Passions d’enfance : Avant de tout oublier (12) / Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

Mon propre groupe d’âge: « Leghvala »

Une vie d’aventures

Concernant notre groupe d’âge, ayant pour nom Leghvala, il est composé d’une dizaine de gamins: deux Ahmed Salem, mon propre prénom est aussi porté par Ahmed Salem Ould Ahmeimid dit Bbaatou, décédé lui aussi récemment des suites d’une longue maladie. Bbâatou est le diminutif certainement d’un autre diminutif, Bbâa, qui était le surnom familial de notre grand-père commun et dont nous portons tous le nom, Ahmed Salem Ould Boushab ; deux Mohamed: Mohamed Ould Mahmoud dit Mohamed Keine et Mohamed Ould Ebyaye ; deux Mohamdi: Mohamdi Ould Cheibou et Mohamdi Ould Mohamdi ; malheureusement tous les deux Mohamdi sont maintenant décédés. Quatre à cinq autres bambins peuvent être ajoutés à notre groupe d’âge. Citons d’abord parmi eux, Gueidiatt Ould Salem Ould Chaabane, l’ainé du groupe ; surnommé «Gaboune », l’hyène, à cause de son robuste physique malgré son très jeune âge, prenant en compte surtout sa suprématie sur l’ensemble du groupe et la terreur qu’il inspirait à chacun de nous. Il mourra plus tard à Abidjan des suites d’une obscure maladie.
Le petit OuldLlaak et Mhaimid constituent, les pauvres, des cobayes sur lesquels Gaboune ne cessa d’expérimenter de multiples formes de torture. Aussi Gaboune n’a pas toujours été un « malfaiteur ». Une fois il a sauvé de justesse deux d’entre nous de la noyade. On barbotait dans les eaux du lac Rkiz en pleine crue en ce moment, dans l’emplacement des champs de maïs de l’année précédente. Au retour, au niveau du marigot de « Chaara » (chaara: la cible ou la marque), nous avons perdu le passage à gué normal, traversable à gué que nous avions emprunté au départ. Chaara est une construction au milieu du lit du marigot doté d’appareils servant à jauger le débit de l’eau. On ramassait les épis de maïs, régénérés suite aux inondations. Malheureusement nos parents ne consommaient pas du poisson.

L’eau, peu profonde, nous laisse voir tout un tapis de poissons de diverses tailles, de diverses formes et même de diverses couleurs. On avait de la peine à trouver le moindre espace vierge où poser un pied à cause des va-et-vient des poissons. On était à peu près cinq. Croyant avoir trouvé le bon passage, nous nous enfonçâmes dans le marigot.

Subitement, deux d’entre nous se mirent à crier au secours, appelant nommément Gaboune, considérant qu’il était en ce moment le meilleur nageur parmi nous. Quelques années plus tard, Mhaimid, Sid et moi nous battrons tous les records. Nous serons rejoints par un outsider appelé Mohamed Ould Beyah qui a failli nous dépasser tous en matière de nage. Les deux malheureux étaient Mohamdi Ould Cheibou et Mohamed Keine, les plus nuls dans ce domaine. Emportés par le courant, ils jetèrent leurs boubous et leur moisson de maïs. Ils se tenaient par les bras et chacun essayant d’enfoncer l’autre dans l’eau pour se reposer dessus. Rapidement Gaboune s’élança vers eux. Il les poussa vers le rivage pour les mettre hors de danger. Il put récupérer le boubou de Mohamdi. Mohamed Keine était resté nu, blotti au bord du marigot comme un poussin trempé dans l’eau glacée. On n’avait pas de solution pour lui. Chacun ne possède qu’un seul habit. Brusquement notre petit ami OuldLla apparut à l’horizon. On le dépouilla de son petit boubou pour le filer à Keine.


Des marques indélébiles

Aussi, notre « Gaboune » n’était pas le seul à posséder sa propre distinction. Presque chacun de nous portait sa propre marque. Mohamdi Ould Cheibou, handicapé durant les deux tiers de sa vie par une maladie mentale, se caractérisait par sa petite taille et son courage débordant ; le grand-père Bou l’appellait « Zoueiki », louant souvent sa grande disponibilité par rapport à nous autres pour effectuer les petites tâches qu’on confie habituellement aux enfants.

