À Nouakchott, Ould Mekiyine descend chez Hammam Fall. Ils sont régulièrement rejoints par Mohammeden Ould Sid Brahim. Ils constituaient un haut conseil de la poésie populaire hassanophone. Au-dessus du cinéma Elmouna, là où logeait Hammam, quand ils débutaient leurs soirées poétiques, ils replongeaient dans leurs souvenirs, au point d’oublier complètement la réalité du moment présent.
Dans l’interview d’Ould Sid Brahim, ce dernier affirme avoir collecté l’équivalent de 330 heures d’enregistrement de poésie populaire hassania. Il m’a affirmé également en avoir mémorisé l’essentiel. À travers les ondes de Radio Mauritanie, Mohameden Ould Sid Brahim anime régulièrement des émissions récréatives très suivies sur la poésie populaire, souvent à la voix et au son de l’ardine de l’une des grandes artistes, notamment Ammache Mint Amar Tichitt ou Mounina Mint Eleya, la mère du célèbre compositeur Sseimali Ould Hemmed Vall.
Les gens ont l’habitude d’exagérer l’âge de Ould Sid Brahim. Alors que Mohameden Ould Sid Brahim devait appartenir au même groupe d’âge que ses deux amis Cheikh et Hammam. Le premier mentionne la date de naissance qui figure sur sa pièce d’identité: 1906. Et lui, pense être plus âgé que cela. Ould Sid Brahim déclare que son père, pour accélérer sa maturité, lui avait interdit d’accompagner de manière systématique des jeunes de son âge. Ce qui l’avait amené à intégrer, alors qu’il était encore adolescent, le monde des adultes. D’après lui, c’est ce qui avait brouillé ceux qui cherchaient à connaître son âge réel.
Le festin de Elmelik Hammam
Dans l’interview avec Hammam Fall, celui-ci se glorifie d’avoir été garçon chez des colons français de Saint Louis du Sénégal. Il ne portait pas encore le surnom de « Mélik, roi ». Il raconte qu’un jour, son patron revenu d’une partie de chasse, lui ramena un gros lapin. Il lui demanda de lui préparer un bon dîner pour des hôtes, venus de France. Hammam se mit à cuisiner le lapin. Il s’y appliqua au point de le brûler. Il ne savait plus que faire. Il s’assied sur le seuil de la maison, tenant sa tête entre les mains, complètement abattu.
Brusquement, un gros chat, qui ne cessait de le déranger, passa devant lui. Une idée traversa sa petite cervelle, et puis il sauta sur le chat et le maîtrisa sans aucun ménagement. Il était décidé à ne pas le rater, même au prix de profondes blessures de ses griffes acérées. Il l’égorgea, le dépouilla et le cuisina à la place du lapin. Il avait tenu à faire disparaitre le moindre indice du chat. Peu après le patron rentra, accompagné de ses hôtes. Aussitôt il leur servit cet exceptionnel repas. C’était succulent. Ils l’ont tous bien apprécié. Le patron félicita Hammam et le récompensa pour ce dîner, décidément pas comme les autres. Le lendemain, alors que Hammam se trouvait dans sa cuisine, le patron y fit irruption, furieux et portant une patte du chat. Il se mit à gifler Hammam avec et à l’invectiver: « Espèce d’imbécile ! Tu nous as fait manger du chat ! » Hammam fut licencié sans droit.
L’érudit des Écoles Al Valah
J’ai eu également à interviewer Elhaj Mahmoud Bâ, le fondateur des Ecoles Elvallah, les célèbres écoles arabes qui furent à l’origine de l’alphabétisation de milliers de petits enfants et de la formation en arabe des centaines de cadres et Vaghihs du pays et des pays environnants. Dans son interview, Elhaj Mahmoud Bâ m’a rappelé son farouche combat pour défendre ses écoles arabes contre les tentatives du colonisateur visant à limiter leur audience. C’est ainsi qu’il avait réussi à envoyer clandestinement des dizaines de jeunes pour des études approfondies à l’Université Al-azhar du Caire. Elhaj Mahmoud Bâ ne croyait qu’à l’enseignement en arabe. Tout autre système d’enseignement ne l’intéresse point. Dans son combat, il va connaître la prison.
