Passions d’un engagement (14): Un gouverneur d’opposition / Par Cheddad

Après la conférence, je me suis installé à Rosso comme président du comité régional du parti et représentant du mouvement MND. J’étais donc gouverneur (wali) du Trarza, ma propre région. Pourtant la tradition administrative officielle décommande ce genre de nominations. Hamadi Ould Hamadi me passa service au cours d’une courte réunion à deux. C’était un garçon d’une grande intégrité morale. Il défendait avec passion le point de vue opposé au mien. Sans pour autant parvenir à le convaincre, je réussis après quelques discussions à le dépassionner énormément. Il avait une forte influence sur son entourage, notamment sur Petit Haye, le futur grand speaker de la BBC et de Radio Mauritanie. Mohamed Yahya Ould Haye dit Petit Haye, ce gosse d’à peine 15 ans, qui s’était fait renvoyer de l’école primaire, manifestait des velléités de grande intelligence. Il va le prouver dans sa vie professionnelle.
Un autre jeune, presque adolescent à l’époque, plus connu sous le nom de Nahah, de son vrai nom Abdellahi Ould Mohamed, l’actuel secrétaire général de la CGTM, principale héritière de la tradition de lutte de l’UTM, va émerger très tôt de l’entourage du mouvement politique à Rosso. Il était le pur produit du mouvement syndical des années 70 à commencer par le Comité d’Action Ouvrière (CAO), qui va donner son nom à son premier président, Ladji Traoré dit Cao. Pour moi, le nom de ce dernier est lié aux noms des deux intimes amis à lui: feu Sid’Ahmed Ould Ndeylla et Boubakar Ould Messaoud, l’architecte, et futur fondateur de SOS-Esclaves.

Les tournées du wali
Pendant quelques mois, je ne cessais de faire la navette entre les différents départements du Trarza, surtout entre Rosso, Boutilimitt et Mederdra, là où nous étions le mieux implantés. À Boutilimitt, où on m’appelait publiquement Cheikh, je descendis chez le camarade Mohamedou Nnaji, directeur des études du collège de Boutilimitt. Là, un cercle de connaissances, composé de sympathiques camarades et amis m’entourait. Parmi eux, citons feu Sidiya Ould Cheikh, Abdellahi Fall et sa femme Marième Touré, Ouleydane, feu Ssadatt, Haja, la sœur de Mohamedou Nnaji, la mignonne, feue Khaddi Mint Sangoura, Mahjouba Mint Ssalek et son dynamique frère, feu Mohamed Ould Salek, les grands artistes feu Mohamed Ali et Elbou Mhaijib, pour ne citer que ceux-ci.
À Mederdra, je descendis chez les Khoubah, les parents du grand militant du mouvement, feu Ahmed Ould Khoubah et de sa sœur, la belle et sympathique, feue Mint Haybilti, mère du jeune Ahmed Ould Cheikh du Calame sœur de l’ancienne militante du CC des jeunes filles de Nouakchott, Vatma Mint Khoubah. Une fois, après une longue séparation, elle fondit en larmes lorsqu’elle m’aperçut chez les Ichidou, venant en ce moment d’Akjoujt. Elhassène Ould Taleb et Ahmed Salem Ould Elbeyidh, appuyés par d’autres jeunes comme le sympathique Brahim Diakhité, encadraient l’activité du mouvement à Mederdra.

Le médecin aux pieds nus chez lui
Je profiterai de mon séjour à Rosso pour rendre visite aux parents. Depuis 1971, je n’avais jamais posé pied chez eux. Mes deux chers grands-parents, Kaaina et Bou, décédèrent en mon absence, la première en 1972 et Bou en 1973. Ma disparition pendant de longues années de la vue de Kaaina aurait certainement contribué à la fragiliser. Je surpris les parents par une visite d’une semaine au mois de février 1975.
Durant cette semaine, je ne connus pas de repos. Du matin au soir, je passais mon temps à soigner les gens et surtout à leur faire des injections. Je vais encore quitter les parents jusqu’ en 1980, c’est-à-dire 5 ans encore. À Rosso, je me chargeais en même temps de la tâche de « médecin aux pieds nus », une tradition inspirée de la Révolution culturelle en Chine. Partout dans le pays, on formait des camarades, généralement des responsables, aux soins médicaux primaires. Ils étaient chargés de prodiguer aux amis malades les soins primaires. Seuls les cas graves étaient envoyés aux centres médicaux.
À Akjoujt, je m’entraînais à administrer des injections, à panser les blessures légères et à distribuer les comprimés d’aspirine ou de charbon (carbophos). Notre formation était assurée par l’infirmier major, notre camarade feu Ramdhane, de Boghé. Ma deuxième injection, une intramusculaire, je me la suis administrée moi-même.