Une fois, il s’était porté volontaire pour rentrer dans un puits bétonné (Lemteyine au nord du lac Rkiz), long de plusieurs dizaines de mètres pour retirer un « delou », récipient en cuir de bovins servant à puiser l’eau du fonds appartenant à feu Beb, son grand frère. Cheinoun et Bani, des jeunes du groupe d’âge Lajwad, beaucoup plus âgés, fuirent lorsqu’on leur demanda de descendre dans le puits pour effectuer la même tâche. Mohamdi Ould Cheibou, affaibli par sa longue maladie mentale, est décédé en 2013 au cours d’une exceptionnelle canicule. J’avais un attachement particulier pour lui. Sa mère Marième Mint Ehbeyib était la fille de Hbeyib Ould. Ahmed Salem, le grand frère du grand-père Bou.

Je perds souvent des larmes quand je pense à lui. Mohamdi Ould Khliva Ould Mohamdi était un jeune de grande taille et assez élégant. On l’accusait souvent d’être un froussard alors qu’il est mort il y a  deux décennies d’une défaillance cardiaque sans avoir jamais manifesté le moindre sentiment de peur ou de découragement. Pourtant il se savait condamné. Il se trouvait assis lorsqu’il s’écroula, raide mort, sur son lit à l’hôpital national. C’est un « Ould Khalet Oumi: le fils de la cousine maternelle de ma mère », j’aime l’appeler ainsi, ironiquement, à la manière des gens de la Chamama, le delta du fleuve Sénégal. Son souvenir, comme d’ailleurs son sens de la farce, hérité de ses cousins paternels, ne me quittent jamais. Sa mère, feue Marième Mint Ssaibar et sa sœur ainée, Aminetou, plus âgée que lui, étaient connues pour leur grande beauté physique dans leur jeunesse. Aminetou, elle aussi, est « Mint Khalet Oumi: la fille de la tante de ma mère ». Pour avoir la paix avec Aminetou il ne faut jamais lui parler d’une autre femme, sous les cieux, jugée plus belle qu’elle.
Mohamed Keine, maigrichon et de constitution fragile, mais capable de dépecer, en un laps de temps, à l’aide de ses ongles acérés, n’importe quel adversaire qui s’aventure à l’attaquer.


“Benweybatt”

Mohamed Ould Ebyaye, on lui enleva très tôt huit de ses dents de lait (4 en haut et 4 en bas). On l’appelle « Benweibatt: l’homme aux canines ». Seules ses canines apparaissent quand il se met à rire, les yeux fermés, comme un con. Après moi, il fut le seul à avoir bénéficié d’une berceuse. Mint Tayah, une femme originaire de Taguilalett, aimait le provoquer pour le faire sourire et voir sa petite gueule édentée ; elle a l’habitude de le cajoler avec une berceuse composée uniquement d’un seul vers: « Ould Ebyaye…. Chebibew Kemaye: Ould Ebyaye, à la fois charmant et grand fumeur ».

Le souhait de Mint Tayah sera exaucé: Ould Ebyaye sera effectivement un grand fumeur, à la fois charmant et charmeur. Fumer le tabac était considéré comme un signe de galanterie et de virilité. Un jeune homme qui ne fume pas était considéré comme un diminué.
Parmi le groupe, citons aussi, Sid Ould Meyloud et son cousin feu Mohamed Vall Ould Elemine. Ce dernier, né au Sénégal, de mère étrangère à notre collectivité, s’est ajouté à notre groupe. Il fera plus tard l’école de Beirtoress, non loin de Mederdra chez une cousine à lui. D’autres frères jumeaux, venus d’ailleurs, vont s’ajouter plus tard au groupe d’âge. Il s’agit d’Elaabaass et d’Ahmed Salem (alias Deigdag), tous les deux fils de Mbarek. Le dernier porte le nom du grand-père Ahmed Salem Ould Boushab puisqu`il s`est révélé que sa grand-mère maternelle aurait eu une fille de ce dernier.

