Une grand-mère pas comme les autres
La grand-mère Mbarkaalina dit Kaaina me rejoignit à Taguilalett au milieu de ma première année. Avec elle, on résidera chez différentes familles. Partout où on résidait, elle se mettait à fignoler son artisanat. Les commandes pleuvaient sur elle. Les gens recouraient aussi souvent à son « gzana » ou son exercice d’anticipation à partir d’un jeu de dessins sur une surface de sable. Habituellement cela se faisait à l’aide de cauris. Une fois on avait résidé chez Mariem Mint Elkory dit Mmih. Une personnalité spirituelle de grande stature, connue pour sa sagesse et sa générosité. Son fils aîné était l’interprète Sid’Ahmed Ould Yaya, le premier enseignant de Mokhtar Ould Daddah au CP1 en 1929 à Boutilimitt.
Mmih me considérait comme son petit-fils parce qu’elle avait partagé avec le père Elmoctar le lait maternel de Sid’Ahmed. Je vivais avec ses neveux Abdellahi Ould Kerim et Cheikh Ould Sid’Ahmed, les deux plus jeunes que moi, ainsi que son parent, feu Elmoctar dit Nnani, un jeune, grand et un peu gauche, natif de chez nous, mais plus âgé que nous tous. Il avait l’habitude d’arracher de force à ses deux petits parents les succulentes dattes que Mmih nous offrait régulièrement. Mmih nous confia une fois, à lui et moi, une mission chez mes parents résidents au bord de la rive ouest du lac Rkiz. Malgré qu’il me devançait de quelques années, je me suis collé à lui sans éprouver la moindre fatigue. Nous fîmes Taguilalett Dhahr-Ndir, soit 30 km, en moins de 3heures de temps. La Samoz, une marque de montre en vogue à l’époque, affichait 11 heures du matin dans le bras de feu Abdou Ould Gueydiatt, le seul homme qu’on avait trouvé devant nous dans notre petit Nezla. Il n’a pas cru à notre exploit. Il ne savait pas qu’on avait couru presque toute la distance. On ralentissait notre course uniquement lors des montées des dunes.
« L’aventure ambigüe[1] »
Tentative de retour au pays natal
Malgré mon intégration rapide, je demeurai nostalgique de mes parents. Une fois, j’ai entrainé une bande de gosses dans une aventure des plus risquées. À la veille de nos vacances de Noël, en 1961, on organisa discrètement un voyage de Taguilalett à Dkhal, le lieu de résidence de nos parents situé au sud du lac Rkiz. La bande comprenait, entre autres, Sid, Kneine, Ben Amar, Mokhtar Ould Hamnene, en plus de moi-même. Je ne me rappelle plus à quelle heure on quitta Taguilalett.
Le lac étant plein d’eau… L’un des rares passages traversables à gué se trouve à l’extrême Est du lac. On le traversa, vers midi probablement à partir du lieu actuel de la ville de Rkiz qui n’avait pas encore vu le jour. Le passage était à moitié plein d’eau, d’herbes et d’arbustes sauvages. En matière de nage, Sid et moi, nous nous débrouillons un peu. Nous n’étions pas encore de grands nageurs. Le passage choisi pouvait être traversé à gué selon des informations recueillies auprès des connaisseurs trouvés sur place.
Malgré tout on a failli, à plusieurs reprises, assister à la noyade de l’un de nos compagnons. Cette étape franchie, on fit face à d’autres difficultés. Arrivés sur l’autre rive, en face des dunes de Tinhawa, des jeunes peuls, armés comme d’habitude de leurs longs et grands coupe-coupes, se présentèrent devant nous pour s’enquérir de la situation, manifestement avec de mauvaises intentions. Je pris l’initiative de leur expliquer que nous sommes accompagnés par de grands parents qui nous suivent avec des chevaux. Ils crurent apparemment à ce fallacieux récit et continuèrent précipitamment leur chemin. Nous aussi, on continua le nôtre. Après une heure de marche, nous étions parvenus, à bout de souffle, chez des cultivateurs au bord d’un champ de pastèques. C’était une famille d’esclaves appartenant à Ahmada Ould Tolba, notable de la communauté Idawaali. Mon attention fut attirée par les corps nus des enfants de la famille d’esclaves. Tous avaient le corps complètement couverts d’une sorte de tatouage qui semblait être congénital, exactement comme des dessins figurant dans le corps d’un boa. J’avoue que j’en avais éprouvé une grande frayeur.