Trois grands érudits éclairés
Je me suis entretenu aussi avec de nombreuses autres personnalités de grande valeur. Citons-en les deux grands érudits, feu Mohamed Salem Ould Addoud et Hamden Ould Tah. Au temps de la prédominance de l’illettrisme et de l’obscurantisme religieux, ces deux hommes, en plus de leur collègue Abdellahi Ould Boya (ministre à l’époque), vont jouer un rôle de premier plan dans l’ouverture des esprits aux idées du progrès. À l’image des jeunes «soixante-huitards », Hamden Ould Tah, en matière d’interprétations religieuses, « interdit d’interdire ». « Les gens », disait-il, « doivent savoir que l’Islam est venu au monde pour faciliter la vie des gens et non pas pour la compliquer ».
Une certaine démocratie au sein du PPM
Au quotidien Chaab, nous allons profiter de l’ouverture affichée par le pouvoir envers ses opposants. Dans les colonnes du journal, en dehors de la politique de « réunification », la politique de guerre, on se permettait de critiquer et de dénoncer toutes les tares du système. Des rubriques furent réservées à cet effet. Dans le journal en français, nous avions une rubrique intitulée « Jouhainetou », dans laquelle on s’attaquait sans ménagement à la gestion de la chose publique. À un moment donné, elle fut confiée à une grande plume, Bouh Ould Demba, alias Beyouh, un enseignant en disponibilité. Une fois il s’en était pris à la gestion du Wharf de Nouakchott, le prédécesseur du port. Le lendemain, son directeur général, Mohamed Mahmoud Ould Mah passa très tôt dans les locaux du journal. Il cherchait, disait-il, à régler son compte à une fille, appelée Jouhainetou, qui s’était permise de tisser des mensonges sur sa gestion. Bouh, qui transpirait de peur, cachait sa petite taille derrière ses collègues pour échapper aux foudres de Ould Mah. On informa Ould Mah que Jouhainetou était encore absente. Après un bon bout de temps, Ould Mah repartit en promettant de revenir à la charge contre « cette imbécile » de Jouhainetou. Plus tard Ould Mah imposera son respect à la presse indépendante qui s’arrangeait pour le ménager afin d’éviter ses excès jusqu’à son décès tout récemment.
Les fumiers: un mal incurable de tous services
À Chaab, et plus tard dans d’autres entreprises et institutions, je découvris incontestablement le côté sublime de l’activité professionnelle, la face passionnante de l’action de presse. J’y découvris aussi les dessous sombres de l’organisation humaine du travail. Le premier responsable, le Directeur Général, le patron ou le Président Directeur Général (PDG), et même des PDG sans G, et parfois aussi des appellations à connotation policière (commissariat), chacun, tout au moins durant son exercice, se prenait pour un demi-dieu. Ce sentiment est entretenu chez lui par son entourage immédiat, des faux anges, composés souvent de petits menteurs et d’opportunistes, souvent des fils à papa dépendant de personnalités placées en haut lieu de la hiérarchie administrative ou sociale. Tout travailleur, qui par scrupules, par l’absence de couverture ou par incapacité ou scrupules à s’adonner aux faux jeux, sera éjecté de l’institution en question.
La survenue de ce genre de situation finira par gangrener l’ensemble du système pour l’entrainer en fin de compte dans un cycle permanent de crises et d’instabilité. À chaque fois, on s’agitait. On gesticulait. On parlait. On accusait autrui. On faisait semblant de chercher le mal, alors qu’en réalité on tournait en rond. Toute volonté politique, visant à crever l’abcès pour extirper le mal, était totalement absente. La gangrène finira par ankyloser tout le corps pour anéantir sa motricité et finalement le détruire en entier.
(À suivre)
Boye, Addoud, Hamden et Mohamed Mahfoudh = 4 érudits pionniers dans la modernisation des mentalités