Premier épisode
À mon retour au pays natal, avec en poche un doctorat en philosophie médiévale, j’eus des difficultés pour m’installer à Nouakchott. La Mauritanie connaissait à l’époque un grand problème dans l’insertion des jeunes diplômés, tous rêvaient d’être nommés à un poste « juteux » de la Fonction publique et il était légion que des diplômés-chômeurs s’immolent par le feu pour protester contre le chômage. Je fus contraint d’habiter chez mon seul parent résidant dans la capitale, un modeste petit fonctionnaire qui avait du mal à joindre les deux bouts, avec son maigre salaire et la flopée de cousins qui pique-assiétaient chez lui.
Je cajolais ses enfants en attendant les repas, par flagornerie. L’une des enfants, une vraie diablesse mal mouchée, prenait un malin plaisir à me labourer le visage avec ses ongles acérés comme les griffes d’un chat sauvage. Rien ne l’empêchait de m’infliger ce supplice régulièrement avant les repas. J’avais tout essayé avec elle : lui faire peur, mais je ne pouvais quand même pas la faire pleurer alors que j’attendais le repas chez ses parents ; l’amadouer, mais comment ? Parfois je faisais des mains et des pieds pour lui amener quelques-uns de ces bonbons dont elle raffolait. Mais sa mère me faisait alors des reproches, disant que j’allais transformer sa fille en mercerie, à cause des bonbons dont je la gavais. Parfois, j’essayais de la diriger sur un autre des nombreux autres pique-assiettes, mais elle revenait toujours jeter son dévolu sur moi. Des fois après m’être fait labourer le visage, je me levais précipitamment et quittai la maison, préférant fuir les assauts répétés de cette diablesse féline, quitte à sacrifier un repas.
Parmi les pique-assiettes chez le cousin, il y avait le chômeur, le tebtab, PDG de société fantôme, doué pour savoir décrocher les bons de commande de complaisance ; qui avait son cachet desséché, ses papiers et son courrier sous le pare-brise de sa venant-de-France, jetés par-dessus le tableau de bord, dans des chemises gonflées, décolorées et durcies par le soleil et la poussière, d’où s’échappaient en tous sens des en-têtes, des devis pour toutes sortes de prestation de services et autres factures et bordereaux de livraison, estampillés de fonds de verres à thé n°8. Il y avait aussi les cousins de passage, venant de Chinguitti, dont le maintien évoquait la simplicité heureuse du monde avant Nouakchott, qui attendaient patiemment d’être libérés pour retourner là-bas.
Souvent, les pique-assiettes venaient à temps pour le tajin, le casse-croûte de dix heures, pour ceux qui n’avaient pas passé la nuit. Certains profitaient de l’absence du cousin, pendant ces heures de bureau, pour faire une cour discrète à la cousine, sa femme. Le degré de réussite de la cour se traduisait par la qualité du zrig et du thé servis à chacun et par la position à l’appel au moment des repas. Et quand la cour était vraiment réussie, alors plus besoin de ce genre d’indices bassement alimentaires, et la langueur des regards échangés à la sauvette suffisait…
Un jour, je fus accosté devant chez le cousin par deux Douates, un noir, gros, bien bâti, les joues gonflées, assez jeune, portant en bandoulière un gros sac et un cuivré, mince, de taille moyenne, avec une barbe clairsemée qui lui donnait un look un peu déplaisant et qui tenait un bidonnet plastique sans poignet. Les deux portaient des djellabas coton/polyester délavées par le soleil et le vent de sable, et avaient sur la tête un fin bonnet brodé, assez sale, collé sur leurs crânes rasés, qui soulignait les grandes oreilles décollées du cuivré. Ils portaient leurs montres au poignet droit et chaussaient des sandales en plastique usées. Je les reconnus, je les voyais régulièrement à la mosquée, dans le séminaire de l’imam auquel j’assistais parfois entre la prière du maghrib et celle de l’icha.
« La paix sur toi, ô frère en Allah ! dirent-ils d’une même voix.
— La paix sur vous !
On se serra les mains.
— Pas de mal ?
— Pas de mal !
— Louanges à Allah !
— Louanges à Allah !
— Veux-tu nous accompagner dans le quartier pour commander le bien et fustiger le mal ? demanda le cuivré.
— Que nous le fassions, ce serait bien à propos ! rétorquai-je. Dans ce quartier, le mal est partout, comme les tas d’ordures attendant les bennes de ramassage de la mairie !
Le noir sourit à ma réponse et l’autre pince-sans-rire de renchérir :
— Ce n’est pas trop dire ! Nous serons les éboueurs d’Allah pour essayer de mettre fin à toute cette pourriture !
— Tu veux dire qu’on va organiser le ramassage des ordures du quartier à la place de la mairie ?
— Non, ce n’est pas des ordures que je parle. Je parle de la luxure des habitants du quartier !
— Mais, insistai-je, ne penses-tu pas qu’il vaut mieux commencer par donner l’exemple d’une bonne action, en asseyant d’organiser les habitants du quartier pour le débarrasser des ordures et le rendre un peu vivable ?
— Ça ne sert à rien ! À quoi bon nettoyer les ordures alors que les âmes sont rongées par le mal ? Tentons d’abord de purifier les âmes, avant de songer à nettoyer les rues !