Le généreux marabout
Brusquement Ahmada apparut. Remarquant notre peine, il pressa ses serviteurs de cuisiner rapidement quelque chose pour nous. Sans tarder on nous présenta une grande calebasse pleine à manger, une mixture faite d’un mélange de farine de mil et de pastèque. C’était chaud et particulièrement délicieux. L’après-midi, Ahmada nous aménagea deux montures, un âne et un chameau pour nous déposer chez nous. D’après les souvenirs des amis, il réserva l’âne à Moctar et moi(les deux hartani de la compagnie) et les chameaux pour nos amis maures blancs. Moi, personnellement, je crois avec le recul qu’Ahmada, parallèlement peut-être à certaines considérations, qui étaient naturelles en ce moment, prenait aussi probablement en considération les habitudes de chacun de nous en matière de monture. Personnellement, je n’étais pas encore rôdé à monter sur des chameaux. Une fois je sautai du dos d’un chameau debout sur lequel Mohemd Elmoustafa Ould Sid’Ahmed et son frère Ahmed dit Deich m’avaient forcé à monter dessus.
Les gens de Taguilalett dépêchèrent quelqu’un pour s’assurer de notre arrivée à Dkhall. Nous avions passé de mauvaises vacances parce que nous savons ce qui nous attendait au retour à Taguilalett. Elbaràa Ould Eymine (le fils aîné du cadi), enseignant arabe, était déjà muté à Taguilalett. Il s’occupa du cours en arabe. Sa forte personnalité, son impartialité et ses ambitions modernistes avait fait de lui le directeur de fait de l’école. Il était considéré comme l’un des pionniers de la langue arabe. Partisan convaincu de l’école moderne, on lui prêtait une réplique, restée célèbre. Certains, disait-il, refusent l’école moderne parce qu’ils pensent que cela pouvait être une source de reniement de la religion musulmane. Elbaràa ne disait pas le contraire. Il leur donnait même raison. Mais, pour lui, « dans tous les cas, les jeunes d’aujourd’hui étaient condamnés au même sort et autant avoir un apostat instruit qu’un analphabète ».
Le redoutable instituteur arabe
Depuis son arrivée, le cours d’arabe avait fait un considérable bond en avant dans notre école. Comme les heures d’arabe n’étaient pas nombreuses dans le programme scolaire, Elbaràa se mit à utiliser les heures des jours fériés, notamment le jeudi. Je me rappelle d’un jeudi, où il nous avait retenus à l’école de 8 heures du matin jusqu’à 20 heures. Il s’agissait d’épuiser en une seule journée tout ce que les Arabes avaient écrit sur la conjugaison du verbe arabe. Etait seul autorisé à sortir celui qui avait réussi à passer cette épreuve. Un symbole contre le fait de parler, autre chose que l’arabe, même à la maison, était imposé et contrôlé.
Au retour de notre aventure, Elbaràa prit en charge notre punition.
Il possédait un matériel de torture aux noms terrifiants, dont une longue cravache appelée «Ebkherodj » : Couleuvre et une autre à la tête arrondie (Saoutoueleswedboukaaboura). Un jour férié, un jeudi fut consacré à la séance de torture, c’est-à-dire à la grande punition. Les cris et les lamentations fusèrent des portes et fenêtres. J’étais le dernier reçu. On me réserva un sort spécial. Je souffrais déjà de ce que subissent mes amis devant mes yeux. Je suis passé par toutes les phases. La dernière punition était le « par quatre ». J’encaissai tout sans le moindre gémissement et sans qu’aucune larme ne coula de mes yeux. Je supportais tout cela en silence peut-être parce que je me jugeais premier coupable. Mon attitude embarrassa Elbaràa : il arrêta subitement de me torturer avant de libérer tout le monde. Le soir, mon nouvel exploit fut commenté partout, entre mes amis et sous toutes les tentes du campement. Le lendemain, les élèves se ruèrent sur moi : ils me félicitèrent d’avoir fait hésiter pour la première fois les cravaches d’Elbaràa. Ce qui n’était pas une mince affaire.
Pionnier de l’école arabe, mais aussi partisan convaincu du modernisme, Elbaràa faisait partie des premiers qui avaient construit une maison et qui l’ont habitée à Taguilalett. Aussitôt il cultiva dans sa cour un jardin, le premier du genre ici. Il nous avait engagé tous à le protéger et à le défendre dans sa guerre larvée contre un petit malin déprédateur, appelé : « IbnouIrssine », l’écureuil.
Elbaràa était le père de la célèbre poétesse Baata Mint Elbaràa et du grand chercheur Yahya. Si encore mes souvenirs sont bons, Baata était la première fille à aller à l’école de Taguilalett. Elbaràa voulait donner l’exemple. Sa mort précoce au milieu des années 70 va laisser un vide jamais comblé dans sa communauté.
(A suivre)
[1] Titre du célèbre roman de l’écrivain et homme politique sénégalais Cheikh Hamidou Kane.