A Nouakchott, leur « révolte », en 2013, pour réclamer une augmentation de 1000 UM (2,5 euros) par tonne déchargée a ému tout le monde.
Pourtant, ils sont considérés comme des « nantis » pour qui connait le sort des « baregniniy¹at » (manœuvres) et des travailleurs de la carrière de Néma. Nous vous relatons, dans les lignes qui suivent, la « vie » de ces « damnés » de l’esclavage, (ou de ses « séquelles », comme disent les autorités. Des histoires destinées à démontrer qu’en Mauritanie, les « esclaves des temps modernes » ont pour seul nom : « haratines ».
Mohamed Ould Hmeyda a la cinquantaine largement dépassée. Il dit être né « vers 1960 » dans les environs de Kiffa (région de l’Assaba). Il est à Néma depuis près de vingt ans et travaille dans la fameuse carrière, à près de 20 kilomètres. Il tente de me faire le topo mais je l’interromps : « allons-y. Je veux voir ça de près ».
En parcourant le chemin que j’ai pris la veille en venant de Nouakchott, je revis les difficultés qu’éprouvent Ould Hmeyda et les dizaines d’autres travailleurs de la carrière pour rejoindre le site. Il faut parcourir 17 km et quitter la route, à gauche, pénétrer dans un petit buisson avant de découvrir la carrière de Néma.
De loin, le lieu semble désert mais en entendant le vrombissement du puissant moteur de la Mercedes 190, les hommes sortent de leurs trous, pensant à l’arrivée de providentiels acheteurs. C’est le seul moment où ils s’autorisent un répit parce que le travail de « carriériste » est plus proche de celui des forçats : Pour charger un camion de dix tonnes, ces hommes se mettent souvent à six ou sept. Mohamed m’explique que, seul, il mettrait une dizaine de jours pour arriver au même résultat. « Quand un acheteur pressé se présente, nous sommes obligés de mettre en commun notre production pour vendre ».
Sans aucune amertume, Ould Hmeyda raconte sa vie de vendeur de gravier. Comme l’écrasante majorité des haratines de son âge, il n’a pas été à l’école.
« Nos parents nous ont caché, près de la montagne de Diouk parce qu’ils ne voulaient pas que les méchants Français nous « enlèvent ». Par ignorance, ils ont suivi ce que leurs maîtres disaient de l’occupant. Il est conscient du préjudice subi mais n’en veut aucunement à un père lui aussi victime de sa condition de descendant d’ancien esclave.
A Néma, d’autres haratines ont des occupations différentes, mais ils partagent avec Mohamed Hmeyda la même condition : Ils triment pour leur survie et celle de leurs familles.
Mahfoud Ould Saleck est, dans le jargon de sa ville, un « baregneny », un manœuvre qui opère plus de dix heures dans le quartier de « Del’ba ». Il tire une certaine « fierté » de son statut de chef des manœuvres qui déchargent les camions du Commissariat à la sécurité alimentaire (CSA), à raison de 800 UM (2 euros) la tonne, alors que les autres dockers qui déchargent les marchandises des commerçants du marché de Néma n’ont que 500 ouguiyas (1,5 euro par tonne).
« Il y a des jours sans », me confie-t-il, près du restaurant Al Vowz où nous avons tenu une interview improvisée. « Tu peux passer une semaine sans avoir à décharger le moindre camion, comme en ce moment (22/10/2017) mais il y a aussi des moments fastes, ceux des « programmes » et des « distributions gratuites », raconte-t-il. J’eus comme l’impression que cet homme voulait se confier à quelqu’un, jouer son rôle de « chef » des manœuvres en parlant du calvaire qu’ils endurent.
Mahfoufh est un homme « instruit », me confie un manœuvre qui n’a pas eu la chance d’aller à l’école. Voulait-il me dire que le « chef Mahfoud » pouvait trouver un travail plus « convenable », s’il n’était haratine ?
Les haratines de diverses conditions que j’ai abordés au marché de Néma n’aiment pas parler politique. Mais ils ne peuvent cacher leur amertume quand ils évoquent les conditions de vie de cette communauté marginalisée en tout.
L’homme qui m’avait conduit à la carrière de Néma tient à aborder la situation des haratines comme découlant d’un rapport de forces qui, malgré son évidence, est l’une des questions qui fâchent en Mauritanie.
« Nous sommes majoritaires ici mais on nous refuse le poste de maire. Les seules fois où nous avons réussi à avoir ce privilège c’était en 1986, quand nous avons porté Mohamed M’Bareck Ould Abdellahi dit Be Ould Zagoura à la tête du conseil municipal, et en 2009, « notre » maire Vadhili Ould Ahmed a été « relevé » de ses fonctions parce qu’il avait refusé d’accueillir le président Aziz, qui venait de réussir un coup d’Etat contre Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdellahi. »
Cette brève incursion dans la politique prend fin quand mon interlocuteur revient sur la situation des « baregniniyat» de Néma.
« Nous ne nous plaignons plus seulement des conditions de travail et de l’exploitation que nous subissons dans notre propre pays, mais il y a aujourd’hui la concurrence que nous livre la main-d’œuvre malienne. » Joignant le geste à la parole, il me montre un tout-terrain Toyota garé devant un grand magasin et me dit : «Regardez, les hommes que vous voyez là ce sont des Maliens. Les commerçants font appel à eux parce qu’ils acceptent sans rechigner ce qu’on leur propose. Pourtant, il est de la responsabilité de l’Etat de nous garantir les conditions (les moyens) de notre survie », conclut-il.
A la question de savoir si le travail de « baregneny » (manœuvre) est une « exclusivité » haratine, Mohamed répond : « regardez autour de vous et posez-vous la question. Où sont les autres ? Est-ce le sort qui attend mes six enfants, même si, j’ai pris soin de les envoyer à l’école? » me demande-t-il.
Mohamed Hmeyda saisit l’occasion pour me dire qu’en 2006, il a été engagé comme gardien par le service des Eaux et Forêts de Néma. Quatre ans plus tard, le nouveau chef l’a renvoyé, sans raison valable, reprendre le seul travail qui ne nécessite pas d’intervention : « manœuvre ».
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Reportage réalisé dans le cadre du Projet : « Liberté, droit et justice : combattre l’esclavage par ascendance en Mauritanie » du Département d’Etat des Etats-Unis.
Source : Courrier du Nord