— Je suis prêt à vous suivre si vous intercédez en faveur de mon frère auprès de vos amis d’Al-Qaida…
— Nos amis d’Al-Qaida ?
— Oui, vos amis d’Al-Qaida ! Ils sèment la terreur partout dans le désert et prennent régulièrement ses touristes en otage pour réclamer des rançons faramineuses à leur pays. Le parcours de ses treks s’est réduit comme une peau de chagrin…
— Nous n’avons rien à avoir avec les djihadistes et nous désapprouvons leurs attentats et leurs prises d’otages ! Allah (qu’Il soit exalté) interdit de porter atteinte à la vie humaine : {Nous avons prescrit pour les Enfants d’Israël que quiconque tue une personne non coupable d’un meurtre ou d’une corruption sur la terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes. Et quiconque lui fait don de la vie, c’est comme s’il faisait don de la vie à tous les hommes} »…
Après une longue discussion qui se poursuivit jusqu’à l’appel de la prière du crépuscule, nous convînmes que j’allais me joindre à eux le lendemain après la prière de l’Asr, pour une tournée dans les maisons du quartier.
Pour être à la hauteur de mon nouveau rôle, je décidai de changer de look, pour adopter celui des Douates. À peine bu le dernier verre de mon thé du matin, je me précipitai vers les fripiers du « marché-capitale » : dans les échoppes foukidaye, je pourrais, avec un peu de chance et de patience, mettre la main sur les pièces de mon déguisement et sauver quelques centaines d’ouguiyas sur les huit cents qui constituaient la quasi-totalité de mon budget. Les sandales usées, je les avais déjà. Je trouvai une djellaba à 300 qui fut blanche, polyester au toucher, ayant perdu son étiquette ; un short kaki à 100, d’une matière assez proche et le bonnet, peut-être un peu étroit pour mon crâne, mais bon marché, car à 30 ouguiyas seulement. Je pus me raser la tête sans trop calculer chez l’un des coiffeurs alignés sur le prolongement des échoppes foukidaye, avant les taxis-tout-droit. Chaque coiffeur avait son miroir posé dans la rue contre le mur, soleil d’entre les soleils, devant lequel le client prenait place sur un petit tabouret. Puis, j’achetai un savon-barre et rentrai laver tout ça, avant de le mettre à sécher au soleil généreux de midi.
À 16H30, je fis mes ablutions et mis mon nouveau déguisement, pas trop froissé, malgré le manque de repassage. Il ne me manquait que la barbe, mais je la laisserai pousser, même si elle sera quelque peu clairsemée. Sur mon crâne rasé, le bonnet trop petit ressemblait plus à la calotte des Juifs qu’au bonnet des Douates. Je fis changer de bras à ma casio caoutchouc électronique, pour la mettre à mon poignet droit, enfilai mes sandales et pris la direction de la mosquée.
Par la suite, je pris l’habitude de rendre visite au Cuivré. Je profitais de ses moments d’absence pour faire la cour à sa sœur Leïla, une fille plantureuse qui avait du mal à cacher ses charmes sous son voile. Un jour elle m’invita à prendre le thé. Son sourire, la qualité de sa conversation et ses gestes mettaient en valeur sa beauté. Elle s’appliquait à fixer mon désir sur les extrémités non voilées de son corps. Ce jour-là, elle dégageait une enivrante odeur de henné naturel ; elle n’avait pas utilisé cet affreux henné chimique à l’odeur irritante importé des Émirats. Ses mains étaient couvertes de magnifiques figures noires bleutées déployées en une pléthore de lignes courbes, de carrés disposés en alignement et de losanges en dentelle. Sa gestuelle raffinée agrémentait sa conversation et permettait d’admirer la finesse de sa main et la délicatesse de son poignet. Elle se leva pour prendre quelque chose et enjamba un coussin ; je pus apprécier la longueur et l’étroitesse de son pied, la finesse de sa cheville et le glabre de son mollet. Des bandes, dessinées avec le henné, se terminant par des carrés disposés en alignement, couraient autour de la plante de ses pieds.
Elle venait de me servir le troisième verre ; son goût suave fit naître dans mon esprit cette idée funeste : « ces mains merveilleuses, d’une finesse, d’une grâce, d’une beauté sans pareille, qui étaient des ébauches de mains d’embryon, des mains crispées de bébé et qui sont maintenant des mains de femme chargées de symbolique sexuelle, seront un jour les mains d’un squelette lustré par le temps. Fragilité de la beauté dans l’écoulement de la durée ! » Je ne pus m’empêcher de lui dire :
« Laisse-moi baiser ces mains qui fleurent si bon le henné, avant que ne s’altèrent ces motifs magnifiques ! Donne-moi tes mains tant qu’y éclot encore toute cette féminité ! Donne-les-moi tant qu’y palpite toute cette vie ! Donne-les-moi pour les soustraire au temps ! Donne-les-moi avant qu’elles ne deviennent celles d’un squelette ! »
À peine eut-elle entendu mon étrange supplique, qu’elle éclata en sanglots et prit la fuite en criant :
» ! أَشْهَدُ أَنْ لَا إِلَهَ إِلَّا اللَّهُ وَحْدَهُ لَا شَرِيكَ لَهُ وَأَنَّ مُحَمَّدًا عَبْدُهُ وَرَسُولُهُ » (J’atteste qu’il n’y a pas de divinité en dehors d’Allah et que Mouhammed est Son esclave et Son prophète) …