Le Code noir est bien une monstruosité Par Louis SALA-MOLINS

  Les historiens qui interprètent cette législation de l’esclavage au XVIIe siècle comme la      première « médiation » entre l’esclave et son maître et non comme une tentative de                                           justifier l’inacceptable font fausse route

C’est une convention bien établie que les journaux modifient les titres, ajoutent des sous-titres dans le corps des textes, et procèdent à des corrections mineures. Au titre envoyé par LSM (Le Code Noir des poètes – De « la vulgate sala-molinienne » à « la chape de plomb du sala-molinsisme ») a été notamment substitué le titre suivant, qui est bienvenu, complété d’un chapeau et de sous-titres.

Parmi d’autres, deux lectures de l’histoire de la codification de l’esclavage des Noirs sont
en cours. Accompagnant dans Le Code Noir ou le calvaire de Canaan l’exhumation en 1987
(PUF, l’édition en cours est la douzième) du Code Noir, l’une d’elles confronte cette codification aux idéologies de son temps, Grand Siècle, Lumières, Droits de l’homme et du citoyen, Révolution, République, Empire, Restauration et j’en oublie, en analyse et pondère chaque article, s’attarde sur les comportements des maîtres, insiste sur la licité scandaleuse de l’esclavage, la condamne en bloc et parle de « monstruosité juridique ».
L’autre la renvoie à l’histoire de la production des lois, en souligne les bienfaits – le Code Noir
« établit une médiation entre le maître et l’esclave » (Dahomay, Dorigny, Harouel, dans Le
Monde du 11 juillet, et par ailleurs Niort)-, en observe les rigueurs, mais déplore surtout les
effets pervers de son irrespect par les colons : « Ce n’est pas tant la loi – y compris celle du
Code Noir- qui pose véritablement problème, mais la difficulté qu’elle a eue à exister effectivement et à être respectée dans les faits et les pratiques », écrivait l’historien Jean François Niort en 2013.

En mai 2015, ce même auteur demande à la Présidence de la République que le Code Noir
soit qualifié par une loi de « monstruosité juridique » et de « crime contre l’humanité ».
Comment s’y retrouver… La cause serait-elle entendue ? Pas sûr…

L’ « HOMME OUTIL »
Pour la première des deux lectures de cette codification, qui s’inscrit dans le sillage des condamnations antérieures allant de Diderot à Césaire, le but de Versailles est la rentabilité
des îles et, à cette fin, le maintien là-bas en bon état de fonctionnement de l’outil esclave.
Outil doué de raison, bien entendu. On connaît Aristote à Versailles. Il faut qu’on puisse tailler
au fouet l’esclave récalcitrant ou rebelle. On ne fouette pas une bêche parce qu’elle se démanche. Outil doué d’âme immortelle, cela va de soi. On fréquente la Bible à Versailles. Il faut que l’esclave récalcitrant ou rebelle dans l’en deçà craigne le feu éternel dans l’ au-delà.
Outil doué de corps périssable, naturellement. On a de la science à Versailles. Pour qu’il serve à quelque chose, il faut que l’outil esclave mange, dorme, se couvre. Autrement, il se détraque, s’abîme et n’est bon qu’à jeter. Beau gâchis, au prix des « pioches » au marché.
Outil sexué, par bonheur. Le sexe, on connaît à Versailles. Par le maître lui-même l’outil esclave peut être ensemencé. Avec son autorisation, les outils peuvent se marier et produire de petits outils qui grandiront, doués de raison, d’âme immortelle, de corps périssable, sexués.
Qui naîtront sur place et bonifieront le cheptel et l’atelier, mettant l’escarcelle du maître à l’abri de la loi impitoyable du marché aux esclaves et lui permettant en même temps de l’approvisionner et d’en tirer profit. Outil doué de volonté. Qui peut être mauvaise. Qui peut conduire l’outil à se révolter et, qui sait, à marronner [à se mutiner]. Il sera repris. Versailles a judicieusement prévu jusqu’au moindre détail les rituels à observer – marquage au fer rouge, amputation des oreilles, du jarret, pendaison quand des hommes et des chiens auront rattrapé le marron. Tout cela, et j’en passe, est dans le Code Noir.

En le donnant à lire, en dénonçant sa longévité et son enfouissement séculaire dans l’oubli par les historiens de métier, je croyais faire œuvre de salubrité publique. A l’évidence, j’avais tort : contre la véritable histoire de son bel allant juridique, j’installais, le temps aidant, la « dictature du sala-molinsisme » (Dahomay, Dorigny), résultat mécanique de la diffusion regrettable de « la vulgate sala-molinienne » (Niort), véritable polluant pour ceux qui y adhèrent parce qu’ « incapables de se faire une opinion par eux-mêmes » (Niort derechef).

L’urgence aujourd’hui est de leur apprendre à distinguer la protectrice volonté royale et sa                « médiation juridique » entre maîtres et esclaves – le Code Noir des exactions cruelles, mais juridiquement insignifiantes, des maîtres y contrevenant. Qu’on en juge par l’appel publié  par Le Monde détaillant mes prétendues forfaitures, dont la conclusion grand-guignolesque fait froid dans le dos : « C’est la négation de la liberté scientifique de la recherche, laquelle exige que soit secouée la chape de plomb du ‘sala-molinsisme’ ».

« MONSTRE JURIDIQUE »
A l’inverse de mes détracteurs, qui semblent avoir un faible pour le rouillé des brocards et
l’émoussé des insultes, je tiens que chacun est capable de « se faire une opinion » par lui-même et formule le vœu que l’échange intellectuel prime pour que la sérénité advienne. « Dictateur », je risque d’y perdre mon latin. « Monstrueux » ou pas, le Code Noir ? Cela dépendrait-il des calendriers politiques « métropolitains » et « coloniaux » et des états d’âme contradictoires qu’ils provoquent ?  En ce qui me concerne, j’assume aujourd’hui pleinement, totalement ce que j’écrivais à propos de ce « monstre juridique » il y a déjà une trentaine d’années, bien avant la discussion, le vote et la promulgation de la Loi Taubira à propos de la traite et de l’esclavage des Noirs.

Quant au Code Noir comme « médiation » entre l’esclave et le maître, médiation qui serait la clé de ses aspects positifs… Il n’y a pas si longtemps, la gauche de chez nous opposait une belle levée de boucliers à la promulgation d’une loi imposant qu’on apprît dans nos écoles et nos lycées « les aspects positifs du colonialisme ».  Je n’ai pas souvenir que des historiens de gauche aient dénoncé alors l’esprit dictatorial de cette opposition ou qu’un seul, parmi eux, se soit émerveillé en toute neutralité du caractère « médiateur » de la loi française dans les transes criminelles de son déclin entre le soldat français et le fellagah, entre la « corvée de bois » ou la « gégène » et les témérités héroïques d’un droit algérien en train de naître. Mais j’y pense soudain.  Plutôt que des approches scientifiques et rationnelles d’un objet historique, ces façons de dire et médire, dédire et contredire ne seraient-elles que des variations poétiques sur l’image tragique du Noir esclave, meuble, affranchi, fouetté jusqu’à l’os, promu, amputé, pendu au caprice juridique et magistral à la fois ? Charme infini de l’imagination à l’œuvre, tous les excès sont pardonnés aux poètes.

Louis Sala-Molins, Professeur émérite à l’Université Paris-I
Philosophe et essayiste catalan; il a aussi publié Le Dictionnaire des Inquisiteurs: Valence 1494 (Galilée, 1980)