L’erreur médicale
Une fois, un camarade, Lemrabott Ould Bouh, à la suite d’une forte fièvre, m’administra une injection avec du Quinimax. Son matériel était probablement mal chauffé. La piqure s’infecta donc. Elle me causa par conséquent une forte fièvre. Malgré cela je voyageai avec. Je fus à Boutilimitt, puis ensuite à Nouakchott. J’empruntai la route Boutilimitt-Nouakchott, un après-midi bord d’une Land Rover station appartenant à Radio Mauritanie. Le couvert végétal était encore assez dense. La piste n’était pas encore bitumée. Elle était particulièrement difficile parce que systématiquement sablonneuse. Il fallait une dizaine d’heures pour la traverser et uniquement dans un tout-terrain. De Nouakchott à Boutilimitt, la piste, 150km, était parsemée de dunes élevées séparées par de fortes descentes sous forme de Gouds. Après son bitumage, on prêta aux Idab Lahssène, une tribu connue pour son grand sens de l’humour, d’avoir qualifié, ce tronçon de la route de l’Espoir, de deux routes de fait: « une route là-haut, et une route en bas, chacune mesurait à elle seule 150 km ».

 

La douloureuse marche forcée
À 15 km de Nouakchott, notre véhicule tomba en panne d’essence. C’était vers le crépuscule. Aucun secours n’était possible avant le lendemain matin. La piste, très difficile, était peu fréquentée, surtout la nuit. Comme on manquait d’eau et que j’étais encore recherché, je pris la décision réaliste de faire le reste du chemin à pied, en dépit d’une forte fièvre. Je traînais aussi la jambe droite, infectée par l’injection, et qui me faisait souffrir énormément. Sur une dizaine de kilomètres à partir de Nouakchott, le terrassement était déjà préparé pour un début de bitumage de toute la route. Je marchais donc difficilement.
À plusieurs reprises, effrayé par le bruit de serpents à travers les herbes sèches, je tombais en essayant de fuir les méchantes petites bêtes. J’avais avec moi un sachet plein de comprimés d’aspirine. Je l’avais consommé entièrement, et sans eau. C’était une raison de plus pour m’engager dans l’aventure de la marche.
Tard dans la nuit, je rentrai cahincaha à Nouakchott. Je me dirigeais dans un état lamentable chez les Zeine, les parents de mon ami, Mohamed Abdellahi dit Petit Zeine. Sa grande sœur, Mariem, me reçut comme elle l’aurait fait avec son propre frère. Le lendemain, le camarade Mohamedou Nnaji m’amena d’urgence à l’hôpital national.

L’opération chirurgicale clandestine
Le docteur Camara, premier chirurgien du pays, sympathisant du mouvement, devait traiter mon abcès. Il décida une opération d’urgence. D’après le docteur, sans mon jeune âge, je n’aurais pas résisté à ce genre d’abcès. L’opération fut effectuée sans que j’aperçoive le visage du Dr. Camara. Un groupe d’européens, hommes et femmes, procéda à mon anesthésie. Camara expliqua à Nnaji qu’il avait évité sciemment de se faire voir avant mon anesthésie, puisque leurs patients n’étaient pas encore habitués à des visages nationaux pour effectuer des opérations chirurgicales. Ils s’inquiétaient s’ils ne voyaient pas de visages de toubabs. Ce qui était psychologiquement très grave avant une anesthésie. Environ un kilogramme de pus fut extrait de ma fesse infectée. En dépit de la gravité de l’opération, je rejoignis, pour des raisons liées à la clandestinité, aussitôt la ville. Je descendis chez lez Moustafa Ould Abeidrrahmane dit Ben Lemine, à la Medina R. Je devais recevoir dans ma fesse indemne 30 injections de Bi pénicilline. Ainsi, je me suis trouvé dans l’obligation de soigner les effets d’une injection par 30 autres injections. Et si elles s’infectaient toutes ?!

