“Un climat de frayeur” : en Tunisie, les migrants subsahariens stigmatisés et agressés

“Un climat de frayeur” : en Tunisie, les migrants subsahariens stigmatisés et agressésLes personnes venues d’Afrique subsaharienne sont la cible d’agressions en Tunisie depuis quelque temps.

Ces migrants, stigmatisés et “victimes d’attaques arbitraires”, tentent de retourner en urgence dans leur pays d’origine. D’autres comme Patrick*, contacté par France 24, restent sur place mais craignent pour leur sécurité.

“Actuellement, on a peur de se promener comme avant.” Patrick*, congolais de 29 ans, est arrivé en Tunisie il y a six mois pour faire des études de commerce international. Mais le climat s’est lourdement détérioré dans le pays ces dernières semaines pour les personnes venant comme lui d’Afrique subsaharienne.

C’est une intervention du président tunisien qui a mis le feu aux poudres, le 21 février : Kaïs Saïed a alors tenu un discours très dur sur l’immigration clandestine en Tunisie, appelant à des “mesures urgentes” contre les “hordes des migrants clandestins » en provenance d’Afrique subsaharienne, et dont la présence est, selon lui, source de « violence, de crimes et d’actes inacceptables ».

Kaïs Saïed a aussi soutenu que cette immigration clandestine relevait d’une « entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie », afin de la transformer en un pays « africain seulement » et d’estomper son caractère « arabo-musulman ». Selon les chiffres cités par les ONG, plus de 20 000 ressortissants d’Afrique subsaharienne vivent en Tunisie, soit moins de 0,2 % de la population totale.

Ces propos ont été condamnés par l’Union africaine, des ONG ou encore par la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples – qui a notamment dénoncé un “discours xénophobe, outrageant, humiliant à l’endroit de la communauté subsaharienne des migrants”.

Pire : depuis ce discours, les agressions se multiplient à l’encontre des personnes en provenance d’Afrique subsaharienne. Patrick, lui, a décidé de rester à l’abri depuis le 21 février pour ne pas être pris pour cible. “On a peur. Depuis deux semaines, je reste à la maison. Je n’ai pas été agressé, mais j’ai des amis qui l’ont été. Depuis que le président tunisien a fait son discours, il y a des Tunisiens qui agressent des Noirs”, explique-t-il.

Patrick vit reclus chez lui avec un autre étudiant, qui préfère lui aussi ne plus sortir dans la rue. Les deux hommes “font un effort” parfois pour faire des petites courses : “On sort juste près de la maison pour acheter du pain, du jus…dans des petites boutiques. C’est tout.”

“Victimes d’attaques arbitraires”

Saadia Mosbah est présidente de M’nemty, une association qui combat les discriminations raciales en Tunisie. Elle confirme que l’ambiance a changé dernièrement sur place : “C’est un climat de frayeur, c’est très tendu actuellement.”

Des Africains subsahariens sont la cible de Tunisiens, comme à Sfax, où quatre d’entre elles ont été victimes d’agressions à l’arme blanche dans la nuit du 25 février, ou encore à Tunis, où quatre étudiantes ivoiriennes ont été agressées à la sortie de leur foyer universitaire, comme l’a rapporté RFI.

“Les personnes subsahariennes sont victimes d’attaques arbitraires”, poursuit Saadia Mosbah. “La stigmatisation se fait par la couleur de la peau, et par conséquent même certains Tunisiens noirs se font agresser comme c’est arrivé à l’un d’entre eux à Sfax.”

La militante dénonce aussi l’influence politique du Parti nationaliste tunisien, créé en 2018 et qui vise depuis des mois explicitement les migrants subsahariens dans ses discours, que ce soit à la télévision ou en faisant du porte-à-porte.

“Des milices appartenant (à ce parti) sillonnent les rues du Grand Tunis, de Sfax ou de Médenine, ordonnant aux propriétaires de mettre à la rue tous les Africains subsahariens et aux commerçants de ne plus leur vendre de lait, de riz ni de semoule, sous peine de fermeture et de poursuites judiciaires, amendes, ou même emprisonnement”, dénoncent Saadia Mosbah et la psychiatre et écrivaine Fatma Bouvet de la Maisonneuve dans une tribune publiée vendredi 3 mars par Le Monde.

La présidente de M’nemty précise que ces Tunisiens qui agressent les personnes subsahariennes “mettent les gens dehors en gardant leurs affaires. Il y a des endroits où il y a carrément eu des maisons brûlées, des maisons pillées. Des gens qu’on voit actuellement attendre devant les ambassades n’ont plus un centime, on leur a volé leur argent.”

“On espère que ça va aller, mais on a quand même peur”

Face à ce climat délétère, une partie des migrants subsahariens présents en Tunisie se sont rapprochés ces derniers jours de leurs ambassades respectives afin d’être rapatriés d’urgence dans leur pays d’origine. La plupart, en situation irrégulière, ont perdu du jour au lendemain leur travail et leur logement.

L’ambassade de Côte d’Ivoire en Tunisie a pris en charge, le 1er mars, une cinquantaine de personnes – des familles entières, avec des enfants et des bébés – qui campaient depuis plusieurs jours aux abords du bâtiment officiel sur des matelas ou sous une bâche.

Le même jour, une cinquantaine de ressortissants guinéens sont arrivés à Conakry après avoir fui la Tunisie, le premier vol de rapatriement depuis le discours de Kaïs Saïed. « (C’est) un déferlement de haine qui n’a pas de raison », a lâché l’un d’entre eux à l’AFP après être arrivé en Guinée.

Cette fuite du pays inquiète Patrick : “On a peur, il y a des frères subsahariens qui rentrent chez eux… Et maintenant, nous qui sommes toujours là, on craint les retombées, des représailles si on reste ici.” L’étudiant en commerce international en appelle à la communauté internationale pour “sécuriser les Subsahariens restés en Tunisie.”

Lui ne veut pas partir pour le moment. “Je suis venu ici avec un objectif : étudier. J’ai payé mon billet d’avion pour venir ici, j’ai payé mes frais de scolarité… Je pourrais bien rentrer dans mon pays pour des raisons de sécurité mais ce serait moi qui serais perdant. »

“Je me sens en danger. Je suis entré légalement avec mon passeport pour venir faire mes études, mais comme il y en a qui entrent illégalement en Tunisie, on a fait une généralité en disant que les Noirs venaient s’accaparer leur pays”, conclut Patrick. “On essaie de rester optimistes, on espère que ça va aller, mais on a quand même peur.”

*Le prénom a été changé

Texte par : Jean-Luc MOUNIER

Source : France24