de 98 membres composé d’éminentes personnalités de toutes les régions du pays dont 2 maures noirs et 21 négro-mauritaniens, avait été saboté par ces derniers sous prétexte d’être sous-représentés.
En effet, ces 21 membres auraient été manipulés par certains officiers du comité, qui leur auraient demandé de ne pas assister à ce conseil, signifiant pour certains d’entre eux, qu’ils seraient tous arrêtés pendant sa première réunion et l’ont ainsi boudé. Laissant penser que ce sont les noirs qui refusent le consensus. Et donnant aux militaires l’occasion d’écarter le président du CMRN, qu’ils jugent trop mou, incapable de se faire obéir par des civils qu’il avait lui-même choisis, mettant, selon eux le pays dans une situation ingouvernable,
Le 5 avril 1979, pendant la cérémonie d’ouverture du conseil consultatif boycotté par les noirs, l’apparition du Commandant Jiddou ould Saleck, bête noire des pro-marocains, qualifié d’homme fort du CMRN, fraichement limogé de son poste de ministre de l’intérieur, à la droite du président du CMRN, surprend tous les membres du comité. Et conduira le lendemain 6 avril 1979 à une révolution de palais, qui aboutira à la mise en place d’un nouveau Comité Militaire de Salut National qui consacre la victoire de l’aile pro-marocaine. Sa première décision fut de dissoudre le conseil consultatif national, éloignant définitivement du pouvoir, les civils jugés très indisciplinés, ainsi que l’encombrant commandant.
Les militaires renforcent la politique d’arabisation à outrance
Avec l’avènement du CMSN, les choses vont se compliquer. La circulaire 002 d’avril 1979 du ministre de l’Education nationale augmentant le taux de coefficient en arabe et créant une nouvelle épreuve d’instruction civique, morale et religieuse en arabe, provoquent la colère des élèves noirs qui se mettent en grève, soutenus par leur parents.
Ces grèves vont conduire à des émeutes qui provoqueront la mort d’un élève maure blanc au mois de mai, un promotionnaire à moi, nommé Yeslem ould Khaled, originaire de Tidjikdja, un brillant élève de terminale D, massacré dans la voiture de son oncle Khatri ould Dahoud, par des jets de briques d’un groupe de lycéens noirs aux environs du lycée de Nouakchott non loin du siège de l’assemblée nationale.
Les auteurs de ce crime odieux n’auraient pas été inquiétés et aucune réparation n’aurait été proposée aux parents de la victime. Comme au cours des événements de 1966, l’impunité est toujours en vigueur.
(A suivre)
Par le colonel (E/R) Oumar Ould Beibacar