La 30ème injection
Un ami  du nom d’Abderrahmane, un camarade à nous, médecin formé en URSS, venait tous les jours chez les Ben Lemine pour mes injections. Il s’était absenté le dernier jour, c’est-à-dire le 30e. Le camarade Hassen dit Petit Hassane, en formation en médecine en France, ne cessa de critiquer la formation faite en URSS, de son collègue et ami Abderrahmane. Il proposait toujours ses services pour effectuer mes injections. Ce que j’avais toujours refusé. Ce jour-là, j’étais dans l’obligation de devoir les accepter, puisque Abderrahmane s’était absenté. En manipulant avec une certaine maladresse le mécanisme d’injection, Petit Hassène, futur Dr Hassène, brisa le tube, gâchant définitivement ma derrière injection. Avec d’autres amis présents, on le tourna en dérision avec humour.
Mme Ben Lemine, Nancy Abeidrrahmane se chargea de me changer quotidiennement les pansements. Elle veillait sur moi, en m’engueulant s’il arrivait que je sorte à son insu. Elle me disait, dans son Hassania encore imparfait: « Inti chwaada !… », Pourquoi tu sors, en mettant « tu » au féminin en Hassania. Nancy Abeidrrahmane, une femme de grande valeur, polyvalente dans sa formation. On disait qu’elle était titulaire de plusieurs diplômes. À plusieurs reprises, les autorités recouraient à ses services pour trouver des solutions à des problèmes techniques rencontrés par l’usine de désalinisation de l’eau de mer, la source principale d’eau courante, à ce moment-là, pour la consommation en eau des populations de Nouakchott.

Une femme prodigieuse
Nancy Abeidrahmane était également aussi une femme de ménage hors pair. Elle initiait les femmes du mouvement aux techniques de tissage, de la couture et de la cuisine. Je me rappelle qu’une fois lors de mon séjour chez elle, durant ma maladie, Nouakchott avait vécu à quelques reprises des périodes prolongées de pénurie de viande rouge. Les animaux domestiques furent décimés par une longue décennie de sécheresse. Les viandes rouges disparurent des marchés. À l’époque, en Mauritanie, il était inimaginable d’envisager un repas sans viande rouge. Chez les Abeidrrahmane, les Ben Lemine, comme on les appelait, avec Nancy, je ne cessais de manger des repas succulents, sans aucun morceau de viande rouge.

Le service amical d’un ami d’enfance
Des parents me rendirent visite chez les Ben Lemine. Parmi eux, mon très cher ami, Mohamed Ould Sambeini dit Mohamed Keine. Il m’avait amené une caisse de bouteilles de lait. Il travaillait en ce moment comme manœuvre-livreur à la SOBOMA.
Ça devait lui coûter la moitié de son petit salaire. Considérant son sérieux, son patron lui avait proposé une fois une bonne promotion. Malheureusement, son niveau l’avait empêché de profiter de cette offre, puisque la tâche qu’on voulait lui confier exigeait un minimum d’étude, surtout en français. Heureusement peut-être pour lui, puisque s’il était en mesure de la remplir, il serait certainement encore aujourd’hui confiné dans un petit boulot de petit gagne-pain, alors que son très bas niveau lui avait servi de stimulant pour devenir le premier homme d’affaires de notre collectivité. D’ailleurs sans l’encadrement de près de mauvais compagnons (à la fois internes et externes) il aurait, pourquoi pas, accédé au rang de premier patron du patronat national.

L’histoire du gardien d’église
On raconte, qu’au cours d’un entretien avec la presse, le chef du patronat d’un pays arabe voisin, considérant son analphabétisme, va surprendre une fois son auditoire par la qualité de ses réponses. Pour l’occasion, un journaliste lui demanda qu’est-ce qu’il serait devenu s’il n’avait pas été illettré. Il répondit: « je serais un gardien d’église ! » Il rappela que tout jeune il avait participé à un test de recrutement des gardiens d’église et que son nom n’avait pas été retenu à cause justement de son illettrisme.
(À suivre)

Source : Le Calame