D’autres gosses comptent également parmi le groupe comme Illoul dit Elghaber, esclave de par son statut, mais jalousement attaché à sa liberté, il imposait son respect à tout son entourage. Je n’oublierai jamais ses propos quand il affirmait qu’il préférait ne pas naître si le destin le prédestinait à être esclave. Il était l’un des joueurs les plus talentueux de Dhamett avant d’être frappé par une cécité à vie. Il était le cousin de Mahmoud Ould Cheibani dit Mhaimid. Vient ensuite Mohamed Ould Salek, alias « Azguère », allusion à sa coiffure d’enfance consistant à se raser le pourtour du crâne et à laisser une touffe ou « Zigrara » au-dessus. Par le nom Bouzigrara (l’enfant portant la Zigrara), on le distinguait d’un autre Mohamed Ould Salek, dont la coiffure ressemblait à notre coiffure commune: le « Tibiib » ou une crête recopiant presque intégralement celle du coq. Mhaimid, intelligent, mais craintif et indécis, n’avait rien hérité de la fougue et de la force de caractère de sa mère, Ssalma Mint Cheibani (ses amies l’appellent Guermouaa). Comme elle, il est aussi un grand nageur.

Guermoua, selon les gens qui l’ont connue dans sa jeunesse, traversait facilement à la nage tous les marigots et affluents du lac Rkiz. Elle était connue aussi pour son élégance. Cheikh Ould Mekiyine l’appellait « Alhamra », faisant allusion à son teint rouge vif. Elle est décédée récemment presque centenaire. Apprenant son décès je n’ai pas pu m’empêcher de laisser couler plusieurs perles de larmes. Et pourtant au décès de ma mère, aucune larme n’avait coulé.


“OuldLlaa”

Un autre ami d’enfance, Mohammed Mahmoud OuldGueidiatt, alias OuldLlaak, un peu moins âgé que nous, s’était accroché à notre groupe faute d’un groupe d’âge approprié. Jusqu’à son décès il y a quelques années,  à plus de 60 ans, il conservait  intact son caractère et son comportement d’enfance.

En 1961, Mohamedeine, un grand propriétaire de bétail, de bovins surtout, célèbre pour sa langue fourchue, cite OuldLla (diminutif du diminutif OuldLlaak) en premier lieu, parmi « les trois enfants », jugés par lui, parmi les plus atypiques de l’époque. Les deux autres sont Tkeikima, une femme d’âge moyen, d’apparence attardée, et Lembeirima, sa propre petite fille. Mohamedei, raconte, qu’il venait juste de remplir sa petite bouilloire d’eau du marigot. Au moment où il s’apprêtait à repartir, OudLlaak, OuldLla, qui se baignait avec des amis (j’en faisais partie), sortit précipitamment de l’eau. On observait la scène. Il s’approcha, tout nu, de Mohamedeine en lui disant: «Mohamedeine, donne-moi à boire ! » Sans attendre de réponse, OuldLla attrapa le goulot de la bouilloire du vieux et se mit à boire. Son « exploit » terminé, il nous rejoignit dans le marigot. Parmi nos amis, citons aussi Ayoub, un jeune esclave de Mohamedeine qui lui sert de gardien de troupeau d’ovins et de caprins. J’étais particulièrement lié à lui. Il habite chez sa cousine paternelle, Ssalma Mint Ramdhane, la belle voix des parties de « Bendja » ou occasions folkloriques. Ssalma est une esclave appartenant à la grande famille d’Ehel Ehbeib ; au début des années 80, la pauvre Ssalma, s’est une fois égarée. Elle fut plus tard retrouvée morte de soif.

Des amis venant d’ailleurs

Parmi les amis, citons aussi, des amis maures blancs. Il s’agit d’Ould Oumère Ould Beybatt et Elmoctar dit Nnani. Leurs propres parents ont vécu longtemps chez nous avant de quitter définitivement pour s’installer chez leurs cousins à Taguilalett. Je crois que ces familles maraboutiques rejoignent souvent leurs parents à Taguilalett pour des raisons non déclarées: quand leurs filles atteignent la majorité, elles choisissent de se rapprocher de leurs cousins paternels pour trouver des conjoints parmi eux. Ce qui leur réussit souvent. D’ailleurs, est-ce un hasard ? Leurs filles, natives de chez nous sont généralement plus  belles. Citons parmi elles et en vrac: nos deux parentes, les sœurs Bowba et Aichetou, les petites filles d’Atouha, Ndjaya, feue Mmaaraif, Touta, feue Mmey, Taymene et même feue Touvla, plus âgée que les premières.

