Quel modèle de démocratie pour l’Afrique ? Par Mohamed Vall Ould Bellal, ancien ministre et ancien ambassadeur

Avant-propos

Mercredi soir dernier, j’ai eu l’immense privilège de participer  à un débat organisé – via internet – par une vingtaine de jeunes des 11 pays riverains des fleuves Sénégal et Niger : Guinée, Mali, Sénégal, Mauritanie, Bénin, Cameroun, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Niger, Nigeria.
Ouvrant le débat, un jeune étudiant à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar a lu un coupon de presse disant ceci: « Dans une enquête Ipsos-Sopra Steria pour Le Monde réalisée ce mois-ci, 57 % des Français interrogés assurent que la démocratie fonctionne mal. Plus de trois quarts d’entre eux estiment même qu’elle fonctionne de moins en moins bien. La défiance est palpable, tout comme la demande pour davantage de participation populaire. Toujours selon la même enquête, si les Français avaient le choix entre un gouvernement « technocratique », « autoritaire » ou « participatif » comme alternative à notre gouvernement représentatif, 77 % d’entre eux choisiraient la troisième option ».
Après lui, le co-président du panel, un jeune béninois professeur d’anthropologie, ajoute connaître de grands intellectuels français qui travaillent à « réinventer la démocratie» dans leur pays en espérant l’adapter au XXIe siècle. Ces intellectuels, dit-il, affirment que « la démocratie représentative traditionnelle n’est pas l’aboutissement ultime de la démocratie, et que la France devrait aller à une démocratie participative, d’interpellation, horizontale, continue et connectée».
Au terme de son propos, et comme pour cadrer le débat, le jeune professeur s’interroge: « quel avenir pour la démocratie en Afrique si les occidentaux eux-mêmes n’en sont plus convaincus? Pourquoi les africains devraient-ils s’y accrocher? Pourquoi la résurgence actuelle des coups d’État en Afrique ? Que faire? Quelle démocratie il nous faut? Quel mode de gouvernance?
C’est au cours de ce débat que l’idée m’est venue d’écrire ces lignes.

 

La stabilité n’est pas au rendez-vous

Dans notre région, comme ailleurs sur le continent, l’alternance entre coups d’État et tentatives de démocratisation devient préoccupante. Cette alternance a rarement été aussi provocante, arrogante et insolente qu’elle ne l’a été au Gabon. À peine les résultats de l’élection officiellement annoncés par le Centre Gabonais des Élections (CGE) que le communiqué du coup d’État était déjà sur les ondes de la Radio Nationale. Ici, comme ailleurs, la raison du plus fort est toujours la meilleure. Nous savions déjà que le pendule politique africain n’a jamais vraiment cessé d’osciller entre les deux extrêmes: élection et coup d’État. Le coup d’État ouvre la voie à une élection, laquelle crée les conditions pour un nouveau coup d’État. Rien de véritablement nouveau. Chaque fois, l’armée dit vouloir mettre fin à une « démocratisation » à ses yeux défaillante et proposer une « transition » censée permettre d’instaurer une « vraie » démocratie. Et chaque fois, la  tentative de «démocratisation » est interrompue par la même armée qui était venue pour en assurer la promotion.  Ce fut le cas en Mauritanie (2005 et 2008), Guinée (2020), Mali (2021), Burkina (2022), Tchad, au Soudan, Niger (2023). Aujourd’hui, c’est le Gabon qui en fait les frais. Le Sénégal, même lui, a tremblé sous les yeux d’une communauté nationale et internationale désabusée.
Cette recrudescence de coups d’État pose de nombreuses interrogations. Pourquoi l’Afrique, après 30-40 ans d’essais, ne parvient-elle toujours pas à instaurer des régimes démocratiques stables? Pourquoi  toutes ses tentatives de démocratisation échouent-elles? D’où vient le mal? Elle aura tout essayé pourtant: la constitution, la justice, le parlement, le président, les partis, la presse, les élections, les urnes, le bulletin unique, l’encre indélébile, la liste électorale, les candidats, les campagnes, les procès-verbaux, les résultats, etc.. Elle s’est même octroyée le luxe de la limitation des mandats présidentiels, et a réalisé des cas d’alternance par la voie des urnes. TOUT EST LÀ, mais la STABILITÉ N’EST PAS AU RENDEZ-VOUS! Pourquoi? Jusqu’ici, on se voilait la face et on répondait sans réfléchir, et avec beaucoup de facilité, que le jeu démocratique était faussé en raison des fraudes et autres tricheries électorales. Mais, avec la maîtrise de plus en plus tangible du fait électoral dans la plupart des pays, cet argument devient faible. Aujourd’hui, tout le monde parle de coups d’État contre des « présidents démocratiquement élus ».

 

Inadéquation du modèle occidental

Face à cette nouvelle situation, les intellectuels africains commencent à s’interroger sur la pertinence même du « choix » démocratique occidental en Afrique. Ils s’interrogent désormais sur l’aptitude même des mécanismes démocratiques inspirés du système occidental à légitimer véritablement et durablement les pouvoirs publics en Afrique. Devons-nous continuer, en dépit des coups d’État réussis ou avortés, des crises institutionnelles et des conflits post-électoraux, à vouloir coûte que coûte « greffer » ou « calquer » un modèle d’État de type occidental dans une société africaine largement extérieure aux notions qui le fondent? Ne serait-ce pas vain (?)dans la mesure où la plupart des notions fondatrices de l’État de type occidental, comme modernité, égalité, individu, pluralisme, majorité, opposition, personne morale, lois et règlements impersonnels et applicables à tous, sont encore largement étrangers à la vision de nos sociétés à peine sorties de l’ère médiévale? Chez nous, les notions essentielles d’État centralisé et de citoyenneté sont encore en chantier, l’autorité politique est morcelée avec des relents de théocentrisme, la société est cloisonnée, fragmentée en différents segments, une diversité tribale, ethnique et linguistique, une position de naissance, une obéissance aux dogmes, une grande pauvreté ouvrant la voie à un clientélisme politique destructeur, etc. C’est dans cette inadéquation du modèle occidental qu’il faut voir l’échec des tentatives de démocratisation en Afrique. Si les formes de démocratie inspirée du modèle occidental, concentrées sur le rituel du vote, sont maîtrisées avec plus ou moins de bonheur ici et là sur le continent; la SUBSTANCE et le CONTENU de cette démocratie demeurent absents. L’idéal démocratique n’est ni porté par une adhésion réelle, ni soutenue par une volonté avérée, une raison, une culture enracinée, des traditions, une éducation, une économie, une classe moyenne, un revenu individuel conséquent, etc… C’est pourquoi, la démocratie apparaît ici comme un « produit importé » au même titre que « Gloria », ou  «Raquel » ou encore le «Fokou Diay ». Ici nous sommes dans le paradigme d’Ibn Khaldoun: « les vaincus sont portés à imiter les vainqueurs ». L’objectif visé au premier chef est d’obtenir le « satisfecit » des donateurs et autres créanciers.

 

Une démocratisation onéreuse et stérile

Une grande partie de l’élite africaine commence à dire tout haut ce que tout le monde dit tout bas: la démocratie n’a apporté aucune amélioration à la vie du citoyen, sa dignité, ses moyens de subsistance, son logement, son éducation, sa santé. Elle a, par contre, englouti des budgets énormes, ravivé des conflits et provoqué des guerres civiles. Elle a ouvert la voie au clientélisme et à la médiocrité. Le président élu investit la première moitié de son mandat à récompenser « ses courtisans », et consacre la deuxième partie du mandat à s’attirer la « clientèle » pour l’élection suivante. La recherche des flagorneurs et autres flatteurs  ne laisse de place ni au talent, ni au mérite.
À cela s’ajoute une très mauvaise compréhension de la démocratie la réduisant tout simplement au pouvoir du nombre. En l’absence de limites au pouvoir des majorités, ou d’une éthique de vote appropriée, le droit devient le droit du parti au pouvoir, qui dispose de la majorité des voix. Il en fait littéralement ce qu’il veut. Dans ces conditions, rien n’empêche un groupe d’intérêt suffisamment large et fort de former une majorité et dominer le pays. Dans un tel scénario, il n’y a plus de différence véritable entre démocratie et dictature. Au bout du compte, c’est la dictature du plus grand nombre qui se substitue  à la dictature d’un homme ou d’un petit nombre. Ici on n’est pas loin de la formule attribuée à Benjamin Franklin: «La démocratie, c’est deux loups et un agneau votant ce qu’il y aura au dîner ».
Dans un tel état d’esprit, les élections se succèdent et s’améliorent formellement, mais les résultats restent les mêmes. Certes, des alternances pacifiques au sommet de l’État se produisent, voire même se répètent, comme au Sénégal par exemple, mais l’expérience montre que la nature de l’administration ne change pas pour autant, malgré les différences d’approche et de style entre Senghor et Abdou Diouf, entre Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, et entre ce dernier et Macky Sall. En allant cahin-caha d’une élection à une autre, de mal en pis, un « coup d’État » militaire intervient. La population descend dans la rue pour soutenir le « coup d’État »; tandis que l’Occident le dénonce – s’il le juge mauvais – et menace de faire un « coup d’État » contre le « coup d’État ». Au fil des ans, nous apprenons que les élections et les coups d’État sont parfois bons, parfois mauvais. Parfois Gabon, parfois Niger! Bref, après le putsch militaire, une transition s’organise, puis une élection, puis un nouveau
putsch, etc…

 

 La concurrence des légitimités

Il est désormais clair que la légitimité des « élections » sans la légitimité des « résultats » ne suffit pas à assurer la stabilité et la pérennité des pouvoirs réputés « démocratiquement élus ». La vraie légitimité qui compte est celle de la « performance » et du « mérite » dans un contexte d’unité, de travail et de discipline.
L’ordre international ayant évolué, pourquoi les africains seraient-ils obligés de mimer l’Occident dans la forme de démocratie qu’il s’est choisie? Pourquoi devraient-ils simuler ses règles: libéralités, marché incontrôlé, partis politiques, élections, mandats, etc..? N’y aurait-il pas un autre modèle de gouvernance plus proche des réalités africaines, de l’identité, la personnalité, la culture, les us et coutumes des peuples africains?
‎‏Ces questions se posent à juste raison en ce moment où l’occidentalisation du continent est plus que jamais EN PANNE. Il est temps pour les africains de repenser par eux-mêmes l’Etat, en ayant à l’esprit que la démocratie est née chez eux. Ce sont eux qui l’ont créée dans ses règles d’ouverture, de dialogue, de consensus, de tolérance et de paix, sous “l’arbre à palabre” bien avant le CONTRAT SOCIAL de J.J. Rousseau et “DE LA DÉMOCRATIE en AMÉRIQUE” d’Alexis De Tocqueville. Ce qu’il faut à présent, c’est se la réapproprier, l’acclimater et l’adapter aux valeurs et réalités d’aujourd’hui. Le tout est d’oser se questionner, oser réfléchir et aller à la découverte de nouveaux paradigmes. Comment intégrer nos propres valeurs ancestrales dans notre modèle de gouvernance? Comment nous inspirer des méthodes de gestion des cités et des collectivités africaines qui étaient les nôtres? Nul ne peut ignorer l’apport de la tradition dans notre vie au quotidien. A longueur de journée, les sages parmi nous s’emploient à réconcilier, modérer, amortir, aider, se poser en médiateur, etc.. À cet égard, l’expérience du Sénégal est importante à méditer. Dans ce pays, cité en exemple en matière d’assimilation des valeurs de modernité, la démocratie et la paix civile, sont garanties par les « confréries religieuses », les «Imams et les dignitaires religieux ». Chaque fois que le navire tend à chavirer, c’est à Touba, Tivaoune, Kaolack  que les problèmes se règlent. Sans verser dans un passéisme stupide, comment pouvons-nous réhabiliter et moderniser le trépied du pouvoir d’antan: le « chef » (Exécutif), la « jamaa » (Conseil ou Assemblée), et le « cadi » (Justice et Médiation)?
Je sais que le simple fait de poser ces questions constitue un blasphème aux yeux de la plupart des partisans de la démocratie « simulée ». Ceux-là mêmes qui refusent de voir que l’immense majorité de la population mondiale (60%) vit avec des modes de gouvernement centralisés, stables, disciplinés et forts, dont les mots-clés sont : compétence, performance, croissance et mérite. En l’occurrence, des régimes qui donnent plus de place aux notions de « société », de « centralisme », et « d’ordre ». Le monde est en train de changer, et de nouvelles perspectives d’indépendance s’ouvrent devant nous à mesure que recule l’ordre international «unipolaire».

 

La démocratie consensuelle

Devant cette situation et face aux risques récurrents d’instabilité inhérents à la fragmentation politique et sociale en Afrique, il faut aller vers une démocratie « consociative » ou «consensuelle », fondée sur la conciliation, la concertation, le dialogue et la coopération multipartite. La recherche d’un consensus doit être – chez nous – un principe majeur de gouvernement. Qu’il soit traduit dans les textes ou qu’il repose sur des données informelles, ce principe doit être mis à l’honneur. Tous les processus décisionnels importants doivent être fondés sur le CONSENSUS, notamment pour les questions de souveraineté, et autres domaines cruciaux dans la vie de la nation. Pour le reste, et à défaut de consensus, il faut privilégier les référendums et les majorités spéciales. L’Afrique doit arrêter de céder à la « facilité » de « passer au vote » avant d’avoir cherché le consensus par toutes les voies possibles de discussion, de médiation, de conciliation et de modération. Elle doit arrêter de vénérer la quantité au détriment de la qualité, et cesser de courir derrière le pouvoir du nombre. Ainsi, elle saura renouer avec sa  culture de partage, d’entente, de coopération. Elle pourra mettre en œuvre sa sagesse, son intelligence, ses capacités de médiation, son art des concessions, et sa culture de compromis.

Source : Le Calame