Le travail d’enfants

En dehors des moments de sommeil, au niveau du groupe d’âge, notre temps est entièrement rempli. On participe pleinement aux diverses activités des parents. Nous servons d’apprentis dans toutes les activités économiques: le gardiennage et la traite des bêtes laitières, vaches, moutons et chèvres. Nous sommes partie prenante dans les différentes phases du processus agricole et dans les sorties en brousse pour la cueillette de la gomme ou des jujubes. Pour bien nous entrainer aux rigueurs de la vie quotidienne, on nous empêchait souvent de porter des chaussures.

Si l’un de nous demandait des chaussures pour exécuter une tâche donnée, il reçoit immédiatement une claque. Pourtant les forgerons fabriquent des chaussures d’hommes en cuir travaillé de grande qualité pour tous les âges. Les miennes étaient souvent fabriquées par Mohamed Vall Ould Alioune dit Vall. Les femmes portent des chaussures en bois léger.
On organisait des sorties en brousse, souvent en pleine forêt et sans but déterminé. Armés de nos bâtons, on sillonne tous les alentours du campement. En brousse, les bâtons sont les meilleurs compagnons. Avec un bâton on se sent pleinement en sécurité. On pratique toutes les variétés de jeux, parfois des plus risqués. On travaille l’argile: on en fait des troupeaux de bovins. Les mêmes troupeaux on les fait aussi avec les coquillages et les nombreuses pierres multicolores dans notre Aftout, cette zone appelée Awertaile. Comme les gazelles étaient encore nombreuses à l’époque, on réunit un grand nombre de leurs rotules (Dghougha) pour jouer une sorte de lance-poids. On faisait des séances de courses entre nous.

On organisait des courses d’animaux: les ânes, les jeunes bœufs, puis les chevaux. On pratique aussi le jeu des Tisons. En pleine nuit obscure et étoilée, l’un d’entre nous saisit un tison à toute vitesse s’en alla pour le hisser sur une élévation la plus éloignée possible. Il retourna aussitôt. Quelqu’un d’autre reprit son chemin afin de le ramener. Un autre s’en empara pour l’éloigner encore davantage et ainsi de suite. Une façon de cultiver le courage, une qualité indispensable en brousse. On s’alimente des fruits sauvages. Quand nous sommes épuisés, on retourne au campement.

“La Sallala”

On passe dans les villages peuls pour prendre du lait caillé (appelé Kossam Kaadam). Une fois, de retour au campement, après une longue sortie, les parents, des femmes essentiellement, me demandèrent les raisons de notre retard. Ils espéraient surtout savoir si nous n’avions pas été dans tel  village peul. Je répondis oui. Ils espèrent qu’on n’a pas été dans la case d’une telle vieille peule. Je répondis oui. « Elle nous a donné à boire », ajoutai-je. Ils crièrent au scandale ! Ils traitent la pauvre peule de sorcellerie (sallala).

La sorcellerie, une croyance plutôt animiste, mêlée avec la tradition à la religion musulmane, alors que celle-ci la condamne et considère ses adeptes comme des polythéistes. Le spectacle provoqué par les parents autour de moi m’embarrassa. Quelques instants après ils oublièrent tout. Ils s’occupaient d’autre chose. Alors que moi je demeurais terrassé par leurs cris de détresse. Une fièvre m’envahit. J’attends ma fin fatale suite  à cette sorcellerie. Quelques minutes, après je tombai évanoui. J’entendis le guérisseur, je ne me rappelle pas qui était-il, si ce n’est pas Danni Ould Hmmeini, me demander qui est le responsable de tout ce qui m’était arrivé. Je balbutiais une réponse confuse: « C’est la Peule telle… » Je n’ai cessé depuis lors de regretter cette réponse puisqu’en réalité le vrai responsable de mon calvaire n’était autre que  mes parents. J’eus l’impression que les gesticulations du guérisseur me soulageaient. Petit à petit je me rétablissais.

Plus tard, après évolution, je cessais de croire à ce genre de balivernes. Je reçois à bras ouverts la pauvre vieille peule quand elle vient chez nous. Les femmes prennent la fuite jusqu’à son départ. Moi, je lui sers souvent du thé. Combien de pauvres gens ont mené une vie malheureuse parce qu’on leur avait collé cette étiquette de sorcellerie, de Sellala. Ils sont dès lors stigmatisés, isolés et parfois même battus à mort. Malheureusement un grand nombre de personnes entretient cette sottise assurant par là sa survie. Et pourtant, un paradoxe persiste, rarement on a affublé un individu de condition noble de cette étiquette.

 

(